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Eaton square. 15 jours plus tard
Alexander avait de la joie triste de se souvenir d’Amélie en revivant leurs heures heureuses comme un éclat inattendu dans sa vie. Il suffisait que le parfum répandu d’une rose d’un des très beaux bouquets posés sur les guéridons du salon lui parvienne pour que les délicieuses et nostalgiques réminiscences du théâtre d’ombres et de la remarque d’Amélie sur le kyphi lui vrillent l’esprit. Il mettait alors des voilures de tulle à l’absence où il se rendait, un poudroiement d’elle séjournant au creux de ces instants de silence embaumé.
Mais, il refusait de montrer son chagrin devant ses amis, d’autant que Guido se montrait joyeusement très empressé auprès de son amie Caris Parker, la fille de James Parker, le chauffeur.
Alexander avait vite compris que James n’était pas seulement le chauffeur d’Archibald. C’est le comte lui-même qui l’avait éclairé, il y a quelques jours, lui racontant leur histoire comme pour le distraire de son tourment malgré tout apparent.
Les deux hommes s’étaient rencontrés au cours de leur engagement militaire volontaire dans l’armée. Lors d’un exercice d’entraînement particulièrement éprouvant, Archibald, épuisé, sur le point d’abandonner, fut secouru par James, fils d’un charpentier qui le motiva à poursuivre. Ce geste de solidarité scella le début d’une amitié improbable.
Dans les années 1980, ils avaient participé à la Force multinationale de sécurité à Beyrouth. Lors d’une patrouille de routine dans les rues chaotiques de la ville déchirée par la guerre civile libanaise, Archibald et James s’étaient retrouvés pris en embuscade par un groupe de miliciens armés. Pris sous un tir nourri, le jeune comte avait été grièvement blessé à la jambe. James réussit à repousser les assaillants en créant un espace de sécurité autour d’eux deux. Il fut lui-même touché au bras mais il eut la force d’hisser Archibald sur ses épaules et l’a transporté vers un véhicule blindé de l’armée britannique qui se trouvait à proximité. En attendant les secours, il put contenir l’hémorragie fémorale de son ami qui, après guérison, lui laissa une légère claudication.
Revenu à la vie civile, avec une mobilité réduite et des douleurs chroniques à son bras gauche, James ne put reprendre le travail de charpentier de son père. Archibald lui proposa un job, quel qu’il soit, qu’il choisirait. Pour rester près de son ami, ce fut chauffeur et garde du corps. Leur relation n’était pas celle d’une domestication, mais celle d’une connivence fraternelle.
Leur amitié se renforça avec le temps, d’autant plus que Parker, sans quitter son rôle, se maria avec une lointaine parente d’Archibald rencontrée lors d’une réception familiale donnée par le comte. Tout naturellement, leur enfant, la petite Caris, devint la filleule du comte qui lui transmit son savoir et ses valeurs, lui offrant des opportunités que son père n’aurait peut-être pas pu lui offrir.
Guido la voyait souvent, chaque fois qu’il venait chez leur parrain. Une durable et profonde tendresse réciproque avait accompagné leurs jeux d’enfant et leur complicité d’adolescents. Bien qu’Alexander en ait souvent entendu parler par Guido, qui aimait à l’évoquer dans l’intimité de leurs conversations parisiennes lui disant que dans ses yeux, il y voyait la couleur du chocolat au lait que lui préparait sa mère quand il était enfant, la première fois qu’il rencontra cette jeune femme épanouie, ce fut à son retour d’Istanbul.
Aujourd’hui, c’est une femme charmante et gracieuse, naturelle et spontanée, au visage fin, adouci encore par de longues boucles blondes.
Les études de Caris en mathématiques appliquées et physique quantique l’ont conduite vers la cosmologie physique, avec une thèse brillante sur la matière et l’énergie noires, s’aventurant dans les recoins sombres des premiers temps du cosmos. Puis elle a rejoint une équipe qui développe des théories mathématiques sur l’idée que la conscience n’est pas dans le cerveau. Avec le corps, il constituerait une antenne émettrice et réceptive rétroactive de l’information située dans la structure de l’espace qui recueille ainsi toutes celles de l’univers.
Elle collabore à plusieurs séries documentaires de la chaîne américaine de vulgarisation scientifique. Science Channel, ce qui la tient périodiquement éloignée de Londres mais où elle revient régulièrement pour retrouver son père et son parrain.
Au cours des pauses du déchiffrage, de la compréhension des lettres du manoir d’Obrácený et de la carte des étoiles d’Istanbul, le petit groupe eut de longues discussions dans la bibliothèque devenue leur laboratoire.
