Le sémantisme indo-européen *bher-, particulièrement vaste, désigne l’idée de porter. Amphore pour conserver le vin et les céréales, métaphore, anaphore comme procédés stylistiques. L’euphorie nous soulève de bonheur.
La langue étrusque en fait le *fur, le voleur, qu’il soit furtif comme le furet, ou le furoncle, à l’origine cette tige secondaire de la vigne qui dérobe la sève, qu’on repère comme une petite bosse, et qui rend furax le viticulteur…

Le latin, quant à lui, confère à l’idée de « porter » la gestation, le comportement, le butin ou le rapt, ou un autre sémantisme *fors, la fortune, le sort à supporter, favorable ou pénible.
Les aléas de la conjugaison du verbe *ferre, *latum au participe, engendrent une profusion lexicale, la conférence et la circonférence, l’ablation, la délation et la collation, la relation et la déférence. La différence et le dilatoire. Une terre fertile. Une infortune bien fortuite, cause de souffrance. Lucifer, pourquoi pas ?
Arrêtons là une exhaustivité fastidieuse.

Différer, donc. Au sens propre, porter autrement, ailleurs. Les particularités de son apparence, de ses idées, de la langue parlée, tout ce qui peut amener, trop rapidement, à percevoir cette différence comme une menace à la conformité de l’ordre établi.
Montaigne écrit sagement : « Je trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. »
La différence est une richesse, par exemple lorsqu’on réfléchit aux « idiotismes », dont les langues, donc les cultures diverses offrent les métaphores. Si, en français, une femme « a du charme », en espagnol, elle a « de l’ange » ou « du fantôme ». « Les bras m’en tombent » donne, en espagnol, « l’âme me tombe sur les pieds ». Jorge Semprun repérait ainsi dans le français « la langue de la précision, de la diplomatie », et dans l’espagnol celle « de la volupté, du sang, de la passion ».
L’indifférence serait-elle alors le contraire de la méfiance spontanée ? Un remède pour lutter contre le préconçu, le préjugé agressif ?
Au XIVe siècle, le philosophe Jean Buridan (1297-1358), recteur de l’Université de Paris, requérait le droit à la « liberté d’indifférence », par exemple celle de l’âne qui hésite entre faim et soif, se condamnant ainsi à une mort certaine. Buridan en avait même inféré la théorie dite du « pons asinorum » le « pont aux ânes », qui aiderait les personnes « lentes d’esprit » à comprendre les propositions logiques.
Mais cette lenteur choisie de l’indifférence n’est-elle pas une précaution propre à susciter de nouvelles réactions de méfiance, jusqu’à la haine parfois, à l’encontre de l’individu qui passe pour ne pas jouer le jeu collectif de l’adhésion immédiate ? Une indifférence jugée hautaine et méprisante ?
Difficile droit à la différence, si souvent revendiqué à cors et à cris pour soi-même, et rarement pour les autres…
Annick DROGOU
Indifférence, qualité ou défaut, vertu ou vice ? On vantera l’ataraxie du sage, de celui qui ne se laisse pas troubler par l’écume des jours, et on condamnera la lâcheté du cynique qui n’a pas le souci du malheur du faible. Au premier, on répondra que son indifférence, sa fermeté de caractère, est stérile si elle reste sans amour, et au second on répliquera avec Blake qu’ « aucun homme n’est une île […]. N’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne. »

Il est des mots qu’on ne devrait pas laisser sortir non accompagnés. « Indifférent » est de ceux-là comme le mot « persévérant ». Indifférent à quoi, persévérant en quoi ? Non, ces mots ne se suffisent pas à eux-mêmes. Vers quelle destination nous conduisent-ils ? L’indifférence nous laisse sur le quai, au mieux elle promet un destin de feuille morte au gré des vents ou au fil de l’eau, quand on reste insensible à la vie qui vibre, à ses pulsations et à la source de toute joie. Laissons résonner en nous la vie. Rien ne m’indiffère.

Mais gare aux emballements sans lendemain, au triomphe de l’émotion, au règne de l’opinion. C’est une pareille promesse de feuille morte poussée par le vent ou le flot. L’indifférence comme la persévérance ont besoin d’un tiers de confiance qui s’appelle force d’âme, force de caractère nécessaire pour poursuivre le voyage et atteindre le bon port. Comme Ulysse attaché à son mât, indifférent au chant des sirènes mais persévérant vers Ithaque.