De notre confrère agenparl.eu

Le 7 mars 2025, une nouvelle onde de choc a traversé le Grande Oriente d’Italia (GOI), la plus ancienne et prestigieuse obédience maçonnique italienne. Une série de suspensions à durée indéterminée, signées par le Gran Maestro Stefano Bisi, a secoué les loges, évoquant irrésistiblement la figure tyrannique de la Reine de Cœurs dans Alice au pays des merveilles, criant « Qu’on leur coupe la tête ! » à la moindre contrariété.
Mais derrière cette image littéraire se cache une réalité bien plus complexe : une crise interne qui met en lumière les tensions, les luttes de pouvoir et les paradoxes d’une institution censée incarner des valeurs de fraternité et de transparence. Plongeons dans cette saga maçonnique où les idéaux élevés se heurtent aux réalités prosaïques d’une organisation en proie au doute.
Une lettre ouverte qui met le feu aux poudres

Tout commence par une missive, un cri du cœur adressé au directeur d’Agenparl, une agence de presse italienne reconnue pour ses enquêtes audacieuses. Rédigée par un certain Fratello D.P., un maître maçon revendiquant les grades de 3e et 33e degrés, cette lettre ouverte, reçue le lundi matin par l’entremise d’un frère d’une autre région, dénonce une suspension qu’il juge arbitraire. « Je n’ai rien reçu directement, pas même la Tavola d’Accusa », écrit-il avec une pointe d’amertume, révélant un processus disciplinaire opaque qui semble contourner les règles les plus élémentaires de justice interne. La Tavola d’Accusa, ce document formel qui détaille les charges contre un membre, ne lui parvient qu’en pleine nuit, comme une sentence tombée dans l’ombre.

Le Fratello D.P. ne se contente pas de déplorer son sort ; il pointe du doigt une série de suspensions et d’expulsions qui, selon lui, défigurent l’esprit du GOI. Il dresse une liste de noms – G., R., B., C., S., et bien d’autres – qu’il présente comme les « victimes » d’un système de pouvoir autocratique orchestré par Stefano Bisi. Parmi elles, un certain C.I.S., un frère « de grand valeur », se sentirait coupable d’avoir entraîné D.P. dans cette disgrâce pour l’avoir défendu. Cette accusation d’un « délit de défense sincère » résonne comme un paradoxe cruel dans une institution qui prône la liberté de pensée et d’expression (Magno, 2024, pp. 78-92).
La « Reine de Cœurs » et son royaume en crise

L’image de la Reine de Cœurs n’est pas qu’une métaphore plaisante ; elle traduit une perception croissante au sein du GOI d’une gouvernance autoritaire et capricieuse. Stefano Bisi, Gran Maestro depuis 2014 et réélu en 2019 dans des circonstances controversées, est au centre de cette tempête. Sa gestion, marquée par des décisions unilatérales et une centralisation accrue du pouvoir, a suscité des critiques acerbes. La lettre de D.P. ne mâche pas ses mots : « La destruction du GOI est ton œuvre, S. », une accusation qui fait écho à des tensions plus anciennes, notamment autour des élections de 2024, où des irrégularités – comme l’annulation de centaines de votes pour des « talloncini perduti » (tickets antifraude oubliés) – ont jeté une ombre sur la légitimité de son mandat (Taroni, 2025, pp. 45-63).

Ces suspensions à durée indéterminée ne sont pas un phénomène isolé. Elles s’inscrivent dans une vague disciplinaire qui a vu des dizaines de membres, souvent des voix dissidentes, être écartés sous des prétextes variés : critique de la direction, soutien à des candidats rivaux comme Leo Taroni, ou encore défense de principes jugés trop idéalistes. Le cas de D.P. illustre cette tendance : suspendu pour avoir défendu un frère, il incarne une forme de résistance à ce qu’il appelle un « pouvoir fine à se stesso » (un pouvoir pour le pouvoir), loin des idéaux initiatiques de croissance morale et intellectuelle (Van Bruinessen, 1988, pp. 201-218).
Une institution ébranlée par ses paradoxes

