La Franc-maçonnerie se présente comme une voie d’humilité, une quête intérieure où l’initié, frère ou sœur, est invité à « polir sa pierre brute » – cette métaphore de l’ego imparfait qu’il faut tailler pour atteindre une harmonie spirituelle et fraternelle. Pourtant, paradoxalement, certains maçons, hommes comme femmes, développent avec les années une hypertrophie de l’ego, un orgueil qui semble contredire les idéaux mêmes de l’ordre.

Que ce soit à travers les degrés et grades obtenus, les fonctions électives exercées, ou simplement l’appartenance à cette institution millénaire, ce phénomène touche une minorité mais soulève des questions essentielles :
pourquoi cette dérive ? Quels mécanismes internes ou externes favorisent cet enflure de l’ego ?
Explorons ce paradoxe avec une curiosité bienveillante.
La Franc-maçonnerie : un idéal d’humilité

Dès l’initiation, le profane entre en loge les yeux bandés, symbolisant son aveuglement face à la lumière de la connaissance. Ce rituel, commun à la plupart des obédiences – Grande Loge de France (GLDF), Grand Orient de France (GODF), Droit Humain, ou Grande Loge Féminine de France (GLFF)… – pose un principe fondamental : l’ego ne doit jamais devenir le conducteur, il doit laisser la place à la quête collective et personnelle de vérité. Les outils maçonniques – l’équerre pour la droiture, le compas pour l’équilibre, le maillet pour briser les aspérités – sont des rappels constants de cette humilité. Contrairement à ce qu’écrit l’historien maçonnique Roger Dachez dans Histoire de la Franc-maçonnerie française (2003), « la maçonnerie est un chemin de déconstruction de l’ego au profit de l’édifice commun », il semblerait plutôt que le chemin ne consiste pas à déconstruire l’égo, mais à nourrir l’humilité par le remplissage d’amour sincère et profond de soi-même. Car l’égo n’est pas un organe, mais une conséquence.
Ce chemin, aussi noble soit-il, n’est pas exempt de pièges. Avec les années, certains maçons s’éloignent de cet idéal, laissant l’orgueil prendre le dessus.
Trois facteurs principaux semblent alimenter cette hypertrophie : les grades et degrés, les fonctions électives, et l’appartenance elle-même.
Examinons-les un par un.
Les grades et degrés : une échelle de prestige ?

La Franc-maçonnerie est structurée en degrés, souvent organisés en rites – le Rite Écossais Ancien et Accepté (33 degrés) ou le Rite Français (3 degrés principaux, parfois suivis de grades complémentaires) par exemple. Chaque degré représente une étape initiatique, un dévoilement progressif des symboles et des mystères. Pour beaucoup, atteindre les hauts grades – comme le 33e degré du REAA, celui de « Souverain Grand Inspecteur Général » – est une récompense spirituelle, un signe de persévérance et de compréhension.
Pourtant, chez certains, ces grades deviennent une source d’orgueil. Le maçon ou la maçonne qui gravit les échelons peut se voir comme « supérieur » aux apprenants des degrés inférieurs, oubliant que chaque grade est une leçon, non un trophée. Cette dérive est parfois renforcée par la reconnaissance extérieure : un frère ou une sœur arborant les insignes d’un haut grade (tablier orné, cordon distinctif) peut attirer l’admiration en loge ou dans les cercles maçonniques, nourrissant une satisfaction personnelle qui glisse vers la vanité. Comme le note Pierre Mollier, conservateur du musée de la Franc-maçonnerie à Paris, dans La Franc-Maçonnerie (2016), « les grades, conçus comme des outils d’éveil, deviennent parfois des médailles d’honneur dans l’esprit de ceux qui les portent ».
Psychologiquement, ce phénomène s’explique par un biais bien connu : le besoin de statut. Selon la théorie de la hiérarchie des besoins de Maslow, l’estime de soi et la reconnaissance sociale sont des moteurs puissants.
En maçonnerie, où l’égalité est prônée en théorie, les grades créent une hiérarchie implicite qui peut flatter l’ego, surtout si l’initié confond progression spirituelle et supériorité personnelle.
Les fonctions électives : le pouvoir en Loge

Un autre vecteur d’orgueil réside dans les fonctions électives – vénérable maître, surveillant, orateur, secrétaire –, qui confèrent une autorité temporaire au sein de la loge. Être élu à ces postes est un honneur, une marque de confiance des frères et sœurs. Le vénérable maître, par exemple, préside les tenues, anime les travaux et incarne l’unité de la loge. Pour beaucoup, c’est une responsabilité exercée avec humilité et dévouement.
Mais pour certains, ces rôles deviennent une tribune. Diriger une loge peut exalter un sentiment de pouvoir, surtout dans des obédiences où les vénérables jouissent d’un prestige marqué. L’organisation de rituels, la prise de parole devant une assemblée, ou la gestion des affaires internes flattent l’ego de ceux qui y voient une validation de leur valeur. Une sœur ou un frère qui enchaîne les mandats peut se percevoir comme indispensable, oubliant que ces fonctions sont tournantes et au service du collectif.
Ce phénomène est amplifié par la dynamique de groupe :
l’admiration des pairs ou les flatteries subtiles peuvent conforter un ego déjà fragile. Les fonctions électives, censées être des devoirs, se transforment alors en privilèges dans l’esprit de certains.
L’appartenance maçonnique : une fierté mal placée

