« Le silence et l’étendue vont de pair. L’immensité du silence est l’immensité d’une conscience en laquelle n’existe pas de centre. La perception de cet espace et de ce silence n’est pas du domaine de la pensée. La pensée ne peut percevoir que sa propre projection, et lorsqu’elle la reconnaît, elle trace sa propre frontière » Krishnamurti (La révolution du silence)
La Franc-Maçonnerie peut se vanter d’avoir reçu parfois des personnages hors normes dans ses rangs ! C’est le cas de notre frère Paul Lafargue (1842-1911), auteur du célèbre pamphlet « Le droit à la paresse », publié en 1880 (1), où il écrit, avec un humour dévastateur : « Jéovah, le dieu barbu et rébarbatif donne à ses adorateurs le suprême exemple de la paresse idéale : après six jours de travail, il se repose pour l’éternité » ! Il s’attaquait là, à la fois, au capitalisme sauvage du XIXe siècle et à son beau-père, Karl Marx qui, avec son « Droit au travail » rejoignait l’idéologie capitaliste.
Mine de rien, il bousculait également un peu la Maçonnerie avec sa « Gloire au travail » ! Mais, au-delà de la blague anarchiste, se lit une autre dimension : Lafargue voit dans le travail une forme de rituel qui est mis en place à partir du récit de la Genèse sur la malédiction d’Adam et Eve chassés du Paradis (Lieu ou apparemment le travail n’existe pas !) et le remplacement de ce farniente par « gagner son pain à la sueur de son front ».

Pour bien montrer que l’exemple vient de haut, Dieu lui-même participe à la création par le verbe : « Dieu dit » (Genèse 1) C’est à la fois la mise en place d’un rituel, qui va être appris et récité par les créatures elles-mêmes et par une gestuelle soit de type religieux (déambulation, maniements d’objets symboliques, fumigation, etc.), soit de type économico-social (rituels du travail, du repos et des loisirs, de la politique et même de la guerre). Il semble que tout groupe ou individu ne peut échapper à un rituel qui, en fait, lui donne une légitimité, une appartenance, et qui calme ses propres angoisses en le remettant, si besoin est, dans la parole censée l’avoir créé. Après, sûr de son appartenance par le rituel, il peut s’adonner au quiétisme, retrouver l’Eden du silence. Comme Dieu le fait après le dur travail de la création, nous dit Lafargue !
Cependant, le Verbe est-il une action symbolique ? Les philosophes de l’Antiquité et les théologiens du Moyen-Age, nous disent que le « Logos Spermatikos », le « dit qui crée », hors de toute action, où la création est avant-tout une nomination : la chose devient réalité, fait sens, car elle sort du chaos, de l’innommé. Toute la Bible, par exemple, est une recherche de retrouver un dialogue avec un Dieu qui, désormais se tait et qu’il faut remplacer son absence de parole par des rituels religieux ou philosophiques, dont la fonction est provisoire et fatalement incomplète, sorte de mise en scène sacrée, où l’homme se persuade qu’un Principe s’adresse à lui par le truchement d’un texte et d’une théâtralité. Mais nous savons que le rite est une construction imaginaire qui ferait avancer la rencontre principielle de l’Autre, mais qui ne peut finalement se faire qu’essentiellement dans le silence, compte-tenu de l’insuffisance du langage humain.

Le rituel est, par excellence, un « Ersatz ». Il est souvent bavard et n’est là que pour l’accueil du « Rien » qui est « Tout », comme le développe Maître Eckhart dans sa théologie apophatique. Mais n’oublions pas que ce Rien devient Tout. Dans l’un de ses derniers ouvrages, la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury nous le rappelle (2) : « S’il fallait faire une comparaison insuffisante, ce serait du côté du lien qui existe entre le rituel et la répétition, ou cette capacité qu’a le rituel de nous projeter dans l’immanence, avec ce lien au transcendant. Le rituel permet d’habiter le monde. La répétition stylistique permet d’habiter le monde, précisément en créant à l’intérieur de celui-ci, ou ailleurs, un espace-temps sur lequel ce dernier n’a pas de prise ». Cette réflexion nous permet d’approfondir la notion et la fonction du rituel.
I- QU’EN EST T-IL DE LA FONCTION DU RITUEL ?

