dim 23 mars 2025 - 13:03

Réflexions sur la « substitution »

Substitution et connaissance primordiale

L’univers de la substitution nous renvoie nécessairement aux origines de la civilisation, en un temps antérieur à la substitution où les pratiques magiques présidaient à tous les actes de la vie qu’elle soit individuelle ou collective.

Alchimiste mettant de la lumière dans un bol athanor
Alchimiste mettant de la lumière dans un bol athanor

La magie repose tout entière sur une vision du monde qui postule :

1. La survivance de l’esprit des morts dans un espace invisible

2. L’existence d’esprits dotés de volontés et de pouvoirs de nature anthropomorphique, maléfiques ou bénéfiques derrière les forces de la nature situées dans le même espace invisible.

3. Il résulte de ces conceptions que la pensée magique attribue une réalité ontologique au monde invisible qui domine le monde visible et tient en son pouvoir la vie physique des humains, des animaux, des végétaux, de la nature entière qu’il peut perturber par des catastrophes en tous genres. D’où la naissance des sorciers, magiciens, chamans, devins, ensorceleur, enchanteur etc.

On aura toujours besoin d’un tiers équilibrant entre deux plateaux…

Cela permet de comprendre le caractère vital du rite magique, de la parole « juste » et bien prononcées qui émet les vibrations « justes », celles qui sont de nature à apaiser la colère, l’agressivité des esprits ou inversement à obtenir leur intervention bénéfique et leur protection.

L’efficience de la parole mais aussi du geste magiques se situe dans leur sens symbolique mais il convient aussi de prendre en compte l’effet vibratoire des sons qui sont de nature à atteindre le monde des esprits et à influer sur leur sentiment et leur comportement.

Ces considérations sur le pouvoir magique de la parole permettent de comprendre l’attention portée à la prononciation des vocables et surtout les interdits prononcés à l’égard de certains mots sacrés qui peuvent être de nature à irriter les puissances occultes.

Homme seul musulman en lecture

On peut en trouver une confirmation dans les interdits religieux portant sur les figures divines : par ex. l’interdit biblique sur l’énonciation du Nom divin et la prononciation exacte du Tétragramme qui en est la transcription.

En Maçonnerie il en va de même pour le « mot de Maître » qu’Hiram ne pouvait transmettre sans violer la grande Loi du secret qui s’impose avec une extrême rigueur à celui qui a « pénétré dans les hautes régions de la Connaissance »

Dans l’univers de la magie qui fut pendant des millénaires la religion primitive de l’humanité, la communication avec l’Invisible fut perçue comme une fonction vitale pour la sauvegarde des communautés. Et celui qui jouait le rôle de médiateur entre l’humain et le monde secret des esprits et des forces cachées détenait le pouvoir social et politique le plus important, qu’il soit nommé chaman, sorcier ou devin. Là se trouve la racine de la théocratie.

Plus tard ce seront les prêtres initiés comme en Egypte ou les prophètes chez les Hébreux qui joueront ce rôle de médiateurs essentiels avec le supra- humain, dotés des pouvoirs qui en découlent sur la direction de la société.

Tous ceux qui communiquent avec l’Invisible son censés connaître certains mystères relatifs aux pouvoirs de esprits , des astres, des forces naturelles sur la vie humaine ainsi que les lois qui régissent le fonctionnement du monde des vivants.

Faut-il voir là l’origine de l’idée maçonnique de « Connaissance primordiale », c.à d. d’un savoir qui prenait sa source dans le monde supra-sensible ? Et comme cette science originelle est aujourd’hui hors de notre portée, méconnue, voire méprisée, peut-on en déduire que la notion de « Parole perdue »désigne la perte de l’antique connaissance des mystères ? Toujours est-il que l’univers de la substitution englobe les mythes fondateurs, les symboliques, les rites, les mots substitué, ne prend son sens qu’à partir de cette connaissance primordiale perdue dont ne nous sont parvenus que des messages fragmentés (cf. l’image maçonnique du miroir brisé) des vestiges dispersés à travers les multiples systèmes initiatiques que nous nommons

 « sciences sacrées » (Astrologie, Alchimie, Kabale, Tarots) et ce que la Maçonnerie nous a légué sous la forme de la Tradition.

La substitution de la Connaissance perdue donne accès à des fragments de cette Connaissance traduits dans un langage crypté dont nous nous efforçons par un travail d’intuition et de découvrir réflexion de un sens toujours incertain et de réunir des ensembles intelligibles selon un mot d’ordre inhérent à notre méthode »rassembler ce qui est épars ».

Mais ces reconstructions qui sont le fruit de notre libre recherche appuyée sur la Tradition ne nous livrent que des visions incomplètes et aléatoires. .Il n’en demeure pas moins qu’en Maçonnerie nous considérons beaucoup de mythes, de légendes, de symboles légués par notre Tradition comme des bribes de révélations venues d’en haut même si la manière dont ils ont été cryptés du fait de la substitution ne permet pas d’en avoir une intelligence vraiment assurée.

