mar 25 mars 2025 - 10:03

L’énigme des Maîtres -11- La porte des larmes

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Istanbul

Le vol en provenance de Prague avait atterri sans encombre en fin d’après-midi. Le soleil commençait à décliner sur Istanbul, cette métropole à la croisée des mondes, teintant le ciel de nuances orangées. Alexander Van Der Meïr, tenant Amélie par la main, se fraye un chemin vers la sortie à travers l’effervescence du hall. Bien qu’il n’ait qu’une idée en tête, se rendre à la Bibliothèque Süleymaniye, où ils espéraient trouver les réponses aux indications de la lettre, Alexander ne put résister à prendre quelques instants pour acheter un sachet de Kahve Dunyasi, des dragées de pistaches enrobées de chocolat turc amer et deux barres de gaufrettes Ülker…évidemment au chocolat extra noir.

Ce fut facile de trouver un des nombreux taxis jaune vif, typiques de la ville qui attendaient les touristes devant l’aéroport.

– À la Bibliothèque Süleymaniye!  dit-il au chauffeur avec une urgence mesurée dans le ton de sa voix.

Le véhicule s’élança, se mêlant au flot coloré et chaotique de la circulation stambouliote.

Traversant des quartiers historiques de cette ville dont les noms successifs, de Byzance, de Constantinople et d’Istanbul, sont des promesses d’un ailleurs, où chaque bâtiment semblait raconter son histoire millénaire, Alexander observait par la fenêtre, absorbant l’atmosphère unique de la ville qui était un pont entre l’Orient et l’Occident. Les sons de la vie quotidienne se mêlent aux appels à la prière, créant une atmosphère à la fois animée et sereine. Tout en savourant les friandises, c’était l’occasion d’échanger avec Amélie leurs réflexions qui, pour austères fussent-elles, n’étaient pas moins imprégnées de tendresse.

– Regarde Amélie, cette lumière qui se reflète sur les vitraux de la Hagia Sophia. C’est incroyable comment la lumière peut transformer la perception d’une œuvre. Une véritable architecture doit permettre une rencontre de la pierre et de la lumière dans un rapport qui ne soit pas celui de l’éclairage accusateur mais avec une volonté d’assomption de l’une vers l’autre. Dans ce touchement du divin et de la création humaine, dans ce ruissellement de lumière de balcon en colonne, de colonne en sculpture, la lumière devient une métaphysique et un partenaire au moins égal à l’homme.

– C’est vrai. C’est comme la technique du clair-obscur que Caravage utilisait pour donner du volume à ses sujets. La lumière n’est pas seulement un éclairage, elle est un sculpteur de formes.

– Exactement. Elle oblige le regard vers l’œuvre de création, pointant l’harmonie géométrique à déchiffrer dans l’art.

– C’est comme s’ils avaient codé la formule secrète de l’harmonie de l’univers dans leurs œuvres pour que l’âme s’en trouve irradiée.

– Après tout, l’art et les mathématiques ne sont-ils pas les deux faces d’une même médaille ?

– Ils le sont, et c’est dans cette intersection que réside souvent la vérité.

– L’intérêt des Arabes pour l’astronomie ayant cru parallèlement à celui pour les mathématiques, puisque nous cherchons des étoiles, c’est bien par la bibliothèque réputée pour sa collection tournée vers l’astronomie, que nous allons commencer.

Le conducteur du taxi les déposa sur la troisième des sept collines d’Istanbul, près de la place dominée par la majestueuse silhouette du complexe de la mosquée Süleymaniye, non sans demander un prix excessif pour la course.

Avec ses proportions harmonieuses et son architecture élégante, la silhouette de la Süleymaniye, domine la ligne d’horizon de la rive méridionale de la Corne d’Or et représente l’une des constructions les plus significatives de l’architecture turque ottomane. La bibliothèque fait partie du complexe de la mosquée Süleymaniye.

Ce leur fut aisé de se diriger vers ce point de repère emblématique de la ville. Les coupoles gris argenté des dômes en cascade et les quatre minarets cerclés de balcons installés dans le ciel, ajoutent de la magnificence à tout le paysage urbain, ponts entre le passé et le présent, entre le zénith et la terre.