Enfin, pour d’autres, l’orgueil naît simplement de l’appartenance à la Franc-maçonnerie. Être maçon ou maçonne, c’est intégrer une tradition vieille de trois siècles, marquée par des figures illustres – Voltaire, Mozart, Louise Michel – et auréolée de mystère. Cette appartenance confère un sentiment d’élitisme, d’être “choisi” ou “éveillé” là où le profane reste dans l’ombre. Pour certains, porter cet héritage devient une source de vanité, un badge d’honneur exhibé dans les cercles initiés ou même en société.
Cet orgueil peut être accentué par le secret maçonnique : ne pas tout dire, savoir ce que d’autres ignorent, crée une distinction qui flatte l’ego. Une sœur ou un frère peut se vanter – discrètement ou non – d’appartenir à cet “ordre des sages“, oubliant que l’initiation n’est pas une fin, mais un commencement. Comme le souligne le philosophe de la Franc-maçonnerie Daniel Béresniak dans Les Symboles de la franc-maçonnerie (1997),
« l’appartenance, mal comprise, transforme un chemin d’humilité en un piédestal imaginaire ».
Une dérive humaine, pas maçonnique

Pourquoi cette hypertrophie touche-t-elle autant les frères que les sœurs ? Parce qu’elle n’est pas liée au genre, mais à la nature humaine. La Franc-maçonnerie, avec ses grades, ses titres et son aura, offre un terrain fertile aux faiblesses universelles : le besoin de reconnaissance, la peur de l’insignifiance, ou la quête de pouvoir. Les femmes, intégrées plus tardivement (XIXe siècle avec Maria Deraismes), ne sont pas immunisées :
elles peuvent, elles aussi, succomber à l’orgueil des hauts grades ou des fonctions dans les obédiences mixtes ou féminines.
Cette dérive n’est pas systématique – elle concerne une minorité –, mais elle est amplifiée par le temps. Avec les années, un maçon peut perdre de vue l’humilité initiale, surtout s’il s’entoure d’une “cour” flatteuse ou s’il privilégie les honneurs sur la quête intérieure. Le paradoxe est cruel : une institution qui prône l’égalité et la fraternité devient, pour certains, un miroir déformant de leur ego.
Retrouver la Pierre Brute

Comment contrer cette hypertrophie ? La réponse réside dans les fondements mêmes de la maçonnerie : le retour constant à la simplicité de l’apprenti. Les rituels rappellent que nul n’est au-dessus des autres – le 33e degré ne vaut pas plus que le 1e face à l’idéal commun. Les loges, par leur fonctionnement collégial, peuvent aussi tempérer les egos en valorisant l’écoute et le service. Comme le disait Albert Pike dans Morals and Dogma (1871) :
« le vrai maçon est celui qui se souvient qu’il n’est qu’une pierre parmi d’autres dans l’édifice ».

En somme, l’hypertrophie de l’ego en Franc-maçonnerie n’est pas une fatalité, mais un défi humain. Grades, fonctions, appartenance : ces marqueurs, s’ils sont mal compris, détournent du chemin initiatique.
Frères et sœurs, le miroir est là – à chacun de choisir s’il reflète la lumière ou l’orgueil.
apres 60 ans en loge actif je viens de démissionner j ai pris conscience d être manipulé par les hauts gradés,la différence entre se perfectionner et se croire supérieurs détruit l école de tolérance qui nous permettait d essayer de changer la société.j apprécié votre article qui touche une vérité qui participe à la disparition d une certaine Maçonnerie.triple regrets
Il est vrai que personnellement j’ai connu un VM qui ne voulait pas quitter le siège de Salomon pensant que personne n’était apte à lui succéder ! Et pour avoir essayer les Hauts Gradés je ne me sentais pas à mon aise. Connais toi toi même il faut se regarder très souvent dans le miroir. J’ai dit
Merci de présenter la réalité ainsi, réalité qu’on ne devait pourtant pas voir car elle contredit tout ce pourquoi la franc-maçonnerie reste vivante ainsi que les serments que chaque franc-maçon (homme ou femme) est conduit à prêter au long de son cheminement.
On prolongera utilement la lecture de cet article par l’excellent livre de notre F. Pierre Audureau “Une franc-maçonnerie dévoyée par l’ego” aux Editions MdV paru en 2019.
C’est visible à un tel point que je ne souhaite pas me rendre dans des ateliers de perfectionnement, c’est un frein réel pour moi.
Je préfère consacrer mon temps à aider les sœurs qui ont besoin…