dim 23 février 2025 - 04:02

La force de l’esprit de la Franc-maçonnerie traditionnelle

Michel Maffesoli
Michel Maffesoli

Parmi ces mystères fondateurs de toute vie commune, il y a ce va et vient structurel entre la genèse et le déclin. Engendrement mutuel, en toutes choses : nature, civilisation, politique, affects, individus et communautés, de la naissance et de la mort. Ainsi est récurrent dans la Franc-maçonnerie authentique le recours à la formule empruntée à l’alchimie : « ordo ab chao ». Cela vient de la mystique juive, dont on sait l’influence sur la démarche initiatique, et qui glosa, longuement, sur la parole biblique : « tohû bohû ».

Dès le second verset de la Genèse (1, 2), il est dit que la « terre était vide et vague », ou déserte et vide : tohû bohû. Chaos précédent la création. Et c’est à partir de là que la parole divine mit de l’ordre : le monde sous la « voûte étoilée ». On retrouve cette expression à diverses reprises. Il en est une, instructive, celle rapportée par le prophète Isaïe concernant le « jugement d’Eden ». C’est le « jour de la vengeance » où Yahvé « tendra le cordeon du chaos et le niveau du vide » (Is, 34, 11). Là encore le tohû bohû précédant un ordre régénéré.

C’est cela qu’entend faire ressortir le secret maçonnique : la fondamentale dialogie existant entre la mort et la renaissance. Cristallisation, s’il en est, du sentiment diffus dans la sagesse populaire des lois, inéluctables, de la transformation, du mouvement constant des métamorphoses. Dans toutes les traditions, les épreuves initiatiques rejouent un tel processus. La mort symbolique des « voyages » que l’on retrouve dans tous les rituels, exprime à loisir le mystère de « l’onostasis » : la résurrection, le relèvement successif à la fin d’une manière d’être et de penser.

À se taire sur l’adventice, ce qui est le propre de l’humain périssable, le « secret » met l’accent sur l’essence des choses : la fin d’un âge annonce la naissance d’un autre. Le désaccord entre les anciennes mœurs et les nouvelles est l’indice qu’une époque s’achève : une « parenthèse » se ferme et qu’une autre commence : une autre parenthèse s’ouvre.

C’est en ce sens que dans la succession des crises civilisationnelles, s’inscrivant dans la longue chaîne de la connaissance traditionnelle « l’ordo ab chao » maçonnique rappelle que l’on ne peut pas réduire à une cause matérielle la faillite d’une organisation sociale donnée. Mais celle-ci en appelle, tout simplement à une autre révolution spirituelle, qui est l’apanage et l’honneur de notre espèce animale. La panique peut régner dans la politique, les élites être totalement déconsidérées, l’économie partir en capilotade, l’essentiel est de pouvoir parler de l’esprit pour trouver une véritable issue à la décrépitude d’une société.

Il est fréquent de rappeler qu’étymologiquement le mot « crise », en grec, signifie jugement. On signale moins, et ce n’est pas moins important, que cela désigne, aussi, cet instrument permettant de trier qu’est le crible. Belle métaphore populaire soulignant qu’il faut savoir rejeter ce qui doit l’être et garder, également, ce qui le mérite.

Frari (Venise) – Sacristie – triptyque de Giovanni Bellini – Saint Benoît de Nursie et Saint Marc

À cet égard, puis-je ici noter une historiette par laquelle, dit-on, commença la vie monastique du grand Saint Benoît de Nurcie. Ce qu’il est convenu de nommer le « miracle du crible » ! Crible qui est prêté à sa nourrice, et que celle-ci brise en deux. Benoît réunifie les deux morceaux. Mais pour échapper à la ferveur de ses admirateurs il se retire dans un lieu désert appelé Subiaco où il va mener une vie érémétique dans la grotte appelée depuis « Sacro Speco », le saint « crible ».

A la fin de ce terrible Ve siècle, les barbares sont à toutes les portes, la fin d’un monde est vécue et ressentie comme telle, et c’est en se retirant de l’action immédiate, c’est par la force de l’esprit qu’un autre monde émerge. Cela mérite d’être souligné, quand on sait le rôle joué par les ecclésiastiques lorsque la maçonnerie, au XVIIIe siècle, entend participer à l’élaboration d’une nouvelle civilisation. Et ce en reprenant l’intuition primordiale de tous ceux que Chateaubriand nomme les « génies Mères » : c’est la puissance de l’esprit qui est matricielle. Le reste : politique, économie, social, « sociétal » vient de surcroît.

