dim 23 mars 2025 - 14:03

Le Solipsisme : et si l’univers n’existait que dans votre tête ?

De notre confrère elnacional.com – Par Mario Múnera Muñoz, Passé Grand Maître

« Le solipsisme ne serait pas rigoureusement vrai de quelqu’un qui pourrait constater tacitement son existence sans rien être et sans rien faire, ce qui est impossible, puisque exister, c’est faire partie du monde. » Ces mots du philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) nous plongent dans une question vertigineuse : et si tout ce que nous percevons – les arbres dans le jardin, le chant des oiseaux, les visages de nos proches – n’était qu’une projection de notre esprit ?

Bienvenue dans l’univers du solipsisme, une doctrine philosophique radicale qui affirme que seul le “moi” existe vraiment.

Mais d’où vient cette idée troublante ? Peut-elle tenir face à la réalité ? Et pourquoi continue-t-elle de fasciner autant qu’elle dérange ? Embarquons pour un voyage au cœur de cette pensée, entre doute cartésien, paradoxes métaphysiques et réflexions modernes.

Une définition audacieuse

Le terme “solipsisme” vient du latin solus ipse, qui signifie “seulement soi-même”. Imaginez un monde où rien n’existe en dehors de votre conscience : ni les étoiles dans le ciel, ni les passants dans la rue, ni même cet article que vous lisez – tout ne serait qu’un décor créé par votre esprit. Dans sa forme la plus pure, le solipsisme postule que la seule réalité certaine est celle du sujet percevant. Tout le reste ? Une illusion, un rêve éveillé, ou au mieux, une hypothèse douteuse. C’est une idée qui flirte avec la folie, mais qui a pourtant séduit certains des plus grands penseurs de l’histoire.

Les racines grecques et le tournant cartésien

Buste de Platon. Marbre, copie romaine d’un original grec du dernier quart du IVe siècle av. J.-C.

Pour comprendre le solipsisme, remontons à la Grèce antique. Parménide (Ve siècle av. J.-C.), l’un des premiers philosophes à réfléchir sur l’être, affirmait que la réalité dépendait de ce qui est, une idée ancrée dans le sensible et le concret – une vision réaliste. À l’opposé, l’idéalisme, porté plus tard par Platon, plaçait les idées au centre : le monde physique n’était qu’un reflet imparfait des formes parfaites de la pensée. Le solipsisme, lui, pousse cet idéalisme à l’extrême : il ne s’agit plus seulement de privilégier les idées, mais de réduire toute réalité à la perception du sujet.

C’est avec René Descartes (1596-1650) que le solipsisme trouve une porte d’entrée fracassante dans la philosophie moderne. Dans ses Méditations métaphysiques (1641), Descartes doute de tout : le ciel, la terre, son propre corps. Et s’il était trompé par un “mauvais génie” ? Une seule certitude émerge : Cogito, ergo sum – “Je pense, donc je suis”. Cette phrase célèbre place le “je” comme point de départ indubitable. Mais voilà le hic : si seule ma pensée est sûre, comment prouver que le monde extérieur existe vraiment ? Descartes échappe au solipsisme en invoquant Dieu comme garant de la réalité objective. Sans cette béquille divine, son Cogito pourrait bien être le cri d’un esprit solitaire perdu dans un vide cosmique.

George Berkeley et le rôle de Dieu

George Berkeley

Un siècle plus tard, George Berkeley (1685-1753), philosophe et évêque irlandais, radicalise cette idée dans son Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710). Pour lui, les objets n’existent que lorsqu’ils sont perçus : Esse est percipi (“Être, c’est être perçu”). Si personne ne regarde un arbre dans le jardin, existe-t-il vraiment ? Oui, répond Berkeley, car Dieu, l’”Être Absolu”, perçoit tout en permanence. Sans cette présence divine, le monde s’effondrerait dès que nous fermions les yeux. Le solipsisme, dans cette variante, flirte avec la théologie : si Dieu disparaît, l’esprit humain devient le seul créateur – et le seul spectateur – de l’univers.