Il y a toujours une dualité des formes ritualistes : paroles sacrées et gestuelles se trouvent conjuguées et nécessitent un discernement afin de percevoir que c’est la gestuelle qui conduit à la parole et non l’inverse. Le verbe prime sur l’action, mais c’est seulement dans le silence et l’écoute que peut opérer la réception de la Parole qui viendrait de ce que nous pourrions appeler le « Tout Autre ». Existent des formes religieuses, où le rituel a comme absorbé, assimilé la parole, et d’autres où c’est la parole au contraire qui semble avoir volatilisé le rite. Dans la religion romaine de l’Antiquité, nous voyons de tels cultes, comme celui des prêtres saliens où les paroles sacrées avaient perdu toute intelligibilité pour les prêtres eux-mêmes et où l’on aboutissait à une forme de glossolalie (3). Le rituel est une action où l’homme se sent agissant dans l’agir du Principe et ce que l’homme y fait, c’est une action de type religieux, c’est une action que Dieu ferait pour lui, en lui ; autant que lui la fait en Dieu, par Dieu. Reste la question familière au religions : le rituel se fait-il « en souvenir de », de façon commémorative, comme dans les Eglises liées à la Réforme protestante, ou comme une « transsubstantiation » (4) propre à la catholicité ?

Dans le rituel, l’action doit-être spiritualisée par une parole entendue au-delà du rituel en question, dans un silence intérieur qui ramène à l’origine. Si son sens n’est pas éclairé par une parole qui se voudrait authentiquement divine, le rituel dégénère en magie ou en simple superstition. Cependant, la pratique ritualiste ne peut pas être réduite à une simple figuration, plaquée sur des mythes par des paroles abstraites, sinon le rituel disparaît en échange d’une espèce de pieuse charade. C’est, en somme, le sens du symbole qui doit d’abord être recouvré, pour que la parole elle-même redevienne la parole de la transcendance, et non pas une simple formule qui, substituée à la réalité, ne saurait plus la rejoindre. Dès lors, le silence devient le lieu de la rencontre que le rituel est censé mettre en mouvement. Mais tout silence et ce qu’il fait découvrir est une mort et cette « mise en terre » est incontournable pour une résurrection dans la lumière par le Verbe. Ce que résume St. Jean (12, 24-25) : « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais si il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime la vie la perdra, et celui qui hait la vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle ». Le rituel du 3em degré maçonnique, s’est beaucoup inspiré de cette pensée johannique semble-t-il !
II-APRES L’ACTION RITUELIQUE, LE SILENCE DE LA TRANSMUTATION.

Le rituel maçonnique s’inscrit, comme dans toute démarche spirituelle, dans cette dialectique entre action et réflexion, parole et silence, perception d’une autre voix qui parle à-travers le discours du prochain ou dans le silence de l’épreuve, comme chez Jean de La Croix, dans sa traversée de la « nuit obscure » (5). Comme dans la République de Platon et de son (trop ?) célèbre mythe de la caverne, il est fait référence à ces prisonniers de l’illusion plongés dans le silence et l’obscurité dont certains postulent à la lumière en se soumettant au rituel de l’escalade vers cette dernière, l’atteignant pour s’entendre dire qu’il convient, qu’éclairés, ils doivent retourner vers les autres, dans le lieu obscure et silencieux, tels des Boddhisatvas du bouddhisme du Grand véhicule. En revanche, dans l’enfer de la Divine Comédie de Dante, les damnés hurlent leur désespoir et leurs griefs, dans un lieu dénué de lumière, où le feu destructeur n’est plus que la seule alternative. Le chaos, sans le rituel de l’ « ordo » crie, vocifère ; tandis que l’ordonnance au rituel réparateur conduit à la quiétude contemplative par le silence. Le rituel n’est pas une fin en soi, mais un chemin vers le silence. La différence, d’ordre pictural, en est bien évidemment, « Le Cri », d’Edvard Münch (1863-1944), ou de Jérôme Bosch (1450-1516) et ses « Visions de l’Au-Delà ». De manière évidente, c’est dans la mise en scène rituélique maçonnique que la place du silence va se révéler : Nous assistons là, à un va-et-vient entre silence et révélation, cette dernière n’étant que le fruit du premier, comme la graine est obligée de passer par le silence de la terre pour donner naissance à l’ordonnance de sa création particulière, de sa vérité.