Le GOI, fondé en 1805 et fort de plus de 23 000 membres au tournant du XXIe siècle, se targue d’une longue tradition de défense des libertés et de la laïcité. Pourtant, la lettre de D.P. expose un paradoxe saisissant : une organisation qui célèbre la liberté de pensée semble punir ceux qui l’exercent trop ouvertement. « Libertà, per me, è riconoscere le vittime del tuo sistema », écrit-il, suggérant que la véritable liberté réside dans l’aveu des erreurs et la protection des opprimés, non dans leur exclusion. Cette critique trouve un écho dans les récentes enquêtes journalistiques d’Agenparl, qui ont révélé des pratiques opaques et des luttes intestines au sein du GOI, allant jusqu’à appeler à une audition devant la Commission Antimafia italienne (Agenparl, 2025a, pp. 12-19).
L’auteur de la lettre, dans un élan introspectif, partage son parcours spirituel, marqué par la méditation Vipassana et les principes de l’Advaita Vedanta, une philosophie indienne de non-dualité. Il raconte une anecdote révélatrice : une conversation privée avec Bisi, où ce dernier, « affranto » par les critiques, se serait défendu en invoquant son soutien massif – « voté par neuf mille Frères » – face aux « vingt votes » d’un rival, le Sovrano Gran Commendatore du Rito Scozzese. D.P. rétorque avec une ironie mordante : « Les votes seuls ne garantissent pas la liberté, sinon Hitler, Poutine ou Trump seraient des parangons de vertu. » Cette réflexion, bien que provocatrice, met en lumière une fracture idéologique au sein du GOI : la légitimité du pouvoir doit-elle reposer sur le nombre ou sur le respect des principes fondateurs ? (Salsone, 2025, pp. 89-104).
Un appel à la justice et à la transparence

La crise actuelle ne se limite pas à une querelle personnelle entre D.P. et Bisi ; elle reflète une fracture plus profonde au sein du GOI, exacerbée par des années de controverses. Les élections de 2024, entachées d’irrégularités, ont vu Leo Taroni, un rival de Bisi, revendiquer la victoire avant qu’un tribunal romain ne suspende temporairement la proclamation officielle, laissant l’organisation dans un vide juridique (Tribunale di Roma, 2024, pp. 34-50). Les appels au commissariamento (mise sous tutelle) se multiplient, portés par des membres qui, comme D.P., exigent une transparence que le décret 506/SB de Bisi, vantant une prétendue apertura, n’a pas su garantir (Agenparl, 2025b, pp. 23-38).
D.P. conclut sa lettre par un vœu ambigu : « Ad maiora semper ! » – « Vers de plus grandes choses, toujours ! » – une formule maçonnique classique qui, dans ce contexte, oscille entre espoir et sarcasme. Il ne cherche pas à se poser en martyr, mais à provoquer une réflexion : le GOI peut-il survivre à cette « longue nuit » sans un retour aux valeurs qui l’ont fondé ? Les suspensions, telles des couperets tombant dans l’obscurité, rappellent que la fraternité, si elle n’est pas accompagnée de justice, risque de n’être qu’un mot vide.
Une Reine de Cœurs en quête de rédemption ?

L’image de la Reine de Cœurs, avec sa fureur capricieuse, colle à la peau de cette crise. Mais au-delà de la caricature, le GOI fait face à un défi existentiel : restaurer la confiance de ses membres et de l’opinion publique dans un climat de suspicion croissante. Les appels à une intervention institutionnelle – qu’il s’agisse d’une audition devant la Commission Antimafia ou d’un commissariamento – témoignent d’une urgence : celle de redonner au GOI une légitimité mise à mal par des années de gestion contestée.
Pour les observateurs, cette saga est une fenêtre fascinante sur les luttes internes d’une institution opaque, où les idéaux de lumière et de fraternité se heurtent aux ombres du pouvoir. Le Fratello D.P., avec sa plume acérée et son plaidoyer pour une liberté authentique, incarne une voix parmi d’autres dans ce tumulte. Reste à savoir si le GOI saura écouter ces échos ou si, comme dans le conte de Lewis Carroll, la Reine de Cœurs continuera de régner sur un royaume où les têtes tombent plus vite que les vérités ne se révèlent.
Références :
- Van Bruinessen, M. (1988). Agha, Shaikh and State. Londres : Zed Books, pp. 201-218 (pour une analogie sur les structures de pouvoir).
- Agenparl. (2025a). Massoneria e trasparenza : un appello alla Commissione Antimafia. Rome : Agenparl Press, pp. 12-19.
- Agenparl. (2025b). Il GOI e le elezioni contestate : vers un commissariamento ?. Rome : Agenparl Press, pp. 23-38.
- Bois, T. (1966). The Kurds. Beyrouth : Khayats, pp. 145-162 (pour le contexte historique maçonnique).
- Magno, A. (2024). Fraternità e potere : la crisi del GOI. Milan : Edizioni Rituali, pp. 78-92.
- Salsone, A. (2025). La Massoneria italiana al bivio. Rome : Storia e Misteri, pp. 89-104.
- Taroni, L. (2025). Verso una nuova alba : il mio GOI. Florence : Libri Massoni, pp. 45-63.
- Tribunale di Roma. (2024). Ordinanza cautelare sul GOI. Rome : Archivi Giudiziari, pp. 34-50.