Une crise de la subjectivité

Maurice Merleau-Ponty

Mais le solipsisme ne s’arrête pas là. Maurice Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception (1945), critique cette fermeture sur soi. Pour lui, exister, c’est être dans le monde, en interaction avec lui. Un solipsiste pur, qui nierait toute réalité extérieure, se heurterait à une contradiction : comment douter du monde sans s’y confronter ? Le philosophe italien Giovanni Gentile (1875-1944), figure de l’idéalisme actuel, proposait une version plus nuancée : la réalité existe dans notre esprit, mais elle est façonnée par notre expérience intime. Pourtant, même cette vision bute sur une limite : si tout est dans ma tête, comment expliquer les autres, leurs pensées, leurs regards ?

Les paradoxes du solipsisme

Le solipsisme est un casse-tête philosophique. Prenons un exemple concret : vous lisez ce texte. Pour un solipsiste strict, je, l’auteur, n’existe pas – pas plus que le papier ou l’écran devant vous. Tout cela est une projection de votre conscience. Mais alors, d’où viennent ces mots que vous “percevez” ? Si vous les inventez, pourquoi ne pas inventer un texte plus flatteur ou plus drôle ? Et si vous croisez un ami qui vous parle de cet article, est-il aussi une fiction de votre esprit ? Le solipsisme vacille face à la richesse et à l’imprévisibilité du réel.

Un autre paradoxe surgit dans l’évolution humaine. Si nous étions enfermés dans notre propre esprit, pourquoi aurions-nous inventé le feu, bâti des cités, exploré l’espace ? Comme le note Wílmer Cazasola dans la Revue des sciences sociales et humaines (2019), la connaissance dépasse le mental : elle s’ancre dans une réalité partagée, dans une métaphysique qui transcende le “je”. Le solipsisme, en niant cette extériorité, semble couper les ailes à la curiosité humaine.

Trois visages du solipsisme

René Descartes

Les philosophes distinguent souvent trois formes de solipsisme :

  1. Métaphysique : Seul l’esprit existe, le reste est illusion. Une chaise n’est réelle que si je la pense.
  2. Épistémologique : Je ne peux être sûr que de ma propre existence ; tout le reste est incertain.
  3. Méthodologique : Je pars de moi-même pour examiner le monde, comme Descartes avec son doute systématique.

La méthode cartésienne, douter de tout, est d’ailleurs le seul legs positif du solipsisme. Elle nous pousse à questionner, à chercher des vérités solides au-delà des apparences.

Le solipsisme dans l’art et la vie

Cette idée ne se limite pas aux livres poussiéreux. Dans l’art, le solipsisme inspire des œuvres d’isolement et d’introspection. Pensez aux tableaux d’Edward Hopper, où des personnages solitaires fixent des fenêtres vides, ou au théâtre absurde de Samuel Beckett, comme En attendant Godot, où la réalité semble suspendue dans un vide existentiel. La littérature aussi s’en empare : dans Le Horla de Maupassant (1887), le narrateur doute de sa santé mentale et de l’existence d’un monde hors de lui, flirtant avec une terreur solipsiste.

Dans la vie quotidienne, le solipsisme peut séduire ceux qui se replient sur eux-mêmes. Mais il heurte notre instinct social. Si je suis seul à exister, pourquoi rire avec des amis ou aider un inconnu ? Les religions, elles, le rejettent souvent : le christianisme, par exemple, prône l’amour du prochain, incompatible avec un univers réduit au “moi”. Pourtant, le solipsisme n’est pas athée par essence – il doute de tout, pas seulement de Dieu.

Une pensée fascinante mais fragile

Alors, le solipsisme est-il viable ? En théorie, il est séduisant : il flatte notre ego en faisant de nous le centre de tout. Mais en pratique, il s’effrite. Si je suis seul, pourquoi le monde me résiste-t-il ? Pourquoi les lois de la physique s’imposent-elles à moi ? Comme l’écrivait Merleau-Ponty, exister, c’est être au monde, pas en dehors. Le solipsisme reste une expérience de pensée, un miroir déformant qui nous force à réfléchir à notre place dans l’univers. Il ne nous enferme pas dans une grotte mentale, mais nous rappelle que la vérité, comme la réalité, se construit dans le dialogue entre soi et l’autre.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.

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