Avec inspiration de notre confrère elnacional.com – Par Mario Múnera Muñoz
Et si Dieu n’était ni un roi céleste ni un esprit capricieux, mais une équation parfaite, un ordre géométrique qui sous-tend chaque mouvement de l’univers ? Baruch Spinoza (1632-1677), dans son chef-d’œuvre L’Éthique, démontrée selon l’ordre géométrique (1677), nous offre cette vision audacieuse : un Dieu qui n’est pas au-dessus de la Nature, mais qui est la Nature – une substance unique, infinie, nécessaire, dévoilée par la rigueur d’une démonstration mathématique.
Dans ce troisième et dernier volet de notre série, explorons ce “Dieu géométrique” qui défie les passions humaines et les dogmes pour révéler une réalité unifiée. Pourquoi Spinoza a-t-il choisi la géométrie pour parler du divin ? Et en quoi cette pensée peut-elle éclairer notre quête de liberté et de paix ?
Une révolution sous forme d’équations

Au XVIIe siècle, alors que Galilée affirme que « le livre de la nature est écrit en langage mathématique », Spinoza pousse cette idée à son paroxysme. Né à Amsterdam dans une famille juive séfarade exilée, il grandit dans une Europe où la science et la religion s’affrontent violemment. À 23 ans, son rejet des dogmes – notamment d’un Dieu anthropomorphe – lui vaut une excommunication brutale en 1656. Mais loin de se taire, il forge une philosophie qui marie intuition et logique, exposée dans L’Éthique avec la précision d’un traité d’Euclide. Comme le note Rómulo Ramírez Daza y García dans son essai Le Dieu géométrique de Baruch Spinoza (Universidad Panamericana), Spinoza sépare le divin des “Livres de la Loi” pour le contempler avec “l’œil de la Sagesse”. Ce n’est pas un acte de foi aveugle, mais une démonstration rigoureuse qui révèle un Dieu immanent.
Pourquoi la géométrie ? Pour Spinoza, elle est le “modèle idéal” pour exposer la réalité divine. Les axiomes, définitions et propositions s’enchaînent comme les théorèmes d’un cercle ou d’un triangle, offrant une clarté implacable. « Tout suit une série d’étapes pour sa démonstration », écrit Muñoz, capturant cette méthode qui transforme la métaphysique en science.
Dieu : la substance infinie

Au cœur de cette géométrie se trouve une idée radicale : Dieu est une substance unique, causa sui (cause de soi), dont l’essence implique l’existence. « Dieu est la totalité de l’Être », explique Ramírez, une réalité infinie qui contient tout – vous, moi, les montagnes, les étoiles – dans une unité absolue. Dans L’Éthique (Partie I, Proposition 14), Spinoza affirme : « Hors de Dieu, aucune substance ne peut être ni être conçue. » S’il existait autre chose, ce serait une autre substance, ce qui est impossible : Dieu est l’Unique.
Cette substance se manifeste par une infinité d’attributs, mais l’homme n’en perçoit que deux : la pensée (l’esprit) et l’étendue (le corps). « La pensée est un attribut de Dieu », écrit Spinoza (Partie II, Proposition 1) ; il est un être pensant, infini. L’étendue, quant à elle, est la cause immanente de tout ce qui existe physiquement – non une limitation, mais une expression de l’imagination divine. Comme le souligne Gilles Deleuze dans Spinoza : Philosophie pratique (1981), « ces attributs ne divisent pas Dieu ; ils sont des perspectives sur une même réalité ».
Rien n’échappe à cette substance. « Tout ce qui est est en Dieu », proclame Spinoza (Partie I, Proposition 15). Les choses ne pourraient être autrement : leur perfection découle de la nécessité divine, pas d’un caprice. Un flocon de neige, une tempête, une idée – tout suit un ordre géométrique, une logique aussi précise que la somme des angles d’un triangle (180°).
L’âme : un reflet de l’infini