À peine avaient-ils commencé à emprunter les dédales des ruelles menant à la Bibliothèque Süleymaniye, qu’ils sentirent des regards pesants sur eux.

Les disciples de Savonarole, car ils les avaient reconnus, vêtus de noir, émergèrent de façon inattendue, fondant sur le couple avec une détermination glaciale. Le cœur battant au souvenir du manoir de Prague, Alexander et Amélie se lancèrent dans une course effrénée.

Enfin, ils atteignent la Bibliothèque Süleymaniye où ils espéraient trouver refuge, poussent la lourde porte en bois et se précipitent à l’intérieur, laissant derrière eux les cris et le chaos de la rue. Dans les murs épais de la bibliothèque étouffant les sons de la ville, on entendait maintenant davantage les bruits des pas de leur avancée empressée sur le marbre. Des vigiles armés du bâtiment se rapprochèrent d’eux ce qui mit en fuite les assaillants qui venaient aussi d’y pénétrer.

– Ce n’est rien, nous étions impatients de visiter les mese pour y découvrir les ouvrages d’Ibn Sînâ. Excusez-nous pour la perturbation déclara Alexander d’un ton aussi calme que possible.

– C’est bon mais respectez la paix de ces lieux, lui dit en anglais un des gardes.

Tandis que les gardes les surveillaient encore un peu, ils prirent un air nonchalant en se rapprochant d’un groupe de touristes conduit par un guide qui expliquait fièrement en anglais :

– Conçue par l’architecte impérial Mimar Sinan pour le sultan Süleyman le Magnifique, la mosquée a été construite au milieu du XVIe s. Elle est tenue par nos poètes turcs comme la sublime expression de la «splendeur et de la joie». Le dôme central, d’un diamètre de 27,5 mètres et d’une hauteur de presque son double depuis le sol jusqu’à la clé de voûte, est percé de 32 fenêtres qui permettent à la lumière de pénétrer et de créer un espace intérieur lumineux et aéré. La plupart sont conçues en arc brisé, d’autres à moucharabieh pour des jeux de lumière et d’ombre qu’elles créent à l’intérieur des pièces.

Le complexe comprend également une école coranique, un hôpital, un bain public, un hospice, six collèges de théologie, des soupes populaires, des magasins, et les mausolées du sultan Süleyman et de son épouse Roxelane.

La Bibliothèque de Manuscrits Süleymaniye, où vous êtes, passe pour être la seule bibliothèque au monde qui abrite les manuscrits de tous les ouvrages survivants d’Ibn Sînâ dont certains remontent du XIe siècle. Presque tous ces textes sont écrits en arabe, langue de la religion et de l’expression scientifique dans l’ensemble du monde musulman de l’époque.

Dès qu’Alexander et Amélie ne se sentirent plus sous le regard des gardes, ils quittèrent le groupe, accélérant le pas à la recherche de l’indice trouvé dans les notes marginales des lettres découvertes à Prague, explorant les allées de la bibliothèque où résonnaient les échos des savants d’antan.

Tout en rôdant et chuchotant, Alexander commenta les dernières paroles entendues du guide.

- Le persan Ibn Sînâ, plus connu sous son nom latin d’Avicenne, a été représenté comme un homme possédant l’esprit de Goethe et le génie de Léonard de Vinci. Avec Averroès qui vécut au siècle suivant, ils préservèrent et commentèrent les œuvres d’Aristote dont les idées allaient imprégner peu à peu la pensée profane des mondes musulmans et chrétiens. Ils compilèrent aussi certaines idées venues de Chine et de l’Inde, non sans y ajouter leurs propres réflexions.

– Leur réputation aurait-elle pu influencer les humanistes de la Renaissance ?

– À n’en pas douter puisque l’on sait que Pic de la Mirandole étudia à Padou les commentaires d’Aristote écrits par ces deux savants. Notre Dante, admirait Averroès au point de le placer parmi les philosophes dans les limbes du purgatoire, dans ce lieu où se trouvent les âmes qui n’ont pas péché, mais qui n’ont pas non plus pu accéder au Paradis, car elles n’ont pas connu le Christ. Il le considérait comme hérétique parce que musulman, mais reconnaissait son importance en tant que philosophe.