Trouver « Sa » vérité, son rituel en quelque sorte, oblige au silence du voyage intérieur, de descendre dans le « caveau voûté », afin de quitter le monde bruyant de la surface, le domaine de la « Doxa », du lieu commun, du « bla-bla », pour celui du silence de sa vérité qui est souvent la découverte de son propre inconscient. Ce « retournement intérieur » (6), cette plongée silencieuse dans ce monde symbolique demande cependant d’être relié à l’extérieur : le silence et la recherche de sens ne peut s’effectuer qu’en relation, non comme la restauration d’un cordon ombilical, mais d’un lien qui rassure durant cette spéléologie intérieure. L’autre, le prochain, devient le moyen de recevoir un air nouveau, sans m’asphyxier dans une solitude qui ne serait que le reflet de mon narcissisme. L’aboutissement au silence comme but et conséquence du rituel ne vise naturellement pas au mutisme et l’état catatonique (7), ne présente nullement un idéal ! Dans la vie spirituelle, le silence est celui de l’ego qui laisse place en lui à une autre parole qui le submerge et dont il devient porteur. Ce qui est le cas des prophètes et mystiques de toutes les religions et cela sera aussi le statut officiel du Grand-Prêtre du Temple de Jérusalem, seul dans le silence du Saint des saints et porteur d’un seul nom et de sa prononciation. Cependant, Cynthia Fleurit nous prévient (8) : « Tout le monde n’est pas immédiatement apte au silence, à transformer de façon créatrice le silence. L’art est alors de produire une parole qui va restituer cette confiance sans pour autant orienter le sujet, et qui invite le sujet à traverser son silence, à comprendre qu’il y a à l’intérieur de celui-ci des ressources pour penser, pour affirmer ce que l’on croit savoir et qu’on ne sait pas ». En fait, découvrir que le silence est source de vie et non de disparition en se servant, en premier lieu du facteur rassurant d’un encadrement rituel théâtral, pour déboucher sur la réalité du sujet.
III – CONCLUSIONS-ALLER AU-DELA DU RITUEL POUR NE PAS ÊTRE VICTIME DU RITUEL !

Un rituel est un abécédaire qui, une fois acquit, sert à d’autres lectures. C’est juste un outil, mais si on le considère comme « une écriture sacrée », il se transforme en idéologie mortifère au lieu d’être un passage vers une parole vivifiante et une rencontre qui dépasse même la parole. S’il est appliqué « comme une fin en soi », il devient le texte mort du rituel d’une secte. De surcroît, le rituel doit laisser libre-cours à la libre interprétation du sujet, de son histoire, et des interprétations et évolutions qu’il est seul à pouvoir conduire, sinon nous tombons dans un dogmatisme catéchisé. Le rituel tue la spiritualité s’il n’est pas mis de côté : le bouddhisme dit que construire un radeau est nécessaire pour traverser un fleuve, mais qu’une fois l’autre rive atteinte, il ne sert plus à rien, petit ou grand, il n’est qu’un véhicule ! Les traditions religieuses occidentales suivent le même cheminement, à l’aide d’un langage différent. Par exemple, la vie monacale est un lieu où le rituel est observé de façon scrupuleuse, mais de façon à aboutir au silence. La vie monacale est, en elle-même, un rituel qui prépare au silence intérieur et extérieur qui laisse place à la rencontre avec le Principe. Mais ce silence débute par le silence dans la vie communautaire pour écouter l’autre, le frère, dont la parole véhicule aussi une parcelle de divin. Dans la célèbre règle de Saint-Benoît, où le silence est le leitmotiv, on peut y lire par exemple, dans la règle intitulée « De l’habitude de se taire » (9) : « Faisons ce que dit le prophète : « J’ai dit : je surveillerai ma conduite, afin de ne pas pécher par ma langue. J’ai placé une garde à ma bouche ; je suis devenu muet et me suis humilié. J’ai gardé le silence sur les choses bonnes » (Psaume 38, 2-3). Ici, le prophète montre que, si l’on doit parfois se taire en matière de bons discours, par amour du silence, combien plus doit-on s’abstenir des paroles mauvaises à cause de la peine due au péché ». La perturbation langagière gêne ou interdit l’écoute de l’essentiel…

Citons un autre exemple, issu de la Réforme protestante du 17em siècle : les Quakers qui eux rejettent tout rituel, toute organisation confessionnelle et tout clergé. Fondé par Georges Fox (1624-1691), celui-ci proposera des cultes du silence où le croyant, sans rituel, rencontre le Principe grâce à sa « lumière intérieure », propre à tout homme et la communique, si besoin est, à l’assemblée réunie. Ce qui amène un Quaker britannique à écrire (10) : « What I am talking about here is meditation that is beyond words and is communion with God’s langage of silence ? (« Ce que j’évoque ici est la méditation qui est au-delà des mots et qui devient une communion avec la parole de Dieu qui est silence »).
Ces deux approches permettent aux Maçons de se situer : engagés dans le siècle, ils ne relèvent pas de l’idéal de la vie monacale, mais ils ne relèvent pas non plus de l’approche Quaker, car ils ont besoin d’un minimum de rituel, quitte à le dépasser, avant le silence et ce « quelque chose » qui les dépasse et les entraîne…