Le Mythe de Babel symbolisait à la fois l’ambition originelle d’une pleine connaissance du monde céleste et de ses mystères, mais aussi l’existence sinon d’un langage, du moins d’un mode de pensée qui permettait à tous les hommes de communiquer entre eux le savoir acquis de chaque peuple.

Mais l’abandon et la ruine de Babel à cause de la multiplicité des cultures et des langages voulus par Dieu représentent peut-être la ruine de la Connaissance puisée aux sources du Secret.

Et la Parole perdue n’est que le symbole d’une profonde nostalgie de la Communication à jamais rompue avec l’Ordre de l’Invisible.

Spécificité du langage symbolique

Pour les linguistes le langage est caractérisé par ce qu’ils nomment l’arbitraire du signe. Ce qui signifie que le choix des phonèmes ainsi que leur traduction scripturale sont fixés par la volonté de chaque peuple inventeur de sa langue. De la même façon est arbitrairement fixée la relation entre le signe et le sens, entre le sens et son référent objectif. Ce qui n’est pas arbitraire c’est l’obligation de traduire en signes une certaine réalité ou une certaine action pour les besoins de la communication. ‘

Parce qu’il est destiné à la communication, le signe n’est perçu que comme porteur de sens même si ce sens est ignoré, ce qui signifie qu’il nous apparaît toujours relié à un référent parce qu’il a été conçu pour figurer quelque chose. La langue poétique peut certes créer des sens imaginaires mais on sait que la poésie étant déconnectée de la pratique utilitaire du langage, joue constamment sur les sens et les relie à des référents arbitraires.

A la différence du langage, les symboles constituent un système de signes non- arbitraires parce qu’ils restent des figurations abstraites de la réalité invisible mais conservant au moyen de la forme et de la couleur une relation avec elle. Le symbole traduit en langage verbal ou écrit est une substitution au second degré qui ne change en rien sa référence à une réalité ou à une idée, mais dans ce cas c’est par l’entremise du sens.

Le symbole est de l’ordre de l’icône, de l’image, alors que la parole est de l’ordre du signe abstrait porteur de sens. L’exemple du tombeau développé dans le texte de Christian illustre très bien la fonction du symbole. Il est à la fois substitut du corps matériel et de l’âme invisible.

Hiram dans cercueil
Hiram sortant du cercueil

En grec la parenté entre le mot « sema » qui désigne le tombeau et « soma « le corps nous donne une preuve linguistique de la parenté entre le symbole et le référent corps, ce qui permet le jeu de mot riche de sens ésotérique »soma, sema » signifiant « le corps est le tombeau de l’âme ». Dans la mesure où la sépulture quelle que soit sa forme est perçue aussi comme l’habitat de l’esprit qui demeure après la mort, le symbole nous ouvre la porte du monde invisible et constitue le premier élément d’un culte universel qui a pour but d’établir avec le défunt une relation favorable aux vivants .On connaît les croyances effrayantes venues du fond des âges sur les âmes errantes laissées sans sépulture. C’est là un exemple particulièrement parlant de la valeur initiatique de beaucoup de symboles. Songeons à la place que tiennent la tombe et le cercueil dans le rituel du 3“”° degré et ce qu’ils nous enseignent sur la mort et la résurrection d’Hiram.

En Maçonnerie les signes-symboles et les signes-paroles sont tous signifiants et révélateurs de sens mais ces significations sont à découvrir. Nous ne pouvons pas douter des liens entre les signes, les sens et les référents ontologiques qui leur correspondent. Car chaque symbole, chaque mot substitué, est donné comme porteur d’une vérité secrète, mais existante et accessible et souvent en dépit de la pluralité des sens possibles.

La Tradition nous offre tout un code de décryptage qui nous ouvre un large éventail de significations.

Au niveau de l’analyse des symboles, nous disposons d’un champ de liberté dans l’interprétation mais il est limité. La liberté d’interprétation est beaucoup plus large au niveau de la synthèse des divers fragments de connaissance inscrits dans les rites, les symboles et les mots substitués.

Mais là encore des limites sont fixées par les principes métaphysiques qui sous-tendent et inspirent l’ensemble de la pensée maçonnique qui est par essence idéaliste en morale et spiritualiste dans sa pensée en accord avec la Vérité initiatique.

L‘ouverture sans limites de l‘interprétation est une conception moderniste et post nietzschéenne qui nie toute notion de vérité.

Hypothèses sur l’origine de la substitution

Branche d'acacia
Branche d’acacia

On peut à propos de ce phénomène essentiel à l’initiation se poser le problème de son origine.

Autrement dit, quelle est exactement la perte symbolisée par la Parole perdue ?

Comme nous l’avons indiqué, il est impossible de séparer la substitution de ce que nous appelons en maçonnerie « Connaissance ou Tradition primordiale »

Cette notion implique l’existence d’un stade très antérieur de l’évolution humaine où certaines sociétés auraient acquis une Connaissance approfondie des mystères, une vision sinon totale du moins très étendue de l’organisation secrète du monde invisible et de l’existence humaine.

Je pense à un phénomène comme le chamanisme que les anthropologues considèrent comme l’origine de toutes les religions et dont ils affirment qu’on le retrouve partout sur la planète à partir de la fin du néolithique.