Caris expliquait :
– La conscience est tout autour de nous. Les centillions d’atomes des centillions de nos cellules et de nos émotions sont en connexion permanente non seulement à l’intérieur de nos corps mais aussi avec la structure de l’espace. Une sorte de conscience universelle dans laquelle chaque conscience puiserait et dans laquelle elle verserait son individualité en la complétant. De nombreux physiciens ont suggéré qu’une théorie unifiée finale de la physique inclurait une description de la conscience. Actuellement, la physique et, par extension, la biologie ne peuvent pas rendre compte du phénomène de la conscience au sein des systèmes matériels. Toutefois, une théorie qui considère que toutes les choses sont relatives par un champ unifié pourrait être en mesure de décrire comment la conscience fait partie du flux d’informations à travers le réseau universel de l’espace-temps et comment, par le biais de la conscience universelle, les événements s’intègrent dans une expérience temporelle vécue par des êtres conscients qui tracent des lignes du monde à travers l’espace-temps. Ils sont eux-mêmes constitués de ces lignes de monde spatio-temporel, que nous pourrions alors qualifier d’espace-mémoire, et donc de tissu de la conscience. Ce champ de conscience serait à la base même du monde physique dans la structure du vide quantique. Le cerveau serait, ainsi, un récepteur et un filtre de la conscience universelle autant qu’un générateur d’expériences.
Modestement, elle se plaisait à dire :
– Il n’y a rien de vraiment nouveau dans cette théorie qui, au fond, ne cherche qu’à démontrer scientifiquement ce que la tradition hermétique des alchimistes avait déjà annoncé avec la célèbre phrase «ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ; par ces choses se font les miracles d’une seule chose. Et comme toutes les choses sont et proviennent d’un, par la méditation d’un, ainsi toutes les choses sont nées de cette chose unique par adaptation ». L’univers est fondamentalement unifié et superficiellement diversifié. Les Vérités Gnostiques l’expriment ainsi dans un septénaire :
1. il existe un principe premier qui pénètre l’Univers dans tous ses plans,
2. la vie humaine est un point dans l’éternité,
3. l’harmonie universelle résulte de la complémentarité des contraires,
4. l’absolu est l’esprit existant par lui-même,
5. le visible n’est que la manifestation de l’invisible,
6. le mal et le malheur sont inséparables de la condition humaine,
7. l’analogie est l’unique clé de la nature.
C’est par exploration de plus en plus profonde de la réalité physique des particules élémentaires, à l’aide de nouvelles mathématiques, que les scientifiques sont arrivés à cette semblable conclusion sur leur recherche de l’origine de l’énergie. L’origine de toutes les lois de la nature qui régissent l’univers à tous les niveaux est un champ unifié, un océan de pure intelligence vibratoire qui crée un dialogue microcosme et macrocosme.
Guido essaya de résumer
– En somme, derrière toute existence physique se trouve une matrice d’énergie invisible qui est la source de toute manifestation physique ; c’est cette matrice d’énergie invisible qui matérialise tout dans le monde physique de façon imbriquée. Ce qui veut dire chaque fois que nous voyons une forme physique ne la considérons pas comme une structure solide et inerte, que ce qui se trouve derrière cette structure physique est un réseau, une matrice vibratoire d’énergie à partir de laquelle cette forme s’est cristallisée. Ce qui implique aussi que la forme physique peut changer lorsque la matrice énergétique de fond change et que la solidité de la matière est une illusion ; mais surtout que cette avancée scientifique matérialiste ne considère aucun plan supérieur au plan physique ; elle exclut donc toute discussion sur la métaphysique de la cause première.
– Alors une question mes amis. Si nous pouvons agir par notre endocausalité sur la « structure » qui, en quelque sorte, irradie les autres existences par exocausalité, en dehors de toute considération de manipulation magique, cela voudrait-il dire que chacun a une responsabilité vis-à-vis de l’humanité par ce qu’il transmet de son expérience à la « structure »? En tant que fragment du monde, l’intention d’un acte hic et nunc peut-il apporter quelque chose à un ou plusieurs individus à n’importe quel autre endroit de la Terre?
Lorsque Alexander posa cette question, tous comprirent qu’il cherchait un sens à la mort d’Amélie.
Ce fut Archibald qui reprit la parole.
– Le Zohar propose une réponse. Non seulement le Zohar en fait un usage implicite, mais encore il lui donne une expression explicite: Ainsi dans Waera, 25-a, il est dit : «Ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas: comme les jours d’en haut sont remplis de la bénédiction de l’Homme (céleste), ainsi les jours d’ici-bas sont remplis de la bénédiction par l’intermédiaire de l’Homme (du Juste)». Il y a en permanence des enfantements en des avenirs imprévisibles.
Le pouvoir de l’intention réside dans la capacité d’un être humain à relever instantanément les probabilités d’occurrence d’un destin choisi aux dépens d’un autre destin devenant alors moins probable. Apparaissent alors des liens d’aller-retour… nommé les Séphiroth. D’après cette théologie, tout geste engendre une implication sur les Mondes d’en-haut et sans doute même sur le Divin, tous ses futurs potentiels évoluent simultanément en fonction de leurs probabilités à l’intérieur d’un arbre de vie personnel. Dans le judaïsme, est pur tout ce qui a trait à la générosité pour l’autre, est impur tout ce qui est en rapport avec l’enfermement sur soi et la mort. Le mot «clef», c’est la bonté. Pas le «bien», qui n’est qu’un mot, mais la bonté, au sens de geste ; car c’est là qu’est le véritable amour, dans les actes. Les actes de Bonté ont une portée pour tous les vivants. Ne dit-on pas que sauver une vie, c’est sauver l’humanité ?