Et l’homme dans tout cela ? L’âme humaine, pour Spinoza, n’est pas une entité séparée, mais une modification de la substance divine. « L’âme fait partie de la compréhension infinie de Dieu », dit-il (Partie II, Proposition 11, Corollaire). Elle est un mode, une expression particulière des attributs de pensée et d’étendue. Contrairement à Dieu, nécessaire et éternel, l’homme est contingent – un fragment dans l’immense tapisserie de la Nature.
Pourtant, quelque chose d’immortel subsiste en nous. Dans L’Éthique (Partie V, Proposition 23), Spinoza suggère que l’idée de notre âme, en tant que chose pensante, perdure dans la substance. Cette immortalité n’est pas un paradis personnel, mais une connexion intemporelle à l’infini. Comme l’écrit Ramírez, « l’âme est rapportée à l’infini impérissable, qui est Dieu ». Il n’y a aucun moyen d’échapper à cette réalité : tout implique Dieu.
La connaissance : un chemin vers la liberté
Spinoza distingue trois niveaux de connaissance, chacun révélant un aspect du Dieu géométrique :
- Expérience vague : Une perception confuse, désordonnée – voir une fleur sans en saisir l’essence.
- Signes et mémoire : Se souvenir d’une chose par des mots ou des images, une connaissance encore imparfaite.
- Intuition rationnelle : Comprendre les notions communes et les idées adéquates, comme les lois universelles. C’est la “conscience intuitive”, la plus haute forme de savoir.
« Le bien suprême de l’âme est la connaissance de Dieu », affirme Spinoza (Partie IV, Proposition 28). Cette connaissance libère l’homme des passions – peur, colère, désir aveugle – qui l’enchaînent aux lois du monde. Dieu, lui, est libre car exempt de passions ; l’homme, en le comprenant, s’approche de cette liberté. Comme le note Stuart Hampshire dans Spinoza (1951), « la liberté spinoziste n’est pas un caprice, mais une harmonie avec la nécessité ».
Le physique : un parallélisme parfait

Dans le domaine physique, tout suit cet ordre géométrique. « Un corps en mouvement ou au repos est déterminé par un autre corps, et ainsi de suite à l’infini », écrit Spinoza (Partie II, Proposition 13, Lemme 3). Les corps se distinguent par le mouvement et le repos, mais leur cause ultime est la substance divine. Ce parallélisme – entre pensée et étendue – est absolu : l’esprit et le corps ne s’opposent pas, ils reflètent la même réalité sous deux attributs.
L’infinité de Dieu, explique Ramírez, est une “intemporalité qui se manifeste dans le temps sempiternel”. Le flux du devenir – une rivière qui coule, une étoile qui s’éteint – est l’expression éternelle de cette substance unique. Il n’y a pas deux univers, pas deux substances : tout est un.
Une paix par la compréhension
Spinoza rêve d’un jour où l’humanité comprendra ce Créateur géométrique. « Ce jour-là, il y aura la paix dans le monde », écrit Muñoz. Mais tant que le cerveau cherche la vérité à l’extérieur et que le cœur suit ses passions, cette paix reste hors de portée. La liberté, pour Spinoza, ne vient pas de la révolte ou de la raison seule ; elle naît d’un chemin spirituel, d’une intuition qui transcende les limites humaines pour saisir l’ordre divin.
Un legs éternel

Mort à 44 ans, usé par la tuberculose et son métier de polisseur de lentilles, Spinoza laissa une œuvre interdite mais indestructible. Albert Einstein, en 1929, confessait : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie des lois de l’univers. » Aujourd’hui, ce Dieu géométrique nous défie encore : il nous invite à voir l’infini dans le fini, à trouver le sacré dans l’ordre, et à nous libérer par la connaissance.
Ainsi s’achève notre voyage dans la pensée de Spinoza. De l’immanence à la liberté, son Dieu-Nature reste une boussole pour naviguer dans un monde chaotique – une géométrie de l’âme qui, une fois comprise, illumine tout.
Excéllent !
Donne au croyant que je suis de magnifiques pistes de réflexion
Recentre le christianisme primitif dans ce monde de + en + dogmatique
C’est avec un grand plaisir que j’ai lu ces trois articles qui cernent bien, je trouve, la pensée de Spinoza.
Il y a juste un point sur lequel je suis moins d’accord, c’est celui des trois genres de connaissance : Spinoza distingue nettement la connaissance par la raison et celle par l’intuition.
Pour Spinoza :
– le premier genre de connaissance, par oui dire ou imagination, est inadéquat
– le deuxième, par la raison, est adéquat mais limité
– le troisième, par l’intuition, est adéquat et permet de dépasser les limites de la raison
Ce troisième genre est celui qu’il nous faut mobiliser dans notre élévation.
Mais encore bravo pour ces articles.
quels sont les liens avec la pensée brahmanique, cet ancien hindouisme s’il en y a?
Un grand merci Mme DUBOIS, de parcourir pour tous ceux qui ne le peuvent pas, la littérature internationale et de nous préparer “un si bon repas”