Le pire pour un homme serait de se prendre pour un homme, quelque chose qui n’a rien à voir avec le reste du vivant, un pur esprit, une créature éthérée planant bien au-dessus de la glèbe. Or “l’homme n’est ni ange ni bête mais le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête”, dit Pascal dans les Pensées. Plus nous nions notre nature animale, plus elle nous revient en boomerang. “C’est le retour du réfoulé”, ajoute Freud.
Les Francs-maçons, plus que beaucoup d’autres, ont prétendu rompre le contact avec la nature, avec leur propre nature.
Ventre coupé, tête maintenue au-dessus du corps, montés d’une marche sur une estrade qui les suréleve, ils ne touchent plus terre, leur esprit se lance vers les étoiles. Nous travaillons dans le minéral, la matière inerte, nos cathédrales ne poussent pas toutes seules, nous les bâtissons pour qu’elles montent vers le ciel. Nous affirmons que la raison doit gouverner les passions. Mais quelle place laissons-nous aux émotions, aux instincts, aux intuitions c’est-à-dire aux perceptions de ce que nous sommes à l’intérieur de nous-mêmes ? De s’être à ce point détachés du vivant nous vient une grande difficulté à penser ce qui se passe dans le monde vivant aujourd’hui. Plus nous croyons que la nature nous est étrangère et plus il est difficile de comprendre ce qui s’y passe, plus il est difficile de parler la même langue.
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Du temps où les animaux et les hommes parlaient la même langue, cette relation était plus facile.
C’est du moins ce que prétendent beaucoup de contes dans beaucoup de traditions. Pas besoin d’aller bien loin. Chez La Fontaine le lion est noble et puissant, comme un roi. L’âne est naïf et un peu sot, comme le peuple. Le renard est fourbe et rusé. L’ours est solide et sincère. Le rat est égoïste mais intelligent. Le coq est belliqueux, le chat : hypocrite et malin. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » disait le fabuleux fabuliste. Il s’est beaucoup inspiré d’Esope qui lui aussi racontait des histoires d’animaux. Car c’est de morale qu’il s’agit, de conter, de satiriser les mœurs de son époque, essentiellement celles de la Cour, mais pas gratuitement, car toute leçon vaut bien un fromage, et se termine souvent par une recommandation.
Quoi, l’observation de ces animaux humanisés permettrait de mieux comprendre les hommes pas si bêtes que nous sommes ?
Comme de tous temps et en tous lieux. Comme dans le Livre de la Jungle, comme dans les cartoons, comme chez les animaux en peluche que nous achetons à nos enfants. Ils sont ce que Winnicott appelle des objets transitionnels, c’est-à-dire qu’ils servent à se projeter des films comme sur un écran, des personnages qui portent quelque chose de notre humanité, et des scénarios pour jouer avec. Le jeu permet de mettre à distance les situations pour mieux les regarder de l’extérieur, pour mieux les comprendre, de l’intérieur et de l’extérieur en même temps.
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Philippe Descola est anthropologue. Il a beaucoup étudié les populations de tribus d’Amazonie, en tant qu’ethnologue. En tant qu’anthropologue, il a comparé ces cultures avec toutes celles qui ont été décrites par d’autres, pour tenter d’y trouver des points communs. Car notre conception de la nature, la manière dont nous nous percevons comme d’une nature différente de celle du reste du vivant, est une curiosité parmi les autres cultures du monde. Une curiosité assez récente dans l’histoire de l’humanité, elle est conceptualisée de cette manière à partir des humanistes du XVIIème siècle. Une curiosité largement limitée à ce que nous croyons être le monde est qui n’est bien souvent que l’occident.
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Pour Philippe Descola, il y a chez les populations Achua un rapport avec le vivant différent du nôtre. Ils ne considèrent pas la nature comme une simple ressource à exploiter, pas non plus commune divinité écologique qu’il faudrait préserver dans une pureté qui n’a jamais existé. Ils sont dans une relation de services réciproques, ils retirent des services de la nature et ils lui en rendent. Ils se comportent comme des symbiotes, comme l’aurait dit Michel Serres dans le Contrat Naturel, une relation où chacun prend soin de l’autre.
Notre attitude de mettre la nature à distance est ce qu’on appelle : le naturalisme.
Certes, on sait bien que tout est fait de la même substance, mais il y a d’un côté les humains et de l’autre les non-humains. Et si ce n’est pas humain, si ce n’est même pas humanisé, comme le sont nos animaux de compagnie, on peut les considérer comme de simples ressources à exploiter, on peut même utiliser ce terme horrible, pour désigner les carcasses d’animaux issus des abattoirs et destinés à servir de nourriture, le mot de : minerai. On ne peut avoir aucun respect pour eux et aucune empathie. Les Achuas ne feraient jamais ça même pour des animaux qu’ils sont chassés et qu’ils vont consommer. Parce qu’ils ont avec eux, un rapport d’intériorité.
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L’animisme au contraire, consiste à considérer que les animaux ont en commun avec les humains quelque chose de l’ordre d’une âme.
