dim 13 avril 2025 - 01:04

Lisbonne maçonnique : une institution intimement liée à l’histoire de la ville

De notre confrère portuguais 24.sapo.pt

Le 9 avril 2025 marque la sortie de Lisboa Maçónica, un ouvrage de Sérgio Luís de Carvalho publié par Parsifal, qui explore l’histoire fascinante de la franc-maçonnerie à Lisbonne, une institution qui, à travers les siècles, s’est entrelacée de manière indélébile avec l’évolution de la ville et du Portugal. Ce livre, destiné au grand public, retrace un parcours de plus de deux siècles et demi, de 1727 à 1974, période marquée par des luttes, des répressions, mais aussi des moments de lumière et d’influence.

À travers une narration captivante, l’auteur dévoile comment la franc-maçonnerie a accompagné les bouleversements historiques du Portugal, contribuant à façonner ses idéaux humanistes et fraternels, qui résonnent encore dans la démocratie portugaise contemporaine. Voici une plongée détaillée dans ce thème, inspirée de l’extrait publié par SAPO 24 et enrichie par des recherches complémentaires.

Introduction : Une Organisation au Cœur de l’Histoire

Peu d’organisations suscitent autant de fascination, de méfiance et de questionnements que la franc-maçonnerie. Pendant des siècles, elle a été attaquée, persécutée, interdite ; pendant des siècles, elle a résisté, persisté, et parfois même influencé des moments décisifs de l’histoire. À Lisbonne, la franc-maçonnerie a oscillé entre l’ombre de la clandestinité et la lumière de l’influence, laissant une empreinte durable sur l’histoire de la ville et du Portugal. Comme le souligne Sérgio Luís de Carvalho dans Lisboa Maçónica, les principes maçonniques d’humanisme, de fraternité et de liberté se retrouvent dans de nombreux aspects de la démocratie portugaise actuelle. Ce livre, qui s’inscrit dans une collection sur Lisbonne publiée par Parsifal depuis 2018, se propose de retracer cette histoire complexe à travers quatre grandes périodes, allant des origines en 1727 jusqu’à la renaissance démocratique de 1974, après la Révolution des Œillets.

L’objectif de cet ouvrage est clair : faire découvrir au grand public l’histoire, la présence et le patrimoine maçonnique dans la capitale portugaise, tout en restant rigoureux sur le plan historique. Divisé en quatre parties, le livre aborde les débuts tumultueux de la franc-maçonnerie à Lisbonne, son essor sous le libéralisme, sa répression sous la dictature, et enfin les traces visibles ou cachées de son influence dans la ville. À travers ce voyage, Sérgio Luís de Carvalho rend également hommage aux historiens qui ont éclairé ce sujet, notamment António Ventura et AH de Oliveira Marques, tout en remerciant les contributeurs qui l’ont soutenu, comme l’historien Jorge Martins, l’écrivain José Fanha, et l’éditeur Marcelo Teixeira.

Partie 1 : Les Débuts de la Franc-Maçonnerie à Lisbonne (1727-1834)

Un Contexte de Clandestinité et de Répression

Les premières traces de la franc-maçonnerie à Lisbonne remontent à 1727, lorsque la première loge, connue sous le nom de « Loge des Marchands Hérétiques » par l’Inquisition, est attestée dans le Beco dos Açúcares, près des actuels Largo D. Luís I et Largo do Corpo Santo, non loin du Tage. À cette époque, le Portugal est sous le règne de Jean V (D. João V), un monarque fasciné par l’or du Brésil, qui coule à flots dans le royaume. Cependant, cette richesse masque une réalité sombre : une grande partie de la population vit dans la misère, l’industrie locale périclite face aux importations, et l’Inquisition, en collusion avec la Couronne, impose une répression féroce contre toute forme de dissidence intellectuelle ou religieuse.

