La Spiritualité ne se définit jamais précisément ; elle se vit et se ressent intérieurement comme un état d’être diffus mais très prégnant, qui infuse à la fois le corps et l’esprit. Elle n’est jamais prisonnière de concepts intellectuels, et semble jouer à échapper comme une ondine aux pensées des philosophes et des religieux qui tentent de l’appréhender, non pas pour les mettre en échec, mais dans le seul but de les surprendre et de développer en eux leur désir de s’en saisir.

Pour y parvenir, les hommes et les femmes de tous les temps, partout sur la terre, ont développé des savoirs faire et des savoirs être différents les uns des autres mais qui se rejoignent en un point qui est la pratique. Il n’y a pas de désir de spiritualité sans un socle de pratiques régulières et efficaces dans tous les domaines telle la pratique du culte par les religieux, du yoga en orient et en occident, des Métiers par les Compagnons, des rituels et des rites par les Maçons.
La spiritualité, fruit du désir, fut tout de suite chassée du Paradis dès les premiers chapitres de la Bible, à l’instar d’Adam et Ève chassés de l’Éden pour avoir succombé au désir de croquer la pomme d’Amour. Tout est dit dès les premiers mots du dogme monothéiste, pour éviter que le désir informulé mais bien réel de l’Esprit incarné, lové au plus profond de soi-même comme un serpent, ne se fraie un chemin vers l’imaginaire et ne trouve le moyen de se faire entendre en dehors du discours dogmatique. C’est même paradoxalement ce discours castrateur qui révèle aux êtres qui lui résistent leur propre faculté de s’envoler au-delà de soi-même en une dimension inattendue échappant à la stricte rationalité. La religion peut être la révélatrice de cette dimension spirituelle insaisissable et indescriptible avec des mots, pour peu qu’on transforme ses interdits en révélateurs d’une spiritualité qui n’imprime pas sa marque en gros caractères dans la mémoire, mais infuse en prenant son temps chez tous les êtres prêts à l’intégrer en eux-mêmes.

La spiritualité n’est donc pas réservée à un groupe ou à une élite intellectuelle ou religieuse, séculière ou contemplative, mais infuse en quiconque aspire à transformer chaque instant de sa vie en une suite de moments précieux réchauffant le cœur et nimbant l’esprit d’une douce lumière. C’est cet état d’âme qu’avait décelé l’historien grec Hérodote chez les Anciens Égyptiens, « les plus religieux de tous les hommes » disait-il. S’ils étaient des polythéistes aux dieux multiples, ils étaient aussi au fond d’eux-mêmes omnithéistes et s’appliquaient à transformer chaque instant en source potentielle de vie divine, notamment en transformant des moments de vie ordinaire comme la toilette en rituels de purification par l’eau.
Dès que des suites de gestes ordinaires sont effectués régulièrement avec application et avec cœur, et se perpétuent en incitant les hommes et les femmes à donner le meilleur d’eux-mêmes, alors à la satisfaction d’être utile pour des raisons pratiques se superpose la joie diffuse de s’exprimer soi-même tout en offrant le meilleur de soi au service d’une cause plus grande que soi. La vertu des traditions est ainsi globalement, non seulement de perpétuer le meilleur des communautés par des coutumes au service du bien-être matériel individuel et collectif, mais aussi d’en révéler la dimension spirituelle par des éclats de joie collective ou d’intenses sentiments de joie intérieure, transformant ainsi les gestes de la vie courante effectués avec application en sésames ouvrant et éclairant l’esprit et le cœur.

Les Compagnons du Devoir se sont emparés de ce double pouvoir du geste de transformer la matière tout en se transformant eux-mêmes de l’intérieur, en évitant de disjoindre le geste extérieur de l’ouvrier et la Geste intérieure œuvrière, le Travail et l’Œuvre. Dans cette théodicée spirituelle, le corps et l’esprit ne sont jamais disjoints mais conjoints, et ne sont pas superposés dans un rapport hiérarchique subordonnant le matériel au spirituel, comme dans le dogme religieux monothéiste. Ils se font face et se dynamisent l’un l’autre en croisant leurs champs d’actions respectifs, la réalisation de l’être matériel et son accomplissement spirituel. La clé de cette dynamique est donnée aux Apprenti(e)s en Franc-Maçonnerie dès leur initiation au premier degré, par une suite de gestes effectués à l’équerre par la main et le bras, tout en se tenant verticalement dans l’axe reliant le nadir au zénith, la matière à l’esprit.