Je précise que le chaman qui est à la fois prêtre, sorcier, magicien, devin et thérapeute est un médiateur essentiel entre la tribu humaine et les forces invisibles de la nature et de la surnature.

L’essentiel de la métaphysique du chamanisme est que l’univers invisible est peuplé d’esprits humains et animaux et que la science du chaman est de maîtriser les esprits et de les rendre favorables aux hommes et à la vie en général. Toujours choisi en raison d’une anomalie psychique et s’aidant toujours d’hallucinogènes, le chaman est censé sortir de son corps, voyager dans l’espace invisible , converser avec les esprits et ramener de l’au-delà une science ésotérique « directe ».

J’ajoute que cette pratique qui remonte à la plus haute antiquité se perpétue en Sibérie et dans certaines régions d’Asie. Est-ce à ce type de culture totalement initiatique qu’il faut faire remonter la Connaissance primordiale aujourd’hui disparue ?

On serait tenté de le croire quand on apprend des mêmes sources anthropologiques que ce sont progressivement les grandes religions qui ont remplacé le chamanisme tout en véhiculant de nombreux symboles légués par cette ancienne tradition.

Archevêque Dionysius Latas de Zante

En imposant une vision dogmatique du divin, du monde céleste et de la relation de l’homme avec ce monde, la religion a tari la pratique magique en imposant le respect des zones de mystère qui sont précisément les lieux où se déploie depuis toujours la recherche initiatique.

Je déduis de ce qui précède une première hypothèse: la Parole perdue serait cette Connaissance primitive dont il ne subsisterait qu’un énorme corpus de mythes et de symboles que des sociétés initiatiques en marge des religions constituées et malgré elles auraient transmis jusqu’à nos jours.

Parmi ces sociétés il faudrait mettre en bonne place les confréries de bâtisseurs d’édifices religieux qui ont toujours transmis des connaissances initiatiques mêlées aux connaissances techniques.

La connaissance magique aurait donc, dans cette hypothèse, été livrée d’une manière fragmentaire et cryptée dont le sens aurait été occulté d’abord par les religions constituées et ensuite par la rationalité moderne;.

On peut aussi imaginer une seconde hypothèse construite à partir de la tradition permanente du secret initiatique, lié à l’idée fondamentale que les vérités initiatiques ne peuvent être mises entre toutes les mains car la Connaissance des mystères procurent des pouvoirs exceptionnels et très rares sont ceux qui possèdent la sagesse nécessaire pour en faire un usage bénéfique.

De plus l’homme n’a pas vocation pour pénétrer les secrets divins, ce que répètent nos rituels quand ils soulignent que la Vérité totale est hors de portée de l’homme.

Erudit dans sa bibliothèque

Ni les prêtres d’Egypte, ni les officiants des cultes à mystères de la Grèce, ni les chamans ne devaient communiquer toute l’étendue de leurs connaissances initiatiques;

Ce qu’ils ont transmis, ce sont les vestiges des anciens cultes: récits légendaires, mythes, gestes et paroles symboliques, fragments détachés, discontinus de la Connaissance primordiale, dont ils voulaient assurer la transmission.

On peut en conclure que la Parole n’a peut-être jamais été intégralement connue

En effet dans l’hypothèse d’une non-transmission des secrets de la connaissance primordiale, il reste ce que la mémoire des initiés de chaque culture a conservé des rites, des mythes, des symboles et des croyances légués par les temps de la magie où toute la vie sociale était régie par la communication.

Nous ne sommes pas, dans ce cas, en présence d’une substitution mais seulement d’une pratique collective exotérique qui ressemble à celle des religions ultérieures.

En dépit de ces différences de perspective, il reste que dans les deux cas de figure nous avons récupéré une Tradition orale puis écrite constitués soit de signes volontairement substitués, soit de vestiges de cultes initiatiques disparus dont le sens s’est altéré du fait de l’évolution des cultures et du poids de la modernité. Dans ce cas l’altération progressive du sens pourrait avoir produit des effets analogues à ceux de la substitution

L’essentiel est ce que ces messages venus de la préhistoire véhiculent de traces de la Connaissance ésotérique, soit substituée soit non communiquée, et l’œuvre maçonnique qui est de reconstruire à l’aide de ces pierres précieuses une représentation approchée de la Vérité initiatique en devant toujours lutter contre « les obstacles épistémologiques » que dresse dans nos esprits le conditionnement de la culture moderne.

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Christian Belloc
Christian Bellochttps://scdoccitanie.org
Né en 1948 à Toulouse, il étudie au Lycée Pierre de Fermat, sert dans l’armée en 1968, puis dirige un salon de coiffure et préside le syndicat coiffure 31. Créateur de revues comme Le Tondu et Le Citoyen, il s’engage dans des associations et la CCI de Toulouse, notamment pour le métro. Initié à la Grande Loge de France en 1989, il fonde plusieurs loges et devient Grand Maître du Suprême Conseil en Occitanie. En 2024, il crée l’Institution Maçonnique Universelle, regroupant 260 obédiences, dont il est président mondial. Il est aussi rédacteur en chef des Cahiers de Recherche Maçonnique.

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