– Autrement dit, ajouta Guido, toutes les expériences vécues s’enracineraient dans le monde de la vie par l’intermédiaire de la « structure » ? Et ainsi, l’art, la philosophie, la religion, la logique et les sciences ne seraient pas des formes de savoir fondues dans un savoir absolu et clos, mais des expériences vitales et des manifestations de la pensée historicisées en elle qu’elle reverserait dans les consciences au fur et à mesure de son actualisation.
– C’est cela : l’univers est constitué d’un seul matériau et d’une seule énergie ultime avec un nombre infini de formes vivantes « Nous sommes les abeilles de l’univers, nous butinons éperdument le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible[1] ». C’est en empruntant à Rainer Maria Rilke ce résumé poétique qu’Archibald intervint.
Il y avait des silences de réflexion entre chaque apport qui devenait questionnement ou hypothèse à son tour comme désir de la pensée. Dans un de ces interstices Alexander reprit la parole.
– Cela me rappelle des expériences que firent des scientifiques sur une île japonaise avec un groupe de singes. Ils lancèrent aux singes des patates douces dans le sable pour étudier leur comportement. Ceux-ci s’en emparèrent, les mangèrent mais remarquèrent l’effet désagréable que produisait le sable entre leurs dents. L’un d’eux, plus futé que les autres, s’approcha d’un ruisseau et lava la patate douce. Curieux comme sont les singes, les autres observèrent pour voir ce qu’il faisait. Quand ils remarquèrent qu’il appréciait apparemment le goût des patates douces sans le sable, ils l’imitèrent. Lorsque les chercheurs leur relancèrent des patates, les singes allèrent les laver directement dans le ruisseau. Quatre-vingt-dix-neuf firent pareil, sauf le centième, le seul qui n’alla pas vers le ruisseau mais à la mer pour laver sa patate à l’eau salée. Ce singe se rendit compte qu’elle avait bien meilleur goût avec du sel. C’est alors qu’il se passa quelque chose de très intéressant : non seulement les singes de cette île l’imitèrent, mais également ceux d’une île voisine située à 90 kilomètres auxquels on lança des patates. Eux aussi allèrent directement à la mer pour les laver.
Le centième singe avait libéré un potentiel d’énergie suffisant pour que sa pensée atteigne les autres singes de l’île voisine. Rupert Sheldrake désigne ces transferts du nom de «champs morphiques».
– Nous retrouvons ce même principe dans les inventions, compléta Guido. On constate qu’une découverte réalisée dans un pays l’est aussi souvent dans un autre pays sans que les deux inventeurs se connaissent. Il se peut que le premier inventeur cherche pendant des décennies pour faire une découverte. Une fois celle-ci réalisée, le processus de pensée énergétique est achevé, la diffusion s’est faite et cette pensée est maintenant enregistrée à un niveau énergétique. Pour tous les autres chercheurs qui travaillent à un projet semblable, il sera dorénavant plus facile d’atteindre ce but puisque le premier inventeur, ou le centième singe, a fait cette avancée. Au cours des Ve et VIe siècle avant J.-C. vécurent Thalès, Aristote mais aussi Zarathoustra, Lao-Tseu, Bouddha, Confucius. était-ce un hasard ou le même champ morphique orchestré par la « structure » ? La « structure » serait-elle un échangeur de trajectoires personnelles de ces éclaireurs du sens de la vie ?
– Alors, comment agir sur la « structure » ? Puisque l’idée remonte explicitement aux hermétistes, ne trouverions-nous pas une réponse en prenant le « chemin des alchimistes » indiqué par le portail particulier sur la carte ?
Et ce fut le nouveau projet du groupe, ouvrir le portail du « chemin des alchimistes ». évidemment, la carte d’Istanbul indiquait Lyon comme portail avec le lion sur le Rhône et la Saône comme on appelle aujourd’hui les eaux qui traversent la ville.
C’était un premier indice. En effet, avant le XVIIe s., de nombreux alchimistes espéraient trouver dans cette ville des mécènes pour financer leurs recherches, des éditeurs pour leurs travaux, des bibliothèques contenant des manuscrits anciens sur l’alchimie, et des laboratoires bien équipés. Le second indice était le mot vitriolum. Devaient-ils trouver une pierre philosophale ou une potion philosophale?
Décision fut prise ; ils partiraient ensemble pour Lyon dans sept jours ; James Parker fut chargé des préparatifs.
La suite la semaine prochaine
[1] Rainer Maria Rilke, Lettre à Witold von Hulewicz, 13 novembre 1925.