Le but du rituel est de nous entraîner dans une confrontation au temps (à trois temps devrions-nous dire !) : le « Chronos » qui représente le linéaire, l’historique, la continuité, le « une pierre après l’autre » ; l’ « Aiôn » qui est le sentiment de suspens et d’éternité et qui pourrait être l’équivalence de la sublimation, où le sujet a l’impression de dépasser sa finitude et celle d’autrui ; et enfin le « Kairos » qui est l’instant à saisir, la possibilité, le droit pour chacun de faire histoire, c’est-à-dire déclencher une action qui crée un avant et un après. C’est dans ce vécu d’un temps trinitaire que le silence fait irruption. Silence allant de pair avec présence ; celle de son inconscient ou d’un « Interlocuteur » qui serait l’ « Agalma », le trésor de la source des signifiants, qui me rendrait « signifié » moi-même ?
Venir en Maçonnerie, c’est rajouter du rituel à ceux qui nous encadrent dans notre vie profane habituelle afin de nous rassurer (ou nous bloquer malheureusement !), avec la différence toutefois de nous conduire vers le silence qui nous confronte enfin à notre vérité, au-delà de la théâtralité de ces mêmes rites. Quitter notre imaginaire pour notre réel et tenter d’en bâtir une symbolique qui peut faire sens voilà le rude travail qui nous attend…
TELS LA DEESSE ISIS, NOUS VOILA CONDAMNES A POSER NOTRE DOIGT SUR LA BOUCHE !
NOTES
- (1) Lafargue Paul : Le droit à la paresse. Paris. Ed. Alia. 1999.
- (2) Fleury Cynthia : Ci-gît l’amer guérir du ressentiment. Paris. Ed. Gallimard. 2020. (Pages 75 et 76).
- (3) Glossolalie : Fait de parler ou de prier à haute voix dans une langue étrange ou étrangère, inconnue des personnes qui la parle eux-mêmes. Elle est assimilée parfois comme l’assimilation à une maladie mentale. En ce qui concerne les religions elle est l’expression d’un langage divin, d’un « parler en langues », que nous retrouvons, dans le Nouveau Testament, lors de la Pentecôte, lorsque les Apôtres sont réunis, après la mort de Jésus (Actes des Apôtres, 2, 4) : « Et ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer ».
- (4) Transsubstantiation : Conversion surnaturelle d’une substance en une autre. Dans la chrétienté catholique, conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ, lors de l’eucharistie, par l’opération du Saint-Esprit.
- (5) Jean de La Croix : La nuit obscure. Paris. Ed. Du Cerf. 1992.
- (6) Le « retournement intérieur », en hébreux, se dit « Techouva » et correspond à ce que nous pourrions appeler « conversion » qui n’est pas adopter une autre religion, mais retourner sur son origine où se trouverait sa vérité.
- (7) Catatonie : affection cérébrale indépendante à évolution cyclique, revêtant tour à tour l’aspect de la mélancolie, de la manie, de la stupeur, finalement de la démence, et caractérisée par une perte de l’initiative motrice et une inertie confinant à l’immobilité complète et au silence.
- Thuillier Jean : Folie-Histoire et dictionnaire. Paris. Ed. Robert L affont. 1996. (Page 478).
- (8) Fleury Cinthia : idem. (Page 100).
- (9) Saint-Benoît : La règle. Le Jas du Revest-Saint-Martin. Le club du Livre Chrétien. Ed. Robert Morel. 1961. (Page 61).
- (10) Eddleston Richard : What is meditation ? U.K. London. The Friend’s Quaterly. 2016. (Page 14)
BIBLIOGRAPHIE
- Vergote Antoine : Interprétation du langage religieux. Paris. Ed. Du Seuil. 1974.
- Bouyer Louis : Le rite et l’homme. Paris. Ed. du Cerf. 1962.
- Cassirer Ernst : La philosophie des formes Symboliques. Paris. Ed. De Minuit. 1972.
- Cazeneuve Jean : Les rites et la condition humaine. Paris. PUF. 1958.
- Chauvet Louis-Marie : Du symbolique au symbole. Essai sur les sacrements. Paris. Ed. Du Cerf. 1979.
- Cocagnac Henri : Les symboles bibliques. Lexique théologique. Paris. Ed. Du Cerf. 1994.
- Diel Paul : Le symbolisme dans la Bible : l’universalité du langage symbolique et sa signification psychologique. Paris. Ed. Payot. 1975.
- Heidegger Martin : Acheminement vers la parole. Paris. Ed. Gallimard. 1976.
- Ortiques Edmond : Le discours et le symbole. Paris. Ed. Aubier-Montaigne. 1962.
- Pozzi Giovanni : Silence. Paris. Ed. Payot. 2014.
- Van Eten Henry : Georges Fox et les Quakers. Paris. Ed. Du Seuil. 1956.