La sagesse du « crible » est indéniable en ce qu’elle ne procède pas à partir d’une « tabula rasa », mais est faite de prudence, de discernement, cette « discrétion-secrète » qui sait, de savoir incorporer : celui de la Tradition initiatique que l’ordre des choses est une perpétuelle métamorphose en appelant, toujours, à une nouvelle renaissance. De ce point de vue, ce dont sont conscients les francs-maçons traditionnels, c’est qu’il faut savoir mettre en œuvre une médecine expectante, c’est-à-dire prudente, qui sait attendre en mettant en œuvre des remèdes de longue durée, ayant fait leurs preuves au cours du temps.

On a souvent reproché à la prudence maçonnique cette attitude du juste milieu, aussi loin du révolutionnarisme que du conservatisme. Attitude faisant place à toutes les sensibilités. Mais cela ne fait que traduire le souci de l’harmonie, fut-elle conflictuelle, qui redit, sous une forme sophistiquée, ce que la sagesse humaine sait d’antique mémoire : il faut de tout pour faire un monde. Et ces sensibilités diverses, avant de se dire et de se vivre au grand jour, doivent s’expérimenter dans le secret de ce qui inconsciemment attend la manifestation consciente.

Jacques-Bénigne Bossuet

Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre cette lucide observation de Bossuet sur l’Histoire universelle, lorsqu’il rappelle que la « vraie science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps les dispositions secrètes qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver ». Parmi bien d’autres, cette remarque souligne que c’est toujours en catimini que s’opèrent les grands changements sociétaux. C’est bien en ce sens que le « secret » et la « loi du silence » maçonniques redisent une structure anthropologique dont il est vain de vouloir faire l’économie.

C’est bien une sagesse au jour le jour que propose l’accompagnement maçonnique, et ce en ponctuant l’année civile par le comput liturgique que l’on retrouve dans toutes les religions. Les solstices d’hiver et d’été rendant attentif au soleil qui décroît, mort symbolique préparant à la mort réelle, et le soleil qui repart, allégorie de la résurrection et de la lumière de la connaissance. Dans la liturgie chrétienne : Saint Jean-Baptiste, la « voix » annonçant celui qui doit venir, Saint Jean l’Évangéliste proclamant la parole, le verbe se faisant chair. « Solstice » : « sol stare », le soleil s’arrête, mais ce afin qu’un cycle nouveau recommence : la vie en son développement perpétuel !

Gilbert Durand

Ainsi que l’a analysé, avec constance mon maitre et frère Gilbert Durand : l’éternelle métamorphose des choses et de la vie, voilà, certainement, ce qui est le cœur battant de l’ésotérisme maçonnique (« Les grands mythes fondateurs de la Franc-maçonnerie », Ed Dervy 2024). C’est par là qu’un tel ésotérisme est, sur la longue durée, et sous des formes différentes, un excitateur de l’âme continuant à attirer nombre d’intelligences aiguës, et à la dynamiser vers un plus-être existentiel. Et ce, très précisément en montrant comment l’esprit, sans les contraindre ou les dévaster, permet à la nature et à la vie sociale de donner le meilleur d’elles-mêmes. On est loin, bien entendu, de ces obédiences se prétendant maçonniques, alors qu’elles se contentent d’agir et de penser (?) comme de désuets partis politiques aux préoccupations essentiellement « sociétales ».

L’idée même de la métamorphose est celle d’une création renouvelée faisant créance à l’efficace interne des situations, et qui reconnaît que lorsqu’une forme sociale spécifique est épuisée, c’est une autre qui est appelée à en prendre la relève.

En la matière voir comment la Franc-maçonnerie, protagoniste essentielle de la modernité, est en phase secrète avec la post-modernité naissante. Et ce même si, nombreux sont les membres de diverses obédiences ne voulant pas en convenir, voire luttant contre un tel état de fait.

