(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)
Le sommet international sur l’intelligence artificielle (IA) qui vient de se tenir à Paris en ce début février a constitué un événement majeur et inédit réunissant, au plus haut niveau, toutes les parties prenantes au plan mondial – ce qui est déjà une prouesse –, sans que se dégagent, pour autant, les bases d’une action internationale concertée au service d’un intérêt général planétaire. Cependant, ont été entraperçues, dans les domaines les plus variés, les conditions dans lesquelles l’Union européenne a encore des chances de trouver place entre des géants de la tech situés dans les empires chinois et américain et ce, sans ignorer que ces deux États mastodontes sont hostiles à des régulations qui obligeraient leurs acteurs à s’ouvrir le ventre, en divulguant leurs objectifs, leurs algorithmes et la nature et l’origine des données qu’utilisent leurs systèmes. Les impératifs de la démocratie – qui ont, d’ailleurs, construit l’un sans effleurer l’autre – le cèdent, désormais, chez l’un comme chez l’autre, à leurs dévorants appétits de domination. Une seule loi prime : la force.
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Et c’est ainsi que, face au développement fulgurant des technologies en cause, nous devons déjà relever un défi qui ne menace rien de moins que les valeurs principales de nos civilisations et, partant, leur avenir. À ce prix, les velléités régulatrices de l’Union européenne risquent d’être bien vite balayées, d’autant plus s’il y manque les conditions primordiales d’un solide consensus interne et d’une volonté politique affirmée. Mais, comme vient de le démontrer l’exemple chinois de DeepSeek R1, tout n’est pas perdu pour le Vieux Monde. L’Europe doit et peut encore entrer dans la bataille, ne serait-ce qu’au service de son immense marché intérieur, en faisant de ses industriels les défenseurs vertueux et fructueux de quelques corpus de règles. Elle ne manque pas de ressources humaines qualifiées et peut rapidement acquérir des moyens techniques adéquats, tout en sachant que, sur ce plan-là et à grande échelle, on fera furieusement une croix sur la volonté de sobriété énergétique – toujours plus proclamée qu’appliquée –, au profit de ces goinfres insatiables que sont les supercalculateurs…
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La franc-maçonnerie n’est pas à l’écart de ces débats, elle s’efforce d’y prendre part, en mesurant les bénéfices et les dangers de tels enjeux. Pour n’évoquer que le cas de l’Obédience que je connais le mieux – veuillez me le pardonner ! –, la Grande Loge de France avait déjà, lors du Prix de thèse 2024 du Suprême Conseil de France, décerné son accessit à M. Jean-Marie John-Mathews pour sa thèse de doctorat : « L’éthique de l’intelligence artificielle en pratique. Enjeux et limites » ; elle avait, sur cette lancée, reçu, le 26 septembre dernier, la Professeure Laurence Devillers, qui, comme chercheuse, a accompagné l’IA dès les débuts de celle-ci, et ce, sur le thème : « Peut-on croire que l’IA va limiter la créativité humaine ? ». Cette conférence s’inscrivait, d’ailleurs, dans les réflexions plus larges que l’Obédience avait déployées, en cette même année 2024, dans des centaines d’ateliers, à l’occasion d’une question à l’étude des Loges, et qui viennent de donner lieu, en ce mois de janvier, à la publication d’un « manifeste » intitulé : « Intelligence artificielle : le pari de l’humain ».
En voici quelques extraits :
« Parmi les aspects positifs, il est incontestable que l’intelligence artificielle peut libérer les individus de tâches répétitives et pénibles, leur permettant ainsi de se concentrer sur des activités plus créatives et enrichissantes. De même, elle contribue à des avancées significatives dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services essentiels contribuant à améliorer la qualité de vie. En miroir, des inquiétudes naissent quant à l’impact de l’intelligence artificielle sur les libertés individuelles, le contrôle accru et la potentialisation de la pensée unique. Il y a un risque de dépendance technologique et de perte de savoir-faire, de sens critique et de culture. Certains points de vue mettent en avant que ces outils puissent renforcer les inégalités, car ceux qui maîtrisent la technologie pourraient en tirer profit au détriment des autres. […]
« Les systèmes d’intelligence artificielle, en s’immisçant dans de nombreux aspects de nos vies, affectent notre autonomie décisionnelle, entraînent une déshumanisation des relations interpersonnelles, en exacerbant les inégalités sociales et économiques. La question de la gouvernance algorithmique et de ses implications pour la démocratie devient centrale, tout comme celle de la préservation de l’expérience authentiquement humaine dans un monde de plus en plus automatisé. (…]
« Les principes d’égalité, de fraternité et de respect de la dignité humaine doivent guider cette évolution technologique. Cela implique une vigilance particulière sur la transparence des algorithmes, la protection de la vie privée et la préservation du libre arbitre. Les décisions algorithmiques, particulièrement dans des domaines sensibles comme la justice ou la médecine, doivent rester sous contrôle humain et respecter les valeurs citoyennes de notre société. […]
« À ce titre, il est important que les Frères de la Grande Loge de France se forment à une utilisation technique, algorithmique et éthique de l’intelligence artificielle, afin d’être les acteurs responsables de notre société à haute valeur numérique ajoutée. Ils ne peuvent pas être les spectateurs ou les commentateurs du monde numérique qui vient. […]
« C’est le paradoxe du XXIe siècle : faire face à la peur d’une apocalypse climatique et à l’extinction de l’espèce humaine tout en rêvant au futur graal technologique que constituent le transhumanisme et l’allongement de la vie avec pour horizon l’immortalité, comme le professent les tenants de l’idéologie techno-progressive. En devenant leur propre créateur, ces promoteurs n’auraient dès lors plus d‘intérêt pour une quelconque spiritualité. […]
« Cela nécessite l’instauration d’une traçabilité rigoureuse des processus décisionnels. […]
« En ce sens, le Rite Écossais Ancien et Accepté est une école à penser par soi-même. Il est donc essentiel de veiller à ce que le développement personnel et collectif du franc-maçon soit guidé par des valeurs humaines, afin de favoriser une coévolution où l’intelligence artificielle servirait l’humanité sans la dominer. […]
« Cultiver des qualités humaines essentielles, telles que l’empathie et la créativité, qui pourraient être menacées par le reformatage de l’intelligence humaine […] »
In fine, la Grande Loge de France lançait, non sans esprit, à tous les sens du terme, une injonction décalquée de l’aphorisme de Delphes que Platon met dans la bouche de Socrate : « γνῶθι σεαυτόν » [gnỗthi seautón], le célèbre « connais-toi toi-même », ici métamorphosé en :
« Connecte-toi à toi-même ! »