Dans ce contexte, l’émergence de la franc-maçonnerie est un acte de courage et de défi. Deux facteurs expliquent les difficultés initiales de son implantation. Tout d’abord, l’absolutisme royal et la mainmise de l’Inquisition rendent toute activité maçonnique dangereuse. Les francs-maçons, conscients des risques, opèrent dans la clandestinité, évitant de consigner leurs activités par écrit, ce qui explique le manque de documentation directe sur cette période. Paradoxalement, une grande partie des informations disponibles proviennent des archives de l’Inquisition elle-même, dont le siège lisboète se trouve à Rossio, dans l’actuel emplacement du Théâtre National D. Maria II.

Le second facteur est l’origine étrangère des premières loges. Fondées principalement par des Britanniques résidant ou commerçant à Lisbonne, ces loges sont initialement interdites aux Portugais, ce qui les rend « étrangères » au tissu social et politique local. Cette particularité renforce leur mystère et alimente la méfiance des autorités, qui peinent à comprendre et à combattre cette organisation naissante. Cependant, la franc-maçonnerie portugaise finit par s’enraciner, portée par des idéaux de liberté et de fraternité qui séduisent une élite éclairée, malgré les persécutions croissantes.

Les Premiers Pas sous l’Ombre de l’Inquisition

La « Loge des Marchands Hérétiques » est un symbole de cette période de genèse. Située dans un quartier portuaire, elle reflète l’influence des réseaux commerciaux internationaux, notamment britanniques, qui introduisent les idéaux maçonniques au Portugal. La Grande Loge de Londres et Westminster, fondée en 1717, a en effet inspiré la création de loges à travers l’Europe, et Lisbonne, en tant que port ouvert sur le monde, devient un terrain fertile pour ces idées nouvelles. Mais cette implantation précoce – seulement dix ans après la fondation de la première Grande Loge moderne – se heurte à une hostilité farouche de l’Église catholique.

Dès 1738, le pape Clément XII promulgue l’encyclique In Eminenti Apostolatus Specula, qui condamne sans équivoque la franc-maçonnerie. Ce texte, dont un extrait est publié dans Lisboa Maçónica, accuse les francs-maçons de réunir des individus de toutes religions et sectes, de s’organiser en secret, et de menacer la « tranquillité de l’État et la santé des âmes ». Le pape ordonne l’interdiction des loges et menace d’excommunication tout fidèle qui y participerait, appelant les évêques et les inquisiteurs à poursuivre les contrevenants comme des hérétiques. À Lisbonne, cette encyclique est affichée sur les portes des églises et lue lors des messes dominicales du 28 septembre 1738, sur ordre du grand inquisiteur D. Nuno da Cunha e Ataíde.

Cette répression culmine avec le procès de John Coustos, un joaillier irlandais et franc-maçon, arrêté par l’Inquisition en 1743. Torturé et emprisonné, Coustos devient le premier « martyr » maçonnique de Lisbonne. Son cas illustre la violence de la répression, mais aussi la résilience des francs-maçons, qui continuent à opérer dans l’ombre. Malgré ces persécutions, la franc-maçonnerie s’implante lentement, portée par des figures comme Alexandre de Gusmão, secrétaire du roi et possiblement maçon, qui déplore la misère du royaume et appelle à des réformes.

Partie 2 : L’Essor sous le Libéralisme (1834-1926)

Une Période de Lumière et d’Influence

Avec le triomphe du libéralisme lors de la guerre civile de 1832-1834, qui met fin à l’absolutisme au Portugal, la franc-maçonnerie entre dans une nouvelle phase. Les idéaux maçonniques – liberté, égalité, fraternité – résonnent avec les principes du constitutionnalisme, et les loges lisboètes sortent de la clandestinité pour jouer un rôle croissant dans la société. De 1834 à 1926, la franc-maçonnerie devient « à la mode » parmi les élites politiques et sociales, attirant des figures influentes du monde de la politique, des arts et des sciences.

Cette période est marquée par une expansion significative de l’influence maçonnique. Les loges se multiplient à Lisbonne, et les francs-maçons s’impliquent dans les grands débats de l’époque, notamment la laïcisation de l’État, l’abolition de l’esclavage, et la promotion de l’éducation. Cependant, cette visibilité accrue s’accompagne de nouveaux défis. Les rivalités internes, souvent le reflet des divisions politiques nationales, fragilisent l’unité de la franc-maçonnerie portugaise. Les tensions entre républicains et monarchistes, ou entre progressistes et conservateurs, se répercutent au sein des loges, entraînant des schismes et des conflits.