En effet, ce passage d’une époque à une autre, certains ne veulent pas le voir car l’abâtardissement de la pensée, c’est-à-dire la perte de ses qualités originelles, de sa vigueur propre, freine la reconnaissance de ce qui est. La routine philosophique et les facilités de l’opinion commune, c’est chose fréquente dans le déroulement des histoires humaines, empêchent de voir en quoi, et comment, certaines structures anthropologiques, archétypales, reprennent force et vigueur alors qu’on les avait crues exténuées.

Martin Heidegger

Faut-il, d’ailleurs, le rappeler, l’expression même : « reprendre force et vigueur », que l’on retrouve, fréquemment, dans les textes et les divers rituels maçonniques ne traduit-elle pas l’inéluctable récurrence des phénomènes humains ? Récurrent ne signifie-t-il pas courant en arrière ? C’est-à-dire retourner à la source, revenir au fondamental. Le « Schritt zurück », ce pas en retour vers l’expérience ancestrale, celle de la Tradition, dont la pensée de Martin Heidegger, a montré la pertinence et l’actualité.

Blocage que l’on doit à des élites n’étant plus en phase avec la vie sociale réelle. Et parmi eux nombre de ceux s’affichant francs-maçons sans en comprendre l’intime et profonde inspiration. Quelques-uns, ayant le pouvoir institutionnel, celui de l’opinion publiée, mais qui reste une simple opinion, et oubliant que la pensée n’est jamais et en rien réductible à la facilité exotérique.

Une telle situation peut être éclairée par cette remarque émise, dans le domaine qui était le sien, ses considérations sur la Révolution française, par Joseph de Maistre :

« Il serait à désirer que cette nation impétueuse, qui ne sait revenir à la vérité qu’après avoir épuisé l’erreur, voulût enfin apercevoir une vérité bien palpable : c’est qu’elle est dupe et victime d’un petit nombre d’hommes qui se placent entre elle et son légitime bien ».

Portrait de Joseph de Maistre, par Carl Christian Vogel de Vogelstein, Huile sur toile, vers 1810, Musée d’Art et d’Histoire de Chambéry. (©Wikimedia Commons)

Son « légitime bien » est, pour lui, le souverain. Mais là n’est pas l’essentiel. L’important est l’acuité de son regard. Vision profonde des événements et des hommes lui permettant de noter en quoi une minorité active, obsédée par le pouvoir n’est plus à même de saisir qu’elle est la véritable puissance à l’œuvre dans une époque donnée. Ainsi que le souligne Gilbert Durand dans « Un comte sous l’acacia » (Edimaf,1999), mystique qu’il était, Joseph de Maistre fortement marqué, en sa jeunesse, par la pensée maçonnique, a toujours su voir, au-delà des agitations de surface, quels étaient les courants profonds à l’œuvre dans les histoires humaines.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Philosophe allemand

Puis-je extrapoler son propos en rappelant, au-delà du mouvement historique suscitant ces « considérations », qu’il est fréquent qu’un « petit nombre d’hommes » s’interposent, jouent les utilités et empêchent, de ce fait, la vraie compréhension d’une société donnée. En la matière, au-delà des aspects affairistes, politiques, voire maffieux dont on la soupçonne, quel est le véritable sens de la Franc-maçonnerie de Tradition ? Peut-être de jouer le rôle de ce que certains nomment le « roi clandestin » de l’époque. C’est-à-dire ce qui régit, véritablement, les manières d’être et de penser. Ce qui agit, souterrainement, mais non moins efficacement. Et ce parce que ceux qui s’en réclament sont en phase avec ce que ce franc-maçon qu’était Hegel nommait le Zeitgeist, l’esprit du temps.

Donc une aristocratie de l’esprit, quelque peu libertaire, et moins préoccupée du pouvoir institué que soucieuse de la puissance instituante.