Les Bouddhistes pensent comme ça. Les musulmans aussi, dansune certaine mesure. Le totémisme va plus loin, il considère qu’il y a non seulement une identité psychique entre les animaux et les hommes mais aussi une homomorphie, si mon totem est un lion,non seulement j’ai une âme de lion, mais je ressemble à un lion et je cherche à m’en approprier les attributs.
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Justement, les totems reviennent à la mode, dans nos contrées.
Ils n’ont jamais vraiment disparu. Les scouts les utilisaient déjà. Un totem scout est le nom qu’on donne à la jeune recrue quand elle est intégrée à la troupe. Elle ne le choisit pas, on le lui affecte, comme on reçoit son nom à la naissance. Le chef scout digne de sa fonction aura donc soin de trouver un nom qui non seulement caractérise le jeune qu’il baptise, mais qui lui permette de grandir, en assumant éventuellement des caractéristiques négatives, des défauts, mais en les assumant et en les dépassant. Ce nom-totem est formé généralement d’un nom d’animal et de lieu auquel on adjoint une caractéristique psychologique, positive ou négative. (Tiens, les mots de semestre en Franc-maçonnerie sont formés un peu sur le même modèle). C’est ainsi de Michel Rocard s’est appelé : Hamster Érudit, Lionel Jospin : Langue Agile, Jacques Brel : Phoque Hilarant, Jacques Chirac : Bison Égocentrique et Roselyne Bachelot : Vison Soyeux (sans commentaire)
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Il existe des applications permettant de déterminer quel est notre animal totem.
Sur Fauna Magazine, il suffit de répondre à une dizaines de questions, toutes plus scientifiques les unes que les autres, l’algorithme mouline et la réponse tombe, inéluctable comme la résolution d’une équation deux inconnues : en ce qui me concerne, je suis un cerf. Ce qui peut se décrypter ainsi : Roi de la forêt, seigneur des bois, esprit bienveillant et majestueux, le cerf est un animal puissant et gracieux avec un cœur sensible. Comment ne pas se reconnaître ? Mais pour en avoir confirmation, je tente la même opération avec Psychologie magazine, là encore une dizaines de questions tout aussi scientifiques suffisent et le verdict tombe : cette fois-ci je suis un papillon. Certes, moins majestueux, moins puissant et moins royal-de-la-forêt mais “Léger, aérien, raffiné, le papillon incarne la subtilité, la grâce.” N’en jetez plus, des fleurs,on ne sait plus où butiner.. Alors, cerf ? Papillon ? Il ne va pas être facile de faire la moyenne.
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Sur le chemin pour retrouver l’animal qui est en nous, on peut s’aider encore de l’astrologie.
Certains y croient, d’autres n’y croient pas. André Barbault n’y voyait rien de si ésotérique, pour lui, c’était surtout une symbolique comme une autre pour parler de psychologie. Dans la suite de Carl Jung il établissait un lien entre la psychanalyse et l’astrologie. Sur les douze signes du zodiaque, sept sont représentés par des figures animales : le Bélier (21 mars – 19 avril), le Taureau 20 avril – 20 mai, le Cancer (crabe) 22 juin – 22 juillet, le Lion 23 juillet – 22 août, le Scorpion 24 octobre – 22 novembre, le Capricorne (chèvre) 23 décembre – 20 janvier, le Poissons 20 février – 20 mars. Il n’est pas exagéré de dire qu’on s’identifie volontiers à ce qu’on croit être le caractère d’un bélier, d’un capricorne ou d’un lion, qu’on se totémisme facilement.
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Est-il possible de totémiser la Franc-maçonnerie ?
Pourquoi pas, si on suit les traces de notre Frère Rudyard Kipling dans le Livre de la Jungle. Là aussi, les animaux ont tous une personnalité et un rôle dans l’histoire initiatique. Car Mowgli est un initié, il subit une cérémonie d’initiation pour entrer dans la meute des loups et devenir l’un de ses membres. Alors, à sa suite, si on voulait totémiser la loge, on pourrait dire que le Vénérable est un cerf. Il a la tête couronnée, il incarne l’autorité mais aussi la prudence. Il perd ses bois tous les ans car il lui faut renouveler sa royauté à chaque printemps. Sur son côté gauche : l’orateur incarné par l’ours, loyal et solide, sur son côté droit : l’éléphant-secrétaire, gardien de la mémoire. Le premier surveillant est un sanglier, il respire la force et la détermination, deux qualités représentées par la colonne Boaz, celle des compagnons. Le second surveillant est incarné par le loup, le maître, le guide, celui qui canalise les chiens fous qu’on lui a confiés. Le chef des loups marche derrière la troupe pour être sûr de ne perdre personne. On pourrait continuer sur l’écureuil-hospitalier ou la girafe-maître des cérémonies.
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Quel genre d’animaux sommes-nous, nous ne fuyons sans cesse notre nature animale et qui pourtant n’arrêtons pas de la poursuivre ?
L’homme est un loup pour l’homme, mais quel d’animal le Franc-maçon est-il pour le Franc-maçon ?