lun 19 mai 2025 - 20:05

Henri Caillavet : Le Franc-maçon, l’humaniste, le législateur visionnaire

Henri Caillavet (1914-2013) est une figure majeure de la franc-maçonnerie française, un homme dont la vie et l’œuvre incarnent l’idéal maçonnique d’un engagement humaniste au service du progrès. Avocat de formation, homme politique infatigable, et membre éminent du Grand Orient de France (GODF), Caillavet a marqué le XXe siècle par ses combats audacieux pour les libertés individuelles, de l’avortement à l’euthanasie en passant par le don d’organes et la protection des données personnelles.

Henri Caillavet

Son parcours, jalonné de luttes contre l’injustice et l’oppression, reflète une quête constante de vérité et de justice, guidée par les principes de la maçonnerie : liberté de conscience, rationalisme, et fraternité. Cet article retrace, dans une fresque détaillée, la vie d’un homme qui, tel un bâtisseur maçonnique, a poli la pierre brute de son époque pour ériger un édifice de droits et de dignité, tout en explorant les nuances de son héritage, ses passions personnelles, et les controverses qui ont entouré son action.

Henri Caillavet naît le 13 février 1914 à Agen, dans le Lot-et-Garonne, au cœur d’une région gasconne où les idées républicaines et laïques prospèrent. Son père, Jean Caillavet, est un prospère négociant en draps, propriétaire de plusieurs magasins, mais surtout un Franc-maçon influent, vénérable d’une loge du GODF dans les années 1920. Sa mère, Marie-Louise Caubet, d’origine provençale, est une femme d’esprit, rationaliste et engagée dans les combats féministes avant l’heure. Le foyer Caillavet est un carrefour intellectuel, où défilent des personnalités comme Jean Zay, ministre du Front populaire et maçon, Georges Clemenceau, ou Joseph Caillaux, sénateur radical-socialiste. Ces rencontres façonnent le jeune Henri, qui grandit dans un environnement où la libre-pensée et l’engagement public sont des valeurs cardinales. Le nom « Caillavet », dérivé du gascon pour « petit caillou » ou « gravier », semble prédestiner cet homme à devenir une force discrète mais tenace, capable de bousculer les conventions.

Photographie peinte du Lycée Bernard-Palissy

Après un parcours scolaire brillant à l’école Joseph-Bara et au lycée Bernard-Palissy d’Agen, Henri poursuit ses études à l’Université de Toulouse, où il est profondément marqué par le philosophe Vladimir Jankélévitch. Dans Entretiens avec Paul Marcus (2007), il confie : « Jankélévitch m’a appris à penser par moi-même, à ne jamais accepter une vérité sans l’avoir interrogée. » Il obtient un doctorat en droit, une licence ès lettres en philosophie, et s’installe à Paris en 1938 comme avocat à la Cour d’appel. Mais c’est à Toulouse, en mai 1935, qu’il franchit un seuil décisif :

à 21 ans, il est initié dans la loge « Vrais Amis Réunis et l’Indépendance Française » du GODF. Cette initiation, sous l’égide de son père, marque le début d’un engagement maçonnique qui guidera toute sa vie.

Rapidement, il s’impose comme une figure de l’obédience, devenant président de la Fraternelle parlementaire, un cercle réunissant des élus maçons, où il forge des alliances et affine ses idées.

Dès sa jeunesse, Caillavet montre un tempérament militant. Dans les années 1937-1938, proche des milieux libertaires, il s’engage dans la guerre d’Espagne, acheminant des armes démontées aux Brigades internationales depuis les Pyrénées pour soutenir les républicains contre Franco. Ce geste, risqué et audacieux, révèle un homme prêt à défier l’ordre établi pour défendre ses convictions. Comme le note Hiram.be (2011), cette période forge son identité de « maçon libre », un homme qui refuse les dogmes et agit selon sa conscience, même face à l’adversité.

L'Assemblée nationale siégeant dans le théâtre du Grand Casino de Vichy, le 10 juillet 1940
L’Assemblée nationale siégeant dans le théâtre du Grand Casino de Vichy, le 10 juillet 1940

L’épreuve de la Seconde Guerre mondiale révèle la profondeur de son engagement. Mobilisé en 1939, Caillavet s’oppose dès 1940 au régime de Vichy, dont l’idéologie autoritaire et antisémite heurte ses valeurs maçonniques et républicaines. Il rejoint le réseau de résistance Combat, une décision qui lui vaut une arrestation le 28 octobre 1940. Interné au camp de Noé, dans les Hautes-Pyrénées, il est relâché faute de preuves, mais sa condition de maçon lui interdit de passer l’agrégation de droit, une sanction qui le prive d’une carrière académique. Selon Sud Ouest (2024), cette période cristallise son rôle dans le « Sud-Ouest radical-socialiste », une région où la franc-maçonnerie et la résistance vont de pair. Malgré les persécutions, Caillavet reste fidèle à ses idéaux, organisant des actions clandestines et protégeant des camarades menacés par la Gestapo.