Peu à peu, leur Travail devient un ensemble d’innombrables variations de gestes rectifiés, mesurés comme la somme intégrale de leurs petites variations. L’esprit se nourrît en retour de ses innombrables ordres « rectifiant » donnés aux mains et au corps pour trans-former la matière, et tend à son tour à se perfectionner soi-même. La somme intégrale de ces variations de formes de la matière est ainsi reliée indéfectiblement à l’intégrale des sommations de l’esprit, et leur émulation réciproque dynamise à la fois la connaissance de la matière et la conscience de l’esprit. À tel point que la somme totale de ces petites variations, symbolisées par la lettre grecque δ (delta minuscule), génère un Δ (delta majuscule) devenu le symbole du dieu unique des religions monothéistes, son Δ trônant à l’orient des temples maçonniques et religieux en occident.

Le corps et l’esprit qui s’expriment ainsi intégralement libèrent une énergie et une puissance insoupçonnée transformant de fond en comble toute la vie, jusqu’à redonner le goût de l’instinct naturel aux êtres rationnels et bornés. Seuls les animaux et les plantes agissent instinctivement et intégralement, et peuvent intégrer et restituer l’énergie naturelle qui les parcourt, une puissance toute naturelle bien supérieure à celle des hommes en raison de leur raison raisonnante et encadrée, bouclant sur elle-même et bridée par tous les dogmes idéologiques et religieux. Être puissant, c’est être plein de soi, ni plus, ni moins, une plénitude divinisée par les Anciens Égyptiens, qui transparaît sous les traits d’animaux, de végétaux, et dans tous les éléments naturels. C’est à la redécouverte de cette puissance intégrale de soi-même qu’ils étaient conviés en contemplant dans leurs temples les sculptures de plantes en efflorescence et les animaux en mouvement.
Si, dans le panthéon égyptien, tel ou tel animal est choisi pour être l’emblème d’une force à l’œuvre dans l’univers, c’est d’abord parce qu’elle se déploie en lui sans retenue, dans les seules limites de son espace vital et dans le temps de son existence. Tout animal quel qu’il soit est tout de suite plein de soi-même et survit dans les éléments naturels en déployant intégralement sa force, révélant ainsi aux hommes et aux femmes la force intérieure à déployer pour sur-vivre plein de soi-même matériellement et au-delà de soi-même spirituellement. Cette force absolue à l’œuvre partout dans la Nature, est magnifiée par les œuvres des grands artistes de la Renaissance.

Le tableau « La naissance de Vénus », de Botticelli, célèbre cette force intégrale à l’œuvre qui se déploie aussi en beauté lors de la naissance et du développement d’une spiritualité accomplie. À l’origine, Zéphyr, dieu du vent, et Aura sa femme, déesse des fleurs et vent du printemps, soufflent et insufflent leur désir d’amour à la spiritualité naissante, et au terme de sa croissance, une déesse des Heures, filles de Zeus et portières de l’Olympe soulèvera le voile opaque qui la dissimulait. En cet instant, sa beauté naturelle éclaire le regard et réchauffe le cœur des femmes et des hommes qui contemplent sa beauté sans limite. L’intensité de ce moment suprême dans la vie spirituelle se mesure au chemin parcouru par l’être de désir durant sa quête intérieure, mais il ne se calcule pas rationnellement, et se décrète encore moins. La coquille Saint-Jacques symbolise toute cette croissance irrationnelle de l’être en soi-même, sa nacre sécrétée avec une infinie patience et sa perle magnifique n’étant à l’origine qu’un parasite contre lequel elle se défend en l’enrobant couche après couche de nacre et de beauté. Toute la spiritualité des Maçonnes et Maçons qui se subliment à mesure qu’ils/elles se rectifient est là, irradiant doucement en soi-même comme une perle de nacre aux reflets chatoyants.
L’Alchimie spirituelle