Quant à Avicenne, il fut non seulement un médecin et un savant réputé mais aussi un grand philosophe. Il apporta également sa contribution dans des domaines tels que la psychologie, la géologie, les mathématiques, la chimie, l’astronomie, l’influence du climat (en controverse avec Aristote  et Ptolémée) et la logique.

– Par son approche holistique de la connaissance, embrassant de nombreux domaines, c’était en somme un humaniste, tel que cela se concevait à la Renaissance, résuma Amélie.

– Leur pensée ainsi que celle d’Aristote ont même imprégné les Lumières du XVIIIe siècle pour critiquer les dogmes et les superstitions de leur époque afin de construire une nouvelle société basée sur la raison, le progrès et le bonheur. Sa méthode d’observation et de classification du monde naturel fut peut-être reprise et actualisée par Diderot et D’Alembert avec leur Encyclopédie.

Alexander marqua une pause en apercevant sur un rayon un incunable du VIIe siècle d’Isidore de Séville, l’un des plus grands savants du Moyen Âge en Europe.

– Incroyable ! Regarde cet ouvrage. J’ai pu en voir une copie à la bibliothèque de la Royal Society mais en livre papier imprimé en 1472, quelques années après le début de Gutenberg. Il est considéré comme le plus ancien livre possédé par la bibliothèque. L’imprimeur avait délibérément laissé des zones blanches pour reproduire à la main outre des décorations florales du texte, des diagrammes décrivant en particulier le système solaire, géocentrique évidemment.

Ils n’eurent pas le temps de poursuivre. C’est dans la salle des manuscrits rares, qu’ils découvrirent la porte indiquée ce qui stoppa leur conversation.

 La porte en bois sculpté est une véritable œuvre d’art, à la fois imposante et délicate. Au centre de la porte faite d’un bois riche et veiné, une reproduction de la pierre du monastère du Christ Pantocrator d’Istanbul attire le regard. Elle raconte une histoire poignante à travers ses détails finement ciselés.

La scène sculptée représente Marie, le visage baigné de larmes, serrant son fils Jésus gisant dans ses bras. La douleur et la compassion se lisent dans chaque trait de son visage tandis que le corps du Christ, marqué par les stigmates de la crucifixion, repose paisiblement dans son giron.

Bien sûr la porte était fermée. Pas de serrure.

– Nous devons trouver le moyen d’entrer, il doit y avoir un mécanisme pour pousser la porte. Nous ne pouvons renoncer maintenant affirma Alexander perplexe.

– Il y a certainement une indication dans la phrase «les étoiles ouvrent la voie au coffre derrière la porte des larmes de Süleymaniye ». Süleymaniye, nous y sommes, c’est bien la porte des larmes, le coffre est à trouver de l’autre côté, alors les étoiles ?

– Là ! Il y en a une gravée sur le dessus du panneau. L’étoile que les mages ont vue en Orient pour annoncer la venue de l’enfant Jésus – selon Mathieu – est un événement astronomique qui a dû être un sujet de spéculation qui a sa place en ce lieu. Les astronomes babyloniens faisaient généralement référence à la planète Jupiter sous le nom de Mul Babbar, ce qui signifie « l’étoile blanche » qui  était particulièrement brillante dans le ciel en l’an 7 avant J.-C., l’année supposée de la naissance de Jésus. Un des premiers à parler de cette étoile fut Seydi Ali Reis dans un traité sur l’astronomie maritime le Mirat ul Memalik (1554), traduit du turc ottoman en français par « Miroir des Pays ».

Admirative autant qu’abasourdie de la mémoire érudite d’Alexander, Amélie porta un doigt sur l’étoile du panneau, appuya sur la petite cavité qu’elle sentit et la porte s’entrebâilla. Avec précaution, ils l’ouvrirent pour révéler une pièce étroite. À côté d’un détecteur de fumée, installé, certainement récemment, sur le chambranle intérieur, le commutateur trouvé à tâtons répandit une lueur jaune d’ampoules led.

La suite la semaine prochaine

1 COMMENTAIRE

  1. Après un texte fourni de références historiques, j’adore entendre parler du top de l’éclairage actuel : une lampe LED.
    Ca s’appelle retomber dans la réalité du temps présent. J’ai aimé.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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