Pierre Mendès France

La Libération marque le début d’une carrière politique exceptionnelle, qui s’étend sur près de quatre décennies. Élu député du Lot-et-Garonne en 1946 sous l’étiquette du Parti radical-socialiste, il devient une figure de la IVe République, occupant plusieurs postes ministériels : secrétaire d’État à la France d’Outre-mer en 1953, aux Affaires économiques et à la Marine en 1954 sous Pierre Mendès France, puis à l’Intérieur en 1955. En 1958, son opposition farouche à Charles de Gaulle et à la Ve République, qu’il juge trop autoritaire, lui coûte son siège. Exilé politiquement, il se replie à Bourisp, un village des Hautes-Pyrénées, où il est maire de 1959 à 1983, transformant cette commune rurale en un laboratoire de gestion locale. Mais son retour au Sénat en 1967, qu’il occupe jusqu’en 1983, puis son élection comme député européen en 1979 sur la liste de Simone Veil, consacrent son influence nationale et internationale.

Surnommé le « recordman de la législation » par La Dépêche (2008), Caillavet dépose plus de 100 propositions de loi, souvent en avance sur son temps. Sa méthode, décrite par Cairn.info (2021), est emblématique de son approche maçonnique : observer une injustice dans la société, en débattre en loge pour en extraire une idée universelle, puis la traduire en texte législatif. Ses combats, bien que parfois rejetés à leur époque, redéfinissent les droits humains en France. En 1947, bouleversé par la mort d’une jeune femme lors d’un avortement clandestin, il propose la légalisation de l’avortement, défiant les tabous et s’attirant des insultes (« avorteur »). Bien que rejetée, cette initiative préfigure la loi Veil de 1975. En 1976, la loi Caillavet sur le don d’organes instaure le consentement présumé, permettant le prélèvement sauf opposition explicite. Malgré les critiques acerbes – France-Soir le traite de « dépeceur de cimetières » – il défend une vision humaniste :

« Donner ses organes, c’est prolonger la vie au-delà de la mort. »

Son engagement pour l’euthanasie est tout aussi pionnier. Dès 1978, il dépose une proposition de loi intitulée « relative au droit de vivre sa mort », visant à légaliser l’euthanasie dans des cas de souffrance insupportable. Rejetée par un Sénat conservateur, cette idée trouve un écho dans la création de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) en 1980, dont il est cofondateur et président. Dans Un Esprit libre (2007), il raconte avoir été inspiré par des voyages en Californie, où des directives anticipées permettaient aux patients de choisir leur fin de vie. En 2007, à 93 ans, il témoigne au procès de Périgueux, révélant avoir aidé son père à mourir par compassion, un acte qui illustre sa conviction que la dignité prime sur les dogmes. Ses idées, reprises dans la loi Leonetti (2005) et les débats actuels sur l’« aide à mourir » (2024), font de lui un précurseur de la bioéthique.

Caillavet ne s’arrête pas là. Il milite pour le divorce par consentement mutuel, l’insémination artificielle, les droits des homosexuels et des transsexuels, et la création de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) en 1978, une institution pionnière pour protéger les données personnelles face à l’essor de l’informatique. En 1971-1972, il préside une mission sénatoriale sur l’ORTF, dénonçant la publicité clandestine et les ingérences gouvernementales, un combat pour la liberté de la presse qui résonne avec les idéaux maçonniques de transparence et de vérité. Selon France 3 (2013), ces propositions, souvent élaborées dans la Fraternelle parlementaire qu’il fonde en 1947 avec Paul Ramadier, traduisent une vision laïque et progressiste, directement issue des travaux en loge.

Pour Caillavet, la Franc-maçonnerie est une boussole, pas un tremplin politique. Initié en 1935, il devient une figure centrale du GODF, où il voit un espace de réflexion éthique, loin des réseaux d’influence.

Dans Libres paroles maçonniques (2008), il écrit :

« La franc-maçonnerie est un lieu où l’on doute, où l’on s’interroge, où l’on rejette les dogmes pour embrasser la raison, tout en cultivant l’utopie d’un monde meilleur. »

Spinoza

Son rationalisme, teinté d’un athéisme spinoziste, ne l’empêche pas d’être curieux des spiritualités, explorant des philosophies comme le bouddhisme ou l’existentialisme. Il incarne une maçonnerie libérale, indépendante des structures partisanes, où l’individu agit seul pour transformer la société. Même lorsqu’il est minoritaire en loge – par exemple sur le mariage homosexuel, qu’il défend dès les années 1970 – il persiste, fidèle à sa devise : « Observer, réfléchir, agir. »

Sa vie personnelle, riche et mouvementée, reflète cette liberté d’esprit. Marié à Françoise Rousseau, décédée en 2011, il est père de quatre fils : Jean-Pierre, Guy, François, et Hugues. Le scandale financier de l’Association pour la Recherche sur le Cancer (ARC) en 1991, impliquant son fils François, ternit brièvement l’image familiale, mais Caillavet reste discret sur ce drame. Passionné d’alpinisme, il gravit les sommets pyrénéens jusqu’à un âge avancé, trouvant dans la montagne une métaphore de la quête maçonnique : surmonter les obstacles pour atteindre la lumière. À 98 ans, il publie un roman, Manon ou les amours inachevées (2012), révélant une sensibilité littéraire inattendue, où l’amour et la liberté s’entrelacent dans une prose poétique. Ses autres ouvrages, comme A cœur ouvert (1998), Testament républicain (2005), ou La Greffe du cœur (2007), témoignent de son érudition et de son attachement à la raison.

L’héritage de Caillavet est à la fois célébré et controversé. Pour ses partisans, il est un géant de la bioéthique et des droits humains. L’ADMD, dans un hommage en 2013, écrit :

« Henri Caillavet a porté haut nos revendications, donnant une voix à ceux qui souffrent. »

La loi Caillavet sur le don d’organes, toujours en vigueur, sauve des milliers de vies chaque année, tandis que la CNIL reste un rempart contre les dérives numériques. Ses idées sur l’euthanasie, jadis marginales, sont aujourd’hui au cœur des débats, avec un projet de loi sur l’« aide à mourir » en 2024. Comme le souligne La Vie (2025), son amitié avec le philosophe catholique Jacques Ricot, malgré leurs divergences sur l’euthanasie, montre sa capacité à dialoguer au-delà des clivages. Pour ses détracteurs, notamment dans les milieux conservateurs et catholiques, Caillavet incarne une « culture de mort ». Contre-Info (2011) critique sa vision :

« Faire de la vie comme de la mort un libre choix traduit une idéologie maçonnique qui dissout les valeurs chrétiennes. »

Ces accusations, relayées par des figures sulfureuses comme Serge Abad-Gallardo membre du gang des repentis de la Franc-maçonnerie (La Franc-maçonnerie démasquée, 2020), reprochent à Caillavet de promouvoir une éthique utilitariste, où l’individu prime sur le sacré. Pourtant, ces critiques n’effacent pas l’impact de son œuvre : des lois rejetées dans les années 1950 sont aujourd’hui des piliers de la société française, preuve de sa prescience.

Sa mort, le 27 février 2013 à Bourisp, à l’âge de 99 ans, est à l’image de sa vie : sobre, digne, sans acharnement thérapeutique.

Fidèle à ses convictions, il choisit l’incinération, comme son père et son grand-père, et refuse un caveau familial ou une plaque commémorative à Agen, déclarant avec un sourire : « Je m’en fous ! » Selon France 3 (2013), sa disparition, éclipsée par celle de Stéphane Hessel, passe inaperçue dans les médias, mais le GODF et l’ADMD lui rendent un vibrant hommage, saluant un « bâtisseur d’humanité ».

L’influence de Caillavet s’étend au-delà de ses lois. En fondant la Fraternelle parlementaire, il crée un espace où les maçons élus débattent de questions sociétales, influençant des réformes comme la laïcité ou les droits des femmes. Son rôle dans la création de la CNIL anticipe les enjeux du XXIe siècle, où la protection des données devient cruciale. Même ses échecs, comme la proposition sur l’euthanasie de 1978, plantent des graines pour l’avenir : en 2024, le GODF salue le projet d’« aide à mourir » comme une « avancée humaniste », écho direct de son combat. Sud Ouest (2024) résume son legs :

« Caillavet était un visionnaire, un homme qui voyait les injustices avant les autres et osait les affronter, armé de sa raison et de sa fraternité maçonnique. »

Caillavet n’était pas un maçon de salon, ni un politicien carriériste. Comme le note Cairn.info (2021), il était un « homme aux idées de demain », un bâtisseur qui observait les failles de la société, les discutait en loge, et luttait pour les réparer. Sa vie incarne une maxime maçonnique : « Polir la pierre brute pour édifier un monde meilleur. » Jusqu’à son dernier souffle, il a porté haut les valeurs du GODF – liberté, égalité, fraternité – tout en restant un esprit indépendant, un « gravier » gascon qui a bouleversé les certitudes de son temps. Son héritage, gravé dans les lois et les consciences, continue d’éclairer la France, rappelant qu’un maçon, lorsqu’il agit avec courage, peut changer le cours de l’histoire.

Henri Caillavet reste une inspiration pour les Francs-maçons et les humanistes. Ses combats, souvent menés contre vents et marées, montrent que la quête de vérité, au cœur de la maçonnerie, peut transformer la société. Comme il l’écrivait dans Testament républicain : « La liberté de l’individu est le socle de toute justice ; sans elle, il n’y a ni dignité ni progrès. » À une époque où les débats sur la fin de vie, les droits numériques, et les libertés individuelles restent brûlants, Caillavet nous invite à reprendre le maillet et le ciseau, pour continuer à bâtir un monde plus juste, plus humain, plus libre.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.

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