L’Alchimie spirituelle est une forme de sagesse ou d’ascèse renouvelée et transformée par la pensée de Carl-Gustav Jung, pionnier de la psychologie des profondeurs. À l’opposé d’une vision binaire du monde et des êtres qui porte au conflit et à l’exclusion, la pensée jungienne invite à une vision complexe dans laquelle les pôles opposés ne doivent pas se combattre jusqu’à l’élimination de l’un d’eux, mais se combiner, car chacun de ces opposés a sa raison d’être. L’Alchimiste a l’art de transformer l’énergie de ces combats en une tension et une alliance à maintenir entre les combattants jusqu’à l’émergence d’un troisième terme dû à leur union, et la découverte avec lui de perspectives nouvelles de vie spirituelle.
Ces pratiques les mettent d’abord sur la voie du travail et du perfectionnement collectif, avant de leur faire goûter par instants à un sentiment plus diffus de plénitude et de joie intérieure, transformant le fil linéaire de l’existence en une corde de harpe aux sons mélodieux. Ainsi, tout en vivant une vie ordinaire où tout se maintient en soi-même dans un équilibre global tout relatif, chacune et chacun peut faire surgir du plus profond de soi-même des accords extraordinaires de contentement intérieur, quand les cordes de sa propre harpe vibrent ensemble et suscitent tout naturellement le désir de les rejouer et de s’en ré-jouir. Alors, sous le souffle du désir, la destinée des êtres spirituels prend un nouvel élan, et les êtres autrefois passifs et spectateurs de leur vie deviennent les compositeurs et les interprètes de leur musique et de leurs propres accords. Et soudain ce qui est désiré ardemment tend à se produire régulièrement comme par miracle, suspendant toute la vie à la devise de la Dame à la Licorne « À MON SEUL DÉSIR ».
« L’individu est d’une importance décisive car c’est lui le vecteur de la vie et de l’existence. Ni le groupe ni la masse ne peuvent le remplacer »

« Chaque vie est un déroulement psychique… la tâche la plus noble de l’individu est de devenir conscient de soi-même. » dit Jung. Cette alchimie intérieure développe ainsi l’individualité, et non l’individualisme, favorise l’ouverture à l’autre et la reconnaissance de son altérité. Elle permet aussi de se différencier d’un collectif d’êtres irresponsables dissimulés derrière leur anonymat. Pour y parvenir, il est essentiel de renoncer au matérialisme et de se rendre disponible aux horizons proposés par l’imaginaire et la poésie, et par tout ce qui dépasse la stricte compréhension rationnelle. Car une existence accomplie nécessite une nourriture spirituelle et des relations harmonieuses, sinon apaisées avec les mystères qui échappent à l’emprise de la raison. Ainsi, pour Jung, l’intuition est une « fonction non rationnelle de la psyché », et revêt une importance égale à celle de la pensée issue de la raison, de la sensation ou de l’émotion. Corps et esprit sont des aspects d’une réalité psychique globale, où le corps est aussi métaphysique que l’esprit.
Le but de la vie est d’évoluer du Je vers le Soi, grâce au processus d’individuation. Ce cheminement intérieur pousse à développer une connaissance plus profonde de soi-même, afin de s’auto engendrer en tant qu’individu unique au coeur de l’humanité et de l’univers, ce qui correspond à une renaissance et au sens profond de l’initiation maçonnique. Le Je est le résultat de 4 élements : l’ego, la persona, le soi et l’ombre. L’ego est le noyau de la conscience, des émotions et des sensations. Il permet de se percevoir et de se reconnaître soi-même à tout moment. La persona, dont le mot dérive du latin « masque », est la personnalité qui répond aux attentes des autres et permet de se faire accepter. Le soi peut être comparé à l’âme, la partie divine de soi-même. L’ombre englobe tous les éléments rejetés de la personnalité, s’ils entrent en conflit avec l’image que l’on souhaite projeter de soi-même et présenter à autrui.