Portrait de François-René, vicomte de Chateaubriand, par Pierre-Louis Delaval, (vers 1828)

S’agit-il là d’une vue de l’esprit quelque peu utopique ? Pas forcément. Certes, il existe des pesanteurs sociologiques conduisant au « conformisme logique ». Une endogamie favorisant la bienpensance qui répète, à l’infini, des phrases toutes faites et multiplie les lieux communs. Voire, un tel entre-soi peut aboutir à des pratiques perverses où la légitime solidarité s’inverse en passe-droits généralisés où la faveur remplace le mérite. C’est ce que d’antique mémoire on nomme le « pactum sceleris », pacte scélérat. Il s’agit là d’un phénomène récurrent de toute société humaine quelque peu languissante. La médiocrité trouvant un adjuvant de choix dans ce que j’ai nommé la « médiacratie » c’est-à-dire ce qui se contente de l’opinion publiée. N’est-ce point cela que nous rappelle la roborative lucidité d’un Chateaubriand (Mémoires d’Outre-tombe, liv 38,ch 6) : « l’incapacité est une Franc-maçonnerie dont les loges sont en tous pays ». Ces loges, ou pseudos-loges, chacun les reconnaitra dans les obédiences essentiellement « politistes ». ou aux préoccupations uniquement « sociétales » !

Tout cela est bien réel et constitue une évidence qu’il serait vain de nier. Mais au-delà ou en deçà d’un tel abâtardissement subsiste un goût certain pour une pensée exigeante, lucide et enracinée dans la tradition. Cela est particulièrement repérable chez les jeunes générations, n’ayant pas connu les ivresses idéologiques héritées du XIXe siècle que provoquèrent les totalitarismes, en particulier « wokistes », issus de ces théoriques constructions quelque peu paranoïaques.

La paranoïa, certes, en son sens simple, est la maladie psychiatrique que l’on sait, contribuant à une personnalité où dominent rigidité, orgueil, surestimation de soi et, surtout, raisonnements construits à partir d’a priori douteux. Mais n’oublions pas qu’étymologiquement il s’agit d’une pensée se voulant surplombante (para noia en grec). Une pensée qui édicte et qui impose.

Tout autre est la démarche de la Franc-maçonnerie authentique dont le caractère essentiel est l’hétérodoxie. Et c’est en s’éloignant de tout dogmatisme, en relativisant la scholastique que, tout au long du XVIIIe siècle, elle fut en phase avec son temps. C’est de là qu’est issue la tolérance et l’ouverture à l’altérité. Il s’agit là de son principe générateur, on dirait, de nos jours, son code génétique.

Ce qui en fait des penseurs libres. À ne pas confondre avec les « libres-penseurs » dont Nietzsche rappelait qu’ils n’étaient ni libres, ni penseurs !

C’est cette alternative au fanatisme qui attire, de plus en plus, les esprits avides d’exigence spirituelle. Car au-delà des scholastiques du moment, celles de la bienpensance « sociétale », c’est-à-dire « wokiste », il est un défi que nous lance la postmodernité : trouver les mots, les moins faux possible. Mots pouvant devenir paroles fondatrices. N’est-ce point cela la recherche continuelle de ce qu’il est convenu d’appeler la recherche de la « parole perdue » ?

Être en phase avec l’esprit du temps postmoderne. Trouver les mots pour le dire. Cela nécessite quelque audace. Mais l’esprit questionnant est, toujours, aventureux. Il faut, en effet, faire fi des pusillanimités qui sont le propre des esprits étroits. Ne pas avoir peur des responsabilités intellectuelles. C’est-à-dire savoir « répondre » au défi dont il a été question. En bref, voir en quoi les « grands mythes fondateurs » de la Franc-maçonnerie sont, toujours et à nouveau, actuels. Cela ne manque pas de faire mal, d’irriter. Mais, comme le rappelait Virgile, n’est-ce point cela la marque d’une pensée authentique ? « Jubes renovare dolorem », vous m’ordonnez de rouvrir de cruelles blessures. Il faut, en effet, le faire !

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Michel Maffesoli
Michel Maffesoli
Michel Maffesoli, né le 14 novembre 1944 à Graissessac, est un sociologue français. Ancien élève de Gilbert Durand et de Julien Freund, professeur émérite à l'université Paris-Descartes, Michel Maffesoli a développé un travail autour de la question du lien social communautaire, de la prévalence de l'imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines, contribuant ainsi à l'approche du paradigme postmoderne. Ses travaux encouragent le développement des sociologies compréhensive et phénoménologique, en insistant notamment sur les apports de Georg Simmel, Alfred Schütz, Georges Bataille et Jean-Marie Guyau. Il est membre de l'Institut universitaire de France depuis septembre 2008. Il a été initié en 1972,au G:.O:. à Lyon : R:.L:. « Les chevaliers du temple et le parfait silence réunis »

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES