Il y a quelques mois, ma fille m’a fait découvrir un ouvrage[1] de Elisée Reclus. Ce dernier était invité en 1894 à plancher dans la loge des Amis philanthropes à l’Orient de Brussels. A ce moment, il espère tenir la chaire universitaire de Géographie de l’université libre de Brussels, c’est pour lui une manière de fuir à nouveau la France. Il n’obtiendra jamais cette place, les intellectuels craignant les autorités publiques renonceront au savoir.
Il est apprenti, initié depuis 36 ans mais n’a pas fait carrière en franc-maçonnerie.
Sa planche dont le titre est sobrement intitulé l’Anarchie, vise à expliquer que finalement il y a assez peu de différences dans la manière dont, ceux qui se prétendent Francs-maçons et ceux qui sont désignés comme des anarchistes, aspirent au bonheur. Les uns et les autres courent après l’harmonie. La méthode diffère mais le but est strictement le même.
Bien sûr, la question de savoir qui est Elisée RECLUS est importante
Son itinéraire dans la vie est éclairant. C’est un géographe du 19ème siècle, né en 1835, en Gironde d’un père pasteur calviniste et d’une mère enseignante. Sa vie est faite de paradoxes, de virages, de prises de positions définitives, d’amour, de rejets, d’exclusions, d’emprisonnements et toujours d’enthousiasme et d’espérance en un jour meilleur.
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Sa carrière de géographe est marquée par sa manière de mêler intimement ses convictions à ses recherches. On y reviendra. Il a été initié à Paris en 1860, il est resté apprenti toute sa vie. Il a beaucoup voyagé, passant de Londres à berlin, de la Nouvelle Orléans à Liverpool, de la Colombie à Bruxelles. Il a fréquenté des gens comme Louis Blanc, jules Michelet, Bakounine, Pierre Leroux, ou Alexandra David Neel. Il est connu pour être un précurseur de la pensée chez les géographes, anticipant sur les concepts d’écologie, en tant que système d’équilibre par exemple.
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Sa vie personnelle, son engagement universitaire croisent toujours son engagement moral et philosophique. La liberté absolue de conscience, l’idée également que l’homme doit se faire une place dans le monde sans le dénaturer sont à la fois des directions intellectuelles et des actes qu’il met en œuvre dans ses écrits et dans ses gestes. Par exemple, il refuse le mariage dans les conditions de domination de l’époque : il prône l’union libre (pas toujours avec des filles plus jeunes), il contribue à créer une banque coopérative ouvrière. En 1870 il s’engage dans la garde nationale pour défendre l’expérience de la commune de paris, il sera déporté. Pendant le coup d’Etat de Napoléon 3 en 1851, il sera exilé. Pourtant, il n’a jamais renoncé, il n’a jamais abandonné ses idées, au point où son travail scientifique, malgré sa qualité, a été mis de côté et ignoré des autorités politiques et des universitaires qui ont privilégié leur position sociale à la foi de faire émerger la connaissance puis de la partager.
Quand on parle, ou lorsqu’on fait parler Elisée Reclus de son travail de géographe, on entend aussi systématiquement son fonds de commerce idéologique et inversement. On ne peut pas séparer ces deux facettes. Il y a de l’utopie, du rêve chez ce savant et sa science est poétique et militante.
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Enfin Bref, Il y a, chez Elisée Reclus, comme chez d’autres, en particulier chez Georges Martin, un des fondateur du Droit Humain, une forme de messianisme laïc. Le contexte historique aide bien vous me direz. Pour nous resituer, on est à l’époque où la science se scientise, on peut se passer des croyances surnaturelles parce qu’on comprend mieux le monde, la science devient une méthode : l’expérience sert à vérifier en laboratoire des théories qu’on ne prend pour juste et vraie que si on peut les vérifier et trouver les facteurs qui influencent les résultats. On isole ces ingrédients, on les assemble, on les dissocie, on les factorise pour pouvoir les produire ailleurs. C’est l’époque de l’usine, de la machine, de la croyance en un monde meilleur, ici et maintenant, où la force de l’homme est décuplée.
On aurait pu espérer que le labeur serait moins pénible parce que l’homme n’aurait plus besoin de travailler. En réalité, c’est le moment où s’installe définitivement l’idée que le capital d’un petit nombre est plus important que la satisfaction de tous. C’est le moment de l’histoire où personne ne remet en cause l’idée que quand on joue au Monopoly, un tout petit nombre commence la partie avec 20 000 billets et tous les autres avec 200 seulement. On trouve ça normal. On appelle cela justice et égalité des chances. Aujourd’hui encore, on continue de trouver ça normal. C’est le moment où l’héritage des siècles devient ce qu’on appelle une succession, avec ses ribambelles de droits et de notaires : mais les riches comme les pauvres, avant de transmettre des terrains et des maisons ou des comptes en banque, transmettent d’abord et surtout un code génétique venu du fond des âges et une éducation. Mais ça, pas plus avant qu’aujourd’hui, ça n’a que très peu de valeur marchande.
Mais alors que nous dit Elisée Reclus dans sa planche ?
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Il nous dit par exemple que : « …une immense évolution s’est accomplie, annonçant la révolution prochaine. Cette évolution, c’est que la “science“ économique, prophétisant le manque de ressources et la mort inévitable des faméliques, s’est trouvée en défaut et que l’humanité souffrante, se croyant pauvre naguère, a découvert sa richesse : son idéal du “pain pour tous“ n’est point une utopie. La terre est assez vaste pour nous porter tous sur son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance. Elle peut donner assez de moissons pour que tous aient à manger ; elle fait naître assez de plantes fibreuses pour que tous aient à se vêtir ; elle contient assez de pierres et d’argile pour que tous puissent avoir des maisons. »[2].
Le texte lu en Loge en 1894, puis éditée en 1896 est finalement une sorte de synthèse des différents bouquins de Reclus. Je pourrais vous citer en vrac quelques titres évocateurs : la naissance d’une montagne, histoire d’un ruisseau, l’homme et la terre, évolution et révolution. Il nous livre sa vision de L’harmonie, comme étant le fruit de ses excursions dans la nature, de ses expériences humaines, des idées qu’il a développé et qu’il va mettre en acte dans sa vie d’homme. Il fait les résumés des trois ou quatre grandes idées qu’il juge décisives et lance au monde, au passage, une espèce de morale. Il nous dit en vrac que la nature n’est ni performante ni efficace, elle est simplement. La nature ne compte pas, elle ne mesure pas. La nature crée un contexte où l’idée même de performance n’existe pas. Ce qui préside aux relations dans le système c’est l’équilibre entre ce qui est nécessaire et ce qu’il faudrait, entre le besoin et sa satisfaction. Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple de température du corps humain. On la situe habituellement à 37.2C°. Or, on sait que les défenses immunitaires sont les plus efficaces aux alentours de 40.5C°. A ce degré, on parle de fièvre. Dans ces moments-là, nous savons tous que si notre corps est super efficace pour se défendre, il nous rend également très vulnérable : on ne peut vivre longtemps en étant fiévreux, en général, on ne rien faire d’autre.
L’humanisme et la responsabilité
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Un autre point évoqué par Elisée Reclus peut se résumer par la primauté de l’homme. Pour lui, l’harmonie c’est d’abord de réunir ce qui est épars, il nous dit, je cite, que le “fondement de l’ancienne morale, vous le savez, n’était autre que l’effroi, le tremblement. C’est la crainte de dieu [qui] est le commencement”[3]. Je vous parlais tout à l’heure de messianisme laïc. Ce point de vue est très proche de celui de Georges Martin à un moment donné. À leur époque, la science et l’espoir du progrès promettaient de n’avoir plus aucune raison de se soumettre à l’autorité d’une église et de ses papes. Aujourd’hui, nous savons que nous devons nous méfier de la technologie qui s’est totalement intégrée à nos vies quotidiennes. Elisée Reclus avait cette précaution : il n’évoquait jamais le progrès sans son ombre, sa réciproque le régrés (non non, pas le regret). Chaque avancée technique est potentiellement la source d’une amélioration mais aussi d’une régression (c’est également le sens Schumpeter quand il évoque la théorie économique de l’innovation destructrice).
C’est un des premiers chercheur à nous prévenir que quand nous dénaturons un environnement, nous devons avoir conscience qu’il y a des conséquences (trifouiller dans l’atome par exemple :c’est une source de compréhension du monde, une énergie exceptionnelle mais aussi une arme qui peut détruire le monde). Ce que nous disent Georges Martin et Elisée Reclus est simple finalement :
C’est l’homme qui est au cœur du projet et rien d’autre. Mais pas n’importe comment non plus. Enfin si. C’est l’homme ordinaire, c’est tous les hommes et toutes les femmes sans exception. Pas seulement quelques-uns.
Il faut considérer les uns et les autres comme des égaux, c’est le sens de nos gants blancs. Nous sommes entrés en loge libres et de bonnes mœurs, en loge, le minimum c’est de le rester. Reclus nous dit plus loin, que “entre égaux, l’œuvre est plus difficile mais elle est plus haute. Il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel, apprendre à se connaitre soi-même, faire continuellement sa propre éducation, se conduire en respectant les droits et les intérêts de ses camarades. Après seulement on devient un être moral, on nait seulement au sentiment de responsabilité.” la morale n’est pas pour Reclus “un ordre auquel on se soumet, une parole que l’on répète, une chose purement extérieure à l’individu, elle devient une partie de l’être, un produit même de la vie”[4]. Il met en fait l’accent sur la responsabilité et souligne qu’il y a un intérêt à rechercher de la cohérence entre ce que nous pensons et ce que nous faisons comme il y a de la cohérence, c’est à dire de l’écho en fait, entre le rituel et la loge, entre l’atelier et chacun de ses membres.
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Il nous donne un indice majeur : le rituel n’est ni une prière ni une sommation, c’est un moyen de recherche. Le rituel nous indique des voies de comprendre ce qui est sous nos yeux car notre aveuglement nous empêche de le voir ; il suffit d’utiliser le rituel, de le lire, de le pratiquer avec ferveur et pour cela il faut y mettre du sien, le faire sien : s’organiser un temps pour cela, s’organiser un espace social où les autres deviennent non seulement mes égaux mais la condition même de ma réussite personnelle. Dès lors qu’un frère ou une sœur souffre c’est toute la loge qui souffre. Dès lors qu’un homme souffre c’est toute l’humanité qui est blessée. C’est exactement le sens d’un écosystème. On ne peut pas bouger une pièce du puzzle sans que tout l’édifice soit ébranlé. La solidarité devient alors centrale dès lors que plusieurs personnes sont réunies. L’adaptation n’étant pas le produit du plus fort mais du plus coopératif et du plus compréhensif. Encore une fois ce n’est la performance réelle se mesure en voyant qui dure le plus longtemps et non pas qui arrive le premier (exemple de la photosynthèse : en laboratoire, on peut la rendre 99% plus efficace que dans la nature. Pourquoi la nature, qui a un peu d’expérience, ne le fait pas ?). Pour résumer, RECLUS estime que la valeur de l’expérience humaine réside dans l’unique souci de l’autre. Rien d’autre n’est plus important. Un système qui dure est un système solidaire.
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La robustesse de la Franc-maçonnerie, c’est à dire sa validité, sa longévité dans le temps repose sur ses rituels et sur la transmission initiatique. Même Georges Martin a cru bon de ne pas créer de rite et s’appuyer sur les vertus du REAA malgré tout ses défauts (qui je le rappelle ne permet pas l’initiation des femmes) pour constituer l’ Ordre Mixte International le Droit Humain. La robustesse de la Franc-maçonnerie, c’est sa capacité à s’approprier un environnement qui change tout le temps, à traverser les âges, les modes sans pour autant renoncer à son message, en écartant les discussions profanes.
La nature est bien faite et les lois de l’univers sont les seules choses universelles
Pour revenir à la planche de Reclus, il nous dit que la nature est bien faite, que les lois de l’univers sont les seules choses qui aient un caractère universel. Il est entendu que lorsque je dis “universel” cela implique que des choses découlent d’elles même, qu’il y ait un sens, une signification et direction, que cela soit applicable sur toute la planète.
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Pour Reclus, L’harmonie qu’il nomme parfois “ l’accord social” ne vient pas de l’autorité de la loi, de ses sanctions pénales mais de “l’association libre des individus et des groupes conformément aux besoins et aux intérêts de tous et de chacun. Celui qui commande se déprave et celui qui obéit se rapetisse”[5]. En ce sens, cette vision qui peut paraitre extrême et radicale, ne dit rien d ‘autre que ce que Spinoza évoque au sujet de l’autorité (qui ne serait qu’un pouvoir arbitraire de l’homme sur l’homme).
Pour Reclus, l’harmonie c’est un rêve, mais rêve auquel il faut rêver en permanence, c’est un rêve exigeant. Dans sa planche, il dit aux Francs-maçons Belges qu’ils ont décidé de s’unir “collaborant résolument à la naissance d’une société dans laquelle il n’y aura plus de maîtres, plus de conservateurs officiels de la morale publique, plus de geôliers ni de bourreaux, plus de riches ni de pauvres, mais des frères ayant tous leur part quotidienne de pain, des égaux en droits, en se maintenant en paix et en cordiales union, non pas par l’obéissance à des lois qu’ accompagnent toujours des menaces redoutables, mais par le respect mutuel des intérêts et de l’observation scientifiques des lois naturelles”[6].
En fait, Reclus nous dit que les anarchistes, qui se sont nommés autrefois les harmonistes concourent comme d’autres d’ailleurs, à l’émancipation de l’homme. Reste la question de la méthode pour parvenir à cette utopie. Sur ce point, Reclus est décisif, extrêmement clair. La révolution, l’inversement des tendances et des dominations sociales, n’ont d’intérêt que s’il s’opère un détachement profond, fondamental de l’homme aux règlements et à une autorité extérieure. Bref, la question est triple : comment les hommes, les communautés peuvent-elles s‘affranchir de maitre, de tyran ou de règlements ?
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La deuxième partie du problème revient à se demander s’il est possible de coopérer sans l’assentiment tyrannique de la règle, si nous en sommes capables ? “l’homme [dans ce cas] sera-t-il meilleur que dans une société reposant sur la crainte du pouvoir ou des lois ?”[7]. Je n’ai pas la réponse à cette question mais j’ai envie d’y croire. Ce partie pris fait partie de moi. C’est aussi ce que je recherche dans la voie maçonnique. En tout cas, en tant que Franc-maçon, en tant que père, que conjoint, en tant que salarié, je partage avec Elisée Reclus que “le principe d’autorité – c’est ainsi que cette chose-là se nomme-exige que le supérieur n’ait jamais tort […] mais surtout il faut que ses ordres soient observés. Cela simplifie tout : plus besoin de raisonnements, d’explications, d’hésitations, de débats, de scrupules[…] et que quand un maitre n’est pas là pour commander, n’a-t-on pas des formules toutes faites, des ordres, des décrets, des lois édictés par des maitres absolus ou par des législateurs à plusieurs degrés ? Les formules remplacent les ordres immédiats et on les observe sans avoir à chercher si elles sont conformes à la voix intérieure de la conscience”[8].
Je ne serai jamais ni le chef, ni le sachant ni envers mes enfants, ni envers les voisins, pas plus que devant mes amis, mes collègues. Je refuse l’idée d’être autre chose qu’un citoyen, un frère.
Je ne souhaite pas être seulement un sujet, un servant, un esclave ou un subordonné. Dans ma grammaire, je suis le sujet de la phrase qui est née dans mon esprit. Mon esprit recherche à dire ce que je comprends des besoins de l’autre et des miens puis de trouver un compromis. Ni plus ni moins.
Vous l’aurez compris, quand je veux parler d’harmonie, en particulier celle évoquée par Elisée Reclus, je veux surtout qu’elle dépend en partie du chef d’orchestre mais pas seulement.
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Comme le géographe anarchiste Elisée Reclus, je suis persuadé que nous ne sommes pas des entités déconnectées les unes des autres, ni de ce qui nous entoure. L’Un et le Tout sont des parties imbriquées les unes aux autres, elles changent tout le temps, pourtant ce sont les mêmes. Nous sommes continuellement en devenir, rien ne demeure, rien ne disparait totalement, les contraires se dépassent si on n’y met les conditions et surtout la conviction. C’est exactement la vision de Héraclite, penseur grec d’il y a 2000 ans.
Notre écosystème est composé de parties qui ne sont pas simplement juxtaposées mais qui produisent plus que de la synergie (c’est-à-dire que 1+1=3) parce qu’il y a, en nous, la possibilité d’un monde poétique, rêvé et pourtant possible. Ce n’est pas pour rien que Elisée Reclus était géographe. Il a passé sa vie à cartographier nos alchimies sentimentales, il a dessiné les zones de frottements qui peuvent produire des étincelles. Il a imaginé un embrasement total d’amour et de fraternité parfois incontrôlables voire destructeurs. A ce jeu, tout le monde est invité pour peu qu’il en fasse la demande. Parce que je suis certain l’initié est initiable si on lui donne le désir de tracer sa carte, si on lui offre l’espoir que sonder les profondeurs de son âme en se frottant aux autres permettra peut-être de gravir des sommets et des montagnes inattendues. Venir en loge, ça devrait être la même chose que de creuser et de construire. L’activité maçonnique est une exploration, et l’éveil, l’harmonie ne seront jamais le seul produit de la raison, du savoir, ou de l’obéissance stricte à une parole à jamais perdue. Dans la recette, la volonté créative, l’intuition, les réminiscences et probablement le hasard, l’enthousiasme doivent gouverner.
La vision anarchiste est très proche de l’idéal maçonnique
On voit bien que Reclus est un utopiste réaliste. Il n’oublie pas que l’utopie qu’il défend est “sans doute un idéal […] chimérique […]” et ajoute en s’adressant aux colonnes que, je cite : “d’ailleurs, n’êtes-vous pas de ceux qui depuis longtemps […] travaillent à construire le temple de l’égalité ? Vous êtes maçons à seul fin de “maçonner” un édifice aux proportions parfaites où n’entrent que des hommes libres, égaux et frères, travaillant sans cesse à leur perfectionnement. “[9].
Ca veut dire quoi tout cela ? Selon moi, cela signifie que l’idéal maçonnique est redoutablement proche de l’utopie libertaire. En quoi et surtout comment me direz-vous ?
Simplement parce que décider ne peut pas être le simple choix du roi ou du vénérable maître. Pas plus du reste d’un conseil d’officiers ou d’un Conseil National. Décider ne peut être que le résultat d’un temps d’échanges entre tous.
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Décider c’est d’abord accepter l’idée que toutes les questions doivent être testées, passées à la moulinette avant de devenir des réponses. Décider c’est accepter de ne pas éviter les débats et les échanges pour son confort personnel ou sa propre sécurité mais de construire la robustesse du groupe sur les contradictions internes. Décider c’est négocier le compromis et surtout renoncer au tout jetable individuel. L’objet de la maçonnerie étant alors de réparer, pour ne pas dire rectifier, ce qui est fondamentalement cassé et perdu dans l’homme. Attention, la franc-maçonnerie n’est une pas une thérapie, elle ne soigne pas mais elle accorde une valeur à l’effort sur soi, avec les autres. Réparer ça veut dire de s’impliquer. Il n’y a pas de livre où puiser des réponses parce que la réponse est à construire en soi. Réparer ça veut dire que les autres ont de la valeur, de l’importance.
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On comprend alors que notre idéal ne peut pas se mesurer avec des indicateurs de performance, de contrôle et encore moins d’optimisation. Je vous renvoie vers l’ouvrage de Olivier Hamant, intitulé Antidote au culte de la performance, paru aux éditions Tracts Gallimard, paru en aout 2023 si vous voulez en savoir davantage. Ce que je retiens c’est que aucune injonction administrative ne devrait jamais se substituer à la recherche de notre vérité et encore moins donner la possibilité d’écarter une personne de sa recherche. Nous avons déjà à affronter le temps qui passe et le découragement comme mécanismes d’usure naturelle, de ralentissement dans nos travaux sans avoir en plus à se coltiner la démesure et le contrôle. Les francs-maçons comme les anarchistes croient en l’homme et en ses possibilités.
On n’optimise pas l’homme. On lui donne simplement la possibilité d’exprimer celui qu’il est déjà, enfoui au fond de lui-même et recouvert par des normes et des lois incompréhensibles au service de structures dégradantes. C’est encore étonnant finalement de dire ça, mais on retrouve ce sentiment chez Georges Martin également. Au départ, son intention n’était pas de créer une autre structure maçonnique. Il voulait juste faire respecter le droit et donner de la valeur à une partie ignorée de l’humanité. C’est face au refus, à la surdité des Frères de la Grande Loge Symbolique Ecossaise qu’il a été contraint de transgresser pour donner une matérialité à une idée.
Son intention n’était pas non plus de créer un suprême conseil au départ, alors d’abord parce qu’il n’avait pas le grade suffisant pour le faire mais aussi parce qu’il craignait les mécanismes de domination et les forces administratives. Il reprochait dès son initiation le manque de liberté des ateliers, leur soumission aux autorités maçonniques. Il avait l’intuition que les maçons doivent pouvoir poursuivre leur cheminement initiatique de manière libre et détachée des ornements profanes. D’ailleurs les premiers rituels qu’il a élaborés sont dénués de tout mobilier dans le temple. Seul le tapis de loge est nécessaire puisqu’il contient déjà tout. Chez Georges Martin, il n’y a pas besoin de redondances fétichistes : pas de colonnes, d’équerres et autres objets matériels. La tenue est un espace sacré et tout se joue en soi, on peut fermer les yeux et construire soi-même son temple. Trois bougies suffisent. L’initiation suit directement le passage sous le bandeau puisque l’atelier a déjà donné son avis préalablement et que cet avis est sacré. Il n’attend pas l’accord du Conseil National et la multitude de documents validant je ne sais quelle autorité. Chez Martin, Les boules noires sont une sécurité accordée, un ultime recours, mais elles sont rares : chacun démarrant la partie avec son potentiel, c’est le travail en loge qui permet de progresser.
Conclusion
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Pour conclure, on peut dire que c’est vraiment une drôle d’idée de parler d’harmonie en faisant appel à ce qui évoque chez la plupart des gens le chaos, le désordre. C’est parce que nous ne nous entendons pas sur le sens des mots. L’anarchie c’est l’inverse du Bazard, c’est une utopie. Elle englobe l’idée que chacun est totalement responsable de ses actes et que chacun doit avoir conscience de ce qu’il produit sur les autres. L’anarchiste croit en certaines valeurs et il les défend et pour cela il n’a besoin de rien et de personne. Sa seule limite, c’est de ne pas faire de mal ou priver autrui. Il est le seul responsable de ses actes. C’est face au miroir, au juge suprême, qu’il rend des comptes. Dans le monde profane, on dit qu’il évalue ses actes en son âme et conscience. Aucun indicateur, aucune norme, aucune règle, aucun dogme ne remplace sa conscience.
Venir en loge doit être un plaisir parce qu’on vient partager quelque chose d’inattendu et d’impossible ailleurs. La notion de fraternité doit avoir du sens. Pour moi, fraternité rime avec sobriété et convivialité, dans l’esprit de ce que peut dire Ilitch. Grosso modo, ça veut dire que c’est l’homme qui contrôle et manie les outils et pas l’inverse. Le temps passé en Atelier doit être un travail mais pas une souffrance permanente, encore que. Travailler sur soi n’est pas forcément drôle, mais en tout cas, travailler dans un atelier maçonnique n’est ni un travail à la chaine ni de la gestion, il n’y a aucun objectif de performance, pas plus collective qu’individuelle. Et cela pour une raison simple : on ne sait pas où va nous mener le chemin que nous avons tous, un jour, décidé d’emprunter. Le point commun de la pensée de Reclus et de Georges Martin d’ailleurs à un moment donné, repose sur le fait que le Franc-Maçon est en quête d’une amélioration du monde par son implication personnelle et que le contexte dans lequel les hommes et les femmes se réunissent est facilitateur. C’est la seule manière de progresser : les acteurs sont au service de l’environnement et l’environnement rend à l’homme ses bienfaits. La Franc-Maçonnerie nous a déjà donné ce qu’elle contient : un rituel, une Constitution et d’illustres exemples dans l’histoire. Nous n’avons pas besoin de plus. La balle est dans notre camps.
[1] L’anarchie, Elisée RECLUS, Editions 1001 nuits, 1896.
[2] RECLUS Élisée (1979) : L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique. Paris, Stock + Plus, 210 p., p. 97-98, éd. or. 1898 (novembre 1897), septième édition revue et corrigée, et 1921, dorénavant ÉRIA. Elle est différente de la première édition datant de 1891 (texte initial 1880) et récemment rééditée. RECLUS Élisée (2008) : Évolution et révolution. Paris, Le passager clandestin, 114 p., préface d’Olivier Besancenot, éd. or. 1891.
[3] idem p23.
[4] idem p47.
[5] Lettre du 18 juillet 1892 retrouvée dans les papiers de Elisée RECLUS .
[6] l’anarchie, editions 1001 nuits, 1896, Brussel, RECLLUS, p6.
[7] idem p 22.
[8] idem p24.
[9] idem p17.
Brussels ? Brussels ??????
Bruxelles !
L’auteur est un “french” qui habite à …”Parijs”, sans doute ???
😉
Parlons de ses frères, non moins célèbres que lui et non moins supérieurement intelligents.