Le Rôle de Lisbonne dans la Modernisation du Portugal

Lisbonne, en tant que capitale, devient le centre névralgique de cette effervescence maçonnique. Les loges lisboètes, désormais plus ouvertes aux Portugais, jouent un rôle clé dans la diffusion des idées libérales et dans la modernisation du pays. Elles influencent des réformes majeures, comme la séparation de l’Église et de l’État, et soutiennent des projets d’infrastructure, tels que la reconstruction de la Baixa Pombalina après le tremblement de terre de 1755, un projet dirigé par le Marquis de Pombal, souvent associé à des idéaux maçonniques. Selon certains auteurs, Pombal aurait intégré des éléments de symbolisme maçonnique dans la géométrie de la Baixa, comme l’utilisation du nombre d’or (0,618033989) dans l’axe de la Rua Augusta, orienté à 13° par rapport au nord.

Cette période voit également l’émergence de figures maçonniques influentes, comme Almeida Garrett, écrivain et homme politique, ou encore le Duc de Loulé, qui deviendra Grand Maître du Grand Orient Lusitanien. Ces hommes incarnent l’alliance entre la franc-maçonnerie et le pouvoir, mais aussi les tensions inhérentes à une organisation qui, tout en prônant l’universalité, reste marquée par les clivages sociaux et politiques.

Partie 3 : Les Années de Plomb (1926-1974)

La Répression sous l’Estado Novo

L’installation de la dictature militaire en 1926, suivie par l’Estado Novo de Salazar dans les années 1930, marque une période sombre pour la franc-maçonnerie à Lisbonne. En 1935, Salazar interdit officiellement la franc-maçonnerie, la désignant comme une menace pour l’ordre national et les valeurs catholiques qu’il défend. Cette interdiction s’inscrit dans un contexte plus large de répression contre toute forme d’opposition, qu’elle soit politique, intellectuelle ou spirituelle.

Cette année-là, un épisode emblématique illustre la bataille idéologique entre les forces réactionnaires et les secteurs progressistes de la société portugaise : la polémique entre Fernando Pessoa et les milieux antimaçonniques. Pessoa, figure majeure de la littérature portugaise et sympathisant des idéaux maçonniques, publie une défense passionnée de la franc-maçonnerie, dénonçant l’obscurantisme du régime. Cette controverse devient une allégorie de la lutte entre les tenants de la tradition autoritaire et les défenseurs des Lumières, une lutte qui traverse toute la société portugaise de l’époque.

La Résistance dans l’Ombre

Malgré l’interdiction, la franc-maçonnerie ne disparaît pas complètement. À Lisbonne, de nombreux francs-maçons s’engagent dans la résistance antifasciste, rejoignant des mouvements clandestins contre l’Estado Novo. Certains, comme Aquilino Ribeiro ou Norton de Matos, participent activement à l’opposition, au prix de lourdes conséquences personnelles. Les loges, bien que dissoutes officiellement, continuent d’exister dans la clandestinité, organisant des réunions secrètes et maintenant vivants les idéaux de liberté et de fraternité.

Cette période de répression prend fin avec la Révolution des Œillets, le 25 avril 1974. La chute de l’Estado Novo ouvre une nouvelle ère pour la franc-maçonnerie portugaise, qui peut enfin sortir de l’ombre et reprendre ses activités au grand jour. À Lisbonne, les loges renaissent, portées par un élan de liberté et par le désir de contribuer à la construction d’une société démocratique.

Partie 4 : Les Traces Maçonniques dans la Ville

Un Patrimoine Symbolique Dissimulé

Temple maçonnique au Portugal

La dernière partie de Lisboa Maçónica propose un parcours à travers les lieux de Lisbonne où la présence maçonnique est perceptible, parfois de manière évidente, parfois plus discrète. Selon certains observateurs, des symboles maçonniques sont intégrés dans l’architecture et l’urbanisme de la ville, notamment dans la Baixa Pombalina. L’Arco da Rua Augusta, par exemple, est souvent interprété comme un monument maçonnique, avec ses deux colonnes symbolisant l’entrée d’un temple et son iconographie évoquant des thèmes ésotériques. La statue de D. José, au centre de la Praça do Comércio, est également vue par certains comme une œuvre initiatique, représentant le roi en empereur romain, monté sur un cheval blanc écrasant des serpentes – symboles des forces obscures.

