De notre confrère bdzoom – Par Henri Filippini

Imaginez un monde où les ombres du secret s’écartent pour révéler des figures longtemps occultées : des femmes, audacieuses et visionnaires, qui ont marqué l’histoire d’une institution souvent perçue comme un bastion masculin. Avec Les Filles de Mnémosyne, le douzième et ultime tome de la série L’Épopée de la franc-maçonnerie (Glénat), Didier Convard et son équipe clôturent une aventure éditoriale ambitieuse en rendant hommage aux pionnières de la franc-maçonnerie féminine.
Publié en 2025, cet album, dessiné par Luca Malisan et scénarisé par Pierre Boisserie avec la supervision de Convard, nous transporte dans une fresque où mémoire, sororité et humanisme s’entrelacent. Pourquoi ce focus sur les femmes ? Que nous disent-elles de la franc-maçonnerie et de son évolution ? Plongeons dans cette histoire fascinante, riche de symboles et de combats.

« L’Épopée de la franc-maçonnerie T12 : Les Sœurs de la fraternité » par Annabel, Pierre Boisserie et Didier Convard.
Éditions Glénat (14,95 €) — EAN : 9782344036952 – Parution 12 mars 2025
Une série au long cours : de Hiram aux Filles de Mnémosyne
Lancée en 2020 sous la direction de Didier Convard – lui-même franc-maçon et maître incontesté de l’ésotérisme en bande dessinée (Le Triangle Secret) –, L’Épopée de la franc-maçonnerie a entrepris de retracer les origines et l’évolution de cette institution humaniste sur plus de trois millénaires. Du légendaire Hiram, architecte du Temple de Salomon (tome 1, L’Ombre d’Hiram), aux francs-maçons anglais de la Royal Society (tome 4), en passant par les bâtisseurs médiévaux et les révolutionnaires du XVIIIe siècle, la série a mêlé histoire et fiction avec une rigueur pédagogique et un souffle romanesque. Avec près de 150 000 exemplaires vendus sur douze tomes, elle prouve que la bande dessinée classique, lorsqu’elle est portée par une vision intelligente, reste un médium puissant.

Ce dernier opus, Les Filles de Mnémosyne, marque un tournant. Mnémosyne, dans la mythologie grecque, est la déesse de la mémoire et la mère des Muses – un symbole parfait pour un album qui célèbre les femmes comme gardiennes du savoir et actrices du progrès. À travers trois récits distincts, Convard et Boisserie explorent des figures historiques et fictives qui ont défié les conventions pour faire entendre leur voix dans un monde maçonnique longtemps réservé aux hommes.
Les femmes et la Franc-maçonnerie : une histoire méconnue

Si la franc-maçonnerie moderne est officiellement née en 1717 avec la Grande Loge de Londres, exclusivement masculine, les femmes n’ont pas attendu cette date pour s’inscrire dans son héritage spirituel et symbolique. Dès le XVIIIe siècle, des “loges d’adoption” émergent en France, permettant aux femmes d’accéder à une forme de maçonnerie sous la tutelle des hommes. Mais c’est au XIXe siècle que leur rôle s’affirme avec force. En 1882, Maria Deraismes, journaliste et féministe, est initiée dans une loge masculine à Paris – un acte révolutionnaire qui défie les règles établies. Exclue peu après, elle fonde en 1893, avec Georges Martin, l’Ordre Maçonnique Mixte International Le Droit Humain, première obédience mixte au monde. Cette rupture marque un jalon dans l’histoire maçonnique et féministe.

Les Filles de Mnémosyne s’inspire de ces pionnières pour tisser ses récits. L’album met en scène des femmes réelles et imaginaires, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, qui incarnent les valeurs maçonniques : liberté, égalité, fraternité. Comme le souligne l’article de BDZoom, un dossier historique signé Jean-Laurent Turbet accompagne l’album, offrant un éclairage savant sur ces figures souvent éclipsées par leurs homologues masculins. Ce n’est pas une simple célébration : c’est une reconnaissance tardive d’un apport essentiel.
Une fresque en trois temps
L’album se divise en trois histoires, chacune illustrant une facette de la présence féminine dans la franc-maçonnerie :

L’ère moderne : Maria Deraismes et au-delà
Le troisième récit salue les figures historiques comme Maria Deraismes, dont le combat pour l’égalité résonne encore. Les auteurs y entrelacent fiction et réalité, montrant comment ces femmes ont transformé la maçonnerie en un…
L’Antiquité : Les prêtresses du savoir
Le premier récit nous transporte dans un passé mythique, où des femmes, gardiennes de temples et de mystères, posent les bases spirituelles de ce qui deviendra la maçonnerie. Leur lien avec Mnémosyne symbolise la mémoire collective, un fil conducteur des rites initiatiques. Luca Malisan, avec son dessin précis et évocateur, donne vie à ces silhouettes drapées dans des tuniques, entourées de colonnes et de symboles ésotériques. (Inclure ici l’image de la page BDZoom montrant une prêtresse avec un compas ou un livre.)