Contrairement à la vision freudienne, Jung propose l’idée que la psyché humaine est composée de deux inconscients : un inconscient de nature individuelle où s’expriment les névroses et les conflits personnels et l’autre inconscient de nature collective où se tisse le récit universel de l’humanité. Il est peuplé de figures héroïques comme Œdipe, Icare ou encore la Belle au bois dormant, et aussi de symboles communs à l’ensemble de l’humanité. L’inconscient collectif, partagé et transmis de génération en génération, se présente comme une réalité psychique mais aussi biologique. Il abrite les réponses instinctives de l’Homme : la peur, l’intuition du danger, l’amour et l’angoisse face à la mort. Cette pensée s’oppose à la vision de l’intériorité humaine de Freud, notamment avec son exploration d’obsessions érotiques, scatologiques et inavouables.
Cette quête véritablement initiatique peut se présenter sous diverses formes : l’analyse des rêves, le travail sur soi, la méditation, la prière, l’écriture, la contemplation, pour finalement s’effectuer en permanence dans toutes les activités du quotidien qui auparavant n’étaient qu’utiles, partielles, et éphémères. À un vieil ami qui lui demandait comment vivre dignement sa vie, il répondit simplement « Vivre sa vie », c’est-à-dire vivre pleinement chaque instant.
Avec Jung le cherchant/chercheur sincère en quête de soi-même trouve nécessairement des signes et des débuts de pistes nourrissant son envie d’aller au-delà et de poursuivre son cheminement intérieur, car l’imaginaire jungien est traversé par un dynamisme spirituel inscrit dans la nature humaine. Ainsi chercher vraiment c’est trouver nécessairement, et se retrouver soi-même éclairant le noir de sa vie intérieure inconsciente… jusqu’à se réenchanter soi même et se ressentir comme plein de la conscience de ses propres expériences et connaissances… et plein de soi !
Ce qu’il en résulte est une capacité à remarquer des conjonctions ou des suites ordonnées de phénomènes dans le cours de la vie, a priori déconnectés les uns des autres et pourtant donnant ensemble un sens inattendu à sa vie, car ils se transforment alors en évènements marquant la mémoire et éclairant l’imaginaire de manière indélébile. Ces prises de conscience se produisent même à des moments clés de la quête, comme si le ciel avait attendu ces moments pour faire ses révélations. C’est la synchronicité définie ainsi par Jung :
« coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements possédant un sens identique ou analogue, qui ne peuvent être expliqués de façon causale, tout au moins à l’aide de nos moyens actuels. »
C’est en se produisant simultanément et en se reliant, comme les 5 points de l’étoile des Compagnons, qu’ils éclairent soudain le ciel de la conscience.

Dans le processus qui mène à l’individuation, avec le couple anima/animus, Jung conduit les femmes et les hommes à reconnaître et accepter en eux-mêmes la présence dans leur inconscient d’une marque féminine en l’homme et masculine chez la femme, afin de se délivrer des effets négatifs de leur reniement sur leur psyché, et à l’inverse de bénéficier du surcroît d’énergie généré par leur acceptation et leur intégration en conscience. « Avec l’archétype de l’anima, nous entrons dans le domaine des dieux. Tout ce qui touche à l’anima est numineux » (c’est-à-dire doté d’une puissance énergétique sans commune mesure avec les forces du conscient)… Tout ce qui touche à l’animus est également numineux, c’est pourquoi la confrontation avec les figures intérieures de l’anima ou de l’animus est un travail très exigeant. (CG Jung, Les racines de la conscience)
L’intégration de ces contenus de nature contradictoire conduit aussi à l’exploitation positive dynamique de leurs structures paradoxales, et à leur conversion en matériaux susceptibles de produire par croisements de pensées des étincelles dans l’esprit, non seulement en soi-même, mais aussi dans tous les domaines de connaissances. Il ne s’agit plus de chercher à neutraliser leurs effets psychiques a priori négatifs, mais d’exploiter comme une source puissante d’énergie les paradoxes et les contradictions de l’être mis en valeur par l’ombre, la persona, l’anima et l’animus. Pour y parvenir, la conscience doit réussir non seulement à s’accommoder de leur présence en gardant l’œil ouvert sur leurs manifestations, mais elle doit aussi mentalement prendre du recul tel un artiste en création en accommodant son regard pour contempler son œuvre avec plus ou moins de précision, ou un photographe modulant la focale de son appareil en s’attachant à ce que la vie lui offre à contempler dans l’instant.

Dans cette phase de l’Œuvre alchimique intérieure, la matière se renouvelle de manière cyclique en passant à maintes reprises du noir au blanc, processus symbolisé par l’Ouroboros. C’est ainsi que l’anima chez l’homme et l’animus chez la femme se dévoilent peu à peu en eux-mêmes et qu’ils sont intégrés véritablement en conscience, métamorphosant les hommes et les femmes qui l’acceptent en êtres doubles androgynes. Ils sont alors désormais aptes à jouir des prérogatives des êtres spirituels qui se laissent pousser des ailes et sont aspirés avec délice en leur propre dimension cosmique, une plénitude que leur avait confisqué et interdit de vivre spirituellement le dogme monothéiste d’inspiration masculine et patriarcale. Chaque Maçonne et Maçon sait pareillement que le bien-être est un état qui se travaille et se mérite, à condition d’oser se connaître soi-même, se commander à soi-même, et de convertir cette « discipline » de la connaissance alchimique en « Devoir ».