D’autres lieux, comme la Rua Augusta elle-même, sont associés à des concepts maçonniques tels que la géométrie sacrée et le nombre d’or. Le livre O Maçon de Viena de José Braga de Gonçalves, mentionné dans des analyses disponibles sur le web, souligne la disposition des rues de la Baixa comme un « Temple de Salomão » miniature, avec des paires de colonnes symboliques marquant l’entrée de la ville-temple. De même, la statue d’une aigle au croisement de la Rua de São Nicolau et de la Rua Augusta est interprétée comme un symbole de la constellation de la Balance et de Vénus, marquant le « naissance à la lumière augusta ».

Une Influence Débattue

Quinta Da Regaleira à Lisbon, Portugal
Quinta Da Regaleira à Lisbon, Portugal

Cependant, ces interprétations ne font pas l’unanimité. Si certains voient dans ces éléments des preuves d’une influence maçonnique délibérée, d’autres y perçoivent des coïncidences ou des projections rétrospectives. Par exemple, le blog A-24, cité dans des sources en ligne, va jusqu’à qualifier la franc-maçonnerie de « secte démoniaque » ayant dominé Lisbonne depuis le XVIIIe siècle, une vision extrême qui reflète les controverses persistantes autour de cette organisation. En réalité, la présence maçonnique à Lisbonne est plus nuancée, mêlant des influences réelles – comme l’implication de figures maçonniques dans la reconstruction de la ville après 1755 – et des interprétations symboliques parfois spéculatives.

Conclusion : Une Héritage Vivant

Lisboa Maçónica de Sérgio Luís de Carvalho est bien plus qu’un simple livre d’histoire : c’est une invitation à redécouvrir Lisbonne sous un angle nouveau, à travers les ombres et les lumières de la franc-maçonnerie. De ses débuts clandestins en 1727 à sa renaissance après 1974, en passant par les périodes de gloire et de répression, la franc-maçonnerie a accompagné les transformations de la ville et du Portugal, laissant une empreinte indélébile sur leur histoire. Les idéaux maçonniques d’humanisme et de fraternité, qui ont inspiré des générations de penseurs, d’artistes et de politiques, continuent de résonner dans la démocratie portugaise contemporaine.

Ce livre, accessible et rigoureux, s’adresse à tous ceux qui souhaitent comprendre cette institution souvent mal comprise. En explorant les lieux, les figures et les événements qui ont marqué la présence maçonnique à Lisbonne, Sérgio Luís de Carvalho nous rappelle que l’histoire de la ville ne peut être pleinement appréhendée sans tenir compte de cette organisation qui, à travers les siècles, a su résister, persister et influencer. Pour les lecteurs curieux, l’ouvrage propose également une bibliographie concise mais précieuse, ouvrant la porte à une exploration plus approfondie de ce sujet fascinant.

Événement Connexe : Une Rencontre Littéraire

Pour ceux qui souhaitent prolonger cette réflexion, Francisco Mota Saraiva, auteur de Mourons au moins à Porto, publié par Quetzal et lauréat du prix José Saramago 2024, participera à une rencontre organisée par É Desta Que Leio Isto le 24 avril 2025 à 21h00. Ce roman, qui « ébranle les fondements du récit classique », promet une discussion passionnante sur la littérature portugaise contemporaine. Pour s’inscrire, il suffit de remplir le formulaire disponible en ligne et de rejoindre la chaîne WhatsApp de l’événement.

En somme, Lisboa Maçónica est une œuvre qui non seulement éclaire un pan méconnu de l’histoire de Lisbonne, mais invite également à réfléchir aux valeurs de liberté et de fraternité qui, malgré les persécutions et les défis, ont traversé les siècles pour façonner la ville que nous connaissons aujourd’hui.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.

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