Le XVIIIe siècle : Les pionnières des Lumières
Le deuxième récit s’ancre dans l’effervescence des Lumières, où des femmes comme celles des loges d’adoption défient les interdits. On peut imaginer une héroïne fictive inspirée de figures comme la duchesse de Bourbon, grande maîtresse d’une loge féminine en 1775, luttant pour imposer sa place dans un monde d’hommes. Les planches, riches en détails d’époque – perruques poudrées, salons éclairés à la chandelle – capturent cette tension entre tradition et émancipation. (Inclure ici l’image de BDZoom avec une femme en costume XVIIIe tenant un maillet.)
Le Siècle des Lumières : Les insurgées de l’ombre

Le deuxième récit nous projette au XVIIIe siècle, époque charnière où la franc-maçonnerie s’organise en loges structurées, mais reste un domaine masculin. Ici, Pierre Boisserie imagine une héroïne fictive, inspirée des premières maçonnes des loges d’adoption, qui s’infiltre dans cet univers codifié pour revendiquer sa place. Le dessin de Luca Malisan, avec ses jeux de lumière et ses décors élégants – salons rococo, tabliers maçonniques, regards complices –, capte l’audace de ces femmes qui, derrière les paravents de la société, œuvraient pour l’égalité. (Inclure ici l’image de BDZoom montrant une femme en robe d’époque tenant un symbole maçonnique, comme une équerre ou un compas.) Ce récit illustre une tension historique : les femmes, bien que marginalisées, ont su contourner les interdits pour influencer les idéaux des Lumières, souvent dans l’ombre des grands noms comme Voltaire ou Diderot.

L’Ère moderne : Les architectes de demain
Le troisième volet s’ancre dans le XXe siècle, avec un clin d’œil au Droit Humain et aux combats contemporains pour la mixité. On y suit une figure inspirée de Maria Deraismes ou d’Annie Besant – autre grande maçonne et théosophe –, qui transforme la franc-maçonnerie en un espace d’émancipation universelle. Les planches de Malisan brillent par leur modernité : costumes sobres, temples épurés, et une palette de couleurs qui évoque la clarté de la raison. (Inclure ici l’image de BDZoom montrant une femme contemporaine dans un temple maçonnique, entourée de symboles comme le pavé mosaïque ou la lumière rayonnante.) Ce dernier récit célèbre la victoire des femmes dans la maçonnerie mixte, tout en posant une question : leur présence a-t-elle redéfini l’essence même de cette tradition ?
Le Dieu géométrique et les filles de la mémoire

Le titre Les Filles de Mnémosyne n’est pas anodin. En liant ces femmes à la déesse grecque de la mémoire, Convard et Boisserie soulignent leur rôle de passeuses : elles ne se contentent pas de rejoindre la franc-maçonnerie, elles en préservent et en enrichissent l’héritage. Ce choix résonne avec la méthode géométrique de Spinoza, explorée dans le tome précédent de notre série d’articles : un ordre rationnel et universel, où chaque élément – homme ou femme – trouve sa place dans une harmonie plus vaste. Les femmes de cet album ne sont pas des intruses ; elles sont des bâtisseuses, des “architectes de l’âme”, comme les appelle Jean-Laurent Turbet dans son dossier historique.
Leur présence remet en question une idée reçue : la franc-maçonnerie comme un club fermé d’hommes savants. Dès 1774, le Grand Orient de France reconnaît des loges d’adoption, et au XXe siècle, des obédiences comme la Grande Loge Féminine de France (fondée en 1952) ou le Droit Humain prouvent que la mixité n’est pas une anomalie, mais une évolution naturelle. Selon l’historien André Combes, auteur de Histoire de la franc-maçonnerie au XIXe siècle (1999), « les femmes ont apporté à la maçonnerie une sensibilité humaniste qui a enrichi ses idéaux ». Les Filles de Mnémosyne illustre cette transformation, montrant comment elles ont fait de la mémoire – Mnémosyne – un outil de progrès.
Une bande dessinée entre art et pédagogie

Visuellement, cet album est une réussite. Luca Malisan, déjà à l’œuvre sur des tomes précédents, excelle dans sa capacité à passer des décors mythiques de l’Antiquité aux intérieurs feutrés du XVIIIe siècle, puis aux lignes épurées du XXe. Ses planches, détaillées et expressives, captent l’émotion des personnages – un regard déterminé, une main tenant un symbole maçonnique – tout en respectant la rigueur historique. Les couleurs, signées Fabien Alquier, jouent un rôle clé : chaudes et dorées pour l’Antiquité, pastel pour les Lumières, sobres pour l’époque moderne, elles rythment les époques et les moods narratifs.
Le scénario, porté par Pierre Boisserie sous la houlette de Convard, équilibre fiction et faits réels. Chaque histoire s’appuie sur des recherches solides, enrichies par le dossier de Turbet, qui détaille les dates, les noms et les contextes. Ce mélange d’aventure et de savoir fait de Les Filles de Mnémosyne un point d’orgue parfait pour la série : il ne s’agit pas seulement de raconter, mais de transmettre. Comme le note BDZoom, « cet ultime album conclut une fresque qui a su vulgariser l’histoire maçonnique sans sacrifier la profondeur ».
Pourquoi les femmes ?
Pourquoi consacrer ce dernier tome aux femmes ? Pour Convard, c’est une évidence : « Elles ont été les grandes absentes des récits officiels, mais leur influence est indéniable. » Dans une interview pour BDZoom, il confie que ce choix répond à une volonté de rééquilibrer l’histoire, trop souvent écrite au masculin. Les femmes de l’album ne sont pas des figures secondaires ou des muses passives ; elles sont des initiées, des combattantes, des penseuses qui ont porté les valeurs maçonniques – tolérance, égalité, quête de lumière – avec une force singulière.
Ce focus reflète aussi une réalité contemporaine : en 2025, la franc-maçonnerie mixte et féminine est plus vivante que jamais. En France, la Grande Loge Féminine compte des milliers de membres, et des obédiences comme le Droit Humain continuent d’attirer des femmes en quête de sens et de sororité. Les Filles de Mnémosyne n’est pas qu’un hommage ; c’est un miroir tendu à notre époque, où l’égalité reste un combat
Avec un bel hommage à cette bonne ville de Périgueux et à son Temple superbe…