lun 09 juin 2025 - 18:06

Non ! Non ! Non, Monsieur Moore !

L’utopie est née sous la plume de l’écrivain anglais Thomas More au XVIe siècle, alors qu’il était tenaillé par le désir d’inventer une société au-delà de la tristesse et de l’iniquité de son temps. Indépendamment du recul que l’on peut avoir sur son projet, minutieusement décrit dans un style narratif, la possibilité d’une île y est avancée. Sur cette île merveilleuse, une autorité absolue mais éclairée règne. Ce pouvoir royal, incontesté et nécessaire, gère tous les rapports sociaux – politiques, sociaux, économiques, moraux – en application d’une raison solide.

Dans cette société idéale, une hiérarchie et une organisation justifiées par le bien commun imposent des pratiques comportementales rigoureuses à tous. Car il s’agit ni plus ni moins que d’établir, avec certitude, un retour à l’origine, à un Éden perdu et pourtant si bienfaisant. À « Utopia », la surveillance est totale : à chaque instant, à chaque moment, de la naissance jusqu’à la fin de la vie. Grâce à la règle et à la discipline, se reconstruisent des choix humains, notamment les rapports entre hommes et femmes. Ces derniers ne vont pas de soi : ils ne sont pas des données naturelles, mais toujours des constructions sociales ! Le tableau de ces rapports, extrêmement précis et détaillé par Thomas More, demeure toutefois quelque peu dérangeant pour le lecteur d’aujourd’hui. Jugez-en par vous-même !

D’abord, une saine autorité dans ce territoire paradisiaque : celle des hommes sur les femmes, des vieux sur les jeunes. « Le plus ancien membre d’une famille est le chef… Les femmes servent leurs maris, les enfants leurs pères et mères, les plus jeunes servent les anciens… les esclaves sont chargés des travaux de cuisine, ou bien « les maris châtient leurs femmes, les pères et les mères leurs enfants, à moins que la gravité n’exige une réparation publique » ». Ou encore : « Les jours de Finifête (la fin de chaque mois), avant d’aller au temple, les femmes se jettent aux pieds de leurs maris, les enfants aux pieds de leurs parents ; ainsi prosternés, ils avouent leurs péchés d’action ou ceux de négligence dans l’accomplissement de leurs devoirs, puis ils demandent le pardon de leurs erreurs. »

Sir Thomas More

Il est vrai que dans une telle société en quête d’équilibre et de perfection, il convient d’avancer avec prudence : une bonne éducation, un sens avisé, des mémentos, voire des tutoriels pratiques et efficaces constituent des atouts appréciables ! Des mariages bien préparés pour éviter quelques déboires ! « Une dame honnête et grave fait voir au futur sa fiancée, fille ou veuve, à l’état de nudité complète et réciproquement un homme d’une probité éprouvée montre à la jeune fille son fiancé nu ». Une nudité nullement exposée par plaisir, mais justifiée par l’analogie de la marchandise : « Lorsque vous achetez un bidet, affaire de quelques écus, vous prenez des précautions infinies : l’animal est presque nu, cependant vous lui ôtez la selle et le harnais de peur que ces faibles enveloppes ne cachent quelques ulcères… ».

En somme, messieurs, quand il s’agit de choisir une femme, soyez prudents, ne vous laissez pas emporter sottement par l’emballement. Ne perdez pas de vue, comme dans l’achat d’un bidet, qu’il faut en avoir pour son argent !

Tombe de Thomas More

Du plaisir régenté et fortement hygiénique ! À Utopia, la loi est formelle : pas de relations sexuelles hors mariage ! « L’adultère est puni du plus dur esclavage… la récidive est punie de mort ». Le fondement de ce principe tient là : le plaisir n’est pas bon car il « n’est pas dans toute espèce de volupté ; il est seulement dans les plaisirs bons et honnêtes ». Une concession néanmoins : il y a, outre la félicité de l’âme, quelques plaisirs du corps, divisés en deux espèces, la santé et « toutes les voluptés… dont la cause est le rétablissement des organes épuisés par la chaleur interne… telles sont les sécrétions intestinales, le coït et l’apaisement d’une démangeaison quelconque en frottant ou en grattant ».

Ouf ! Une possibilité pour les Utopiens et Utopiennes célibataires d’aller à la selle et d’y trouver un plaisir sain « en frottant et en grattant ». En dehors, bien sûr, d’une activité à plein temps attachée à un travail économiquement productif !

Quelles idées, Monsieur More !

Famille de Thomas More

Aujourd’hui, nos espérances collectives pour une société émancipée ont heureusement changé de forme. Si elles se veulent respectueuses de valeurs, ce sont universellement celles de la dignité des hommes et des femmes. La conviction du refus de la fatalité sociale reste certes présente dans les esprits. L’idée d’un combat, d’un combat collectif, unit toujours… Mais depuis 1968, s’adressant à chacun et à chacune, l’utopie a laissé dans nos mémoires une injonction bien plus joyeuse et pertinente :

« Soyez réaliste, demandez l’impossible ! » Il en restera bien quelque chose, non ?

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Claude Laporte
Claude Laporte
Cursus universitaire en Droit public, Organisation du travail, et Sociologie Politique. (Maîtrise en Droit Public (1972), à la Faculté de Bordeaux. Chargée de cours sur la « Sociologie Politique et des Institutions Internationales » aux élèves de 1ère Année de Droit (1972/1973). Puis, intégration professionnelle au sein de l’Assurance Maladie. Dernier poste occupé : Responsable de la Communication à la Direction des Systèmes d’Information à la CNAMTS. Autres diplômes : DESS Systèmes d’Information; DEA «Communication, Technologies et Pouvoir » (Université Paris-Sorbonne). Par ailleurs : des engagements dans le domaine associatif et culturel. Depuis mars 2020 une activité écriture/publications avec la création et l’animation du blog EMEREKA, journal d’opinions et d’humeurs ..

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