Un sémantisme très ancien et prolifique, comme on pourrait s’y attendre. La lumière est évidemment vitale au coeur de toutes les cultures. Mais la relation qu’on entretient avec elle est ambivalente.
L’indo-européen *leuk- désigne l’idée de briller. *Luknos, la lampe en grec. *Leukos, blanc. Leucocyte, leucémie.
Étonnamment, dès l’Antiquité mycénienne, la peau blanche est considérée comme un manque de virilité. Alors que nombre de cultures la prônent comme signe de pureté « non métissée ».
La lumière, c’est la blancheur qui tranche sur l’obscurité. La luciole, la lueur, le ver luisant.
Elle est associée à la luminosité, à la clarté de l’œil. *Lugx, le lynx. Le héros Lyncée, compagnon de l’expédition des Argonautes vers la Toison d’Or, use de sa vue perçante qui lui permet de voir même à travers une planche de chêne. Il aurait été le premier mineur de fond, creusant le sol et suivant les filons avec une lampe, pour rapporter le minerai au jour.
La langue gauloise utilise le même sémantisme pour définir le blanc brillant, tel celui de la loche. En sont issus des toponymes, Lugdunum-Lyon, Leyden, Laon. Lutèce (Lucotetia).
Le dieu solaire des Celtes Lug est le « lumineux », dieu des arts et des artisans charpentiers, forgerons, de la médecine, de la poésie. On le fête le 1er août, Lugnasad.
Le latin *lux offre un champ lexical très riche, lucide, translucide, élucider, luire. *Lumen, lumineux, illuminer. On enlumine les manuscrits avec des lettrines à base de couleurs métallifères censées luire dans la pénombre, pour se répérer dans la lecture.
*Lucus désigne le bois sacré, clairière des druides dans les arbres, propice à des conciliabules secrets sur la guerre et la politique.
Dès l’Antiquité, l’allumette, en bois de peuplier ou de saule, sera enduite de phosphore à base d’os calcinés. En Chine, dès le VIe siècle, ce sont des bâtonnets de pin imprégnés de soufre, dont l’allumage s’avéra longtemps hasardeux et dangereux.
On « avait la berlue », la bellue médiévale, quand une lésion de la vue faisait voir des objets inexistants, telles des mouches, des toiles d’araignée. De quoi avoir une araignée dans le plafond !
La lumière prédispose à toutes sortes de cultes, toujours assortis d’ambiguïté, parce que ses divinités sont indissociables de l’obscurité.
Lucifer, c’est le porte-lumière, étoile du matin chez les Latins, Vénus, Artémis, équivalent du grec *phôsphoros phosphore. Les Pères de l’Église le confondront avec Satan, dans leur acharnement à combattre les paganismes divers qui prônent le dualisme essentiel des ténèbres et de la lumière.
*Luna, *leuk-sna, la lumineuse, avait son culte sur l’Aventin, mais son action était jugée si puissante et dangereuse qu’on évitait de la nommer directement. Fantasque, mystérieuse, bizarre, capricieuse, rêveuse. En contrepoint du Soleil. Le lundi, *lunae dies, suit le dimanche, jour du Soleil.
Dans ce trouble clair-obscur vit le lunatique, dont les humeurs varient avec les phases de la lune. Souvent assimilé à un fou, lunaire pas toujours bien luné. Souvent immergé dans ses élucubrations, qui le font travailler à la chiche lumière d’une lampe ou d’une lucarne, avec application mais sans brio. Pas comme l’illustre, esprit parfois éclairé, toujours brillant.
Lune mellifluente aux lèvres des déments, chante Guillaume Apollinaire dans le Clair de lune de ses Alcools.
La lucidité ne participe-t-elle pas de ces ambiguïtés ? Ne suppose-t-elle pas de naviguer, parfois à vue basse, dans les remous de ses certitudes, de ses présupposés ?
Comment identifier avec certitude la lumière intérieure qui guiderait le cheminement de la réflexion, d’une incontestable lucidité ? Serait-elle fiable, définitive et à quel prix ?
Faire toute la lumière même aveuglante sur la réalité, dans ce qu’elle est et non pas celle de ses désirs ?
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil (René Char)
Annick DROGOU
Quel parcours de l’éblouissement à la lucidité ! Quand on sort de l’obscurité et qu’apparaît la lumière nouvelle, on vit d’abord un éblouissement qui n’est pas très éloigné de l’aveuglement qui lui précédait. Contraste saisissant qui ignore la nuance, trop plein de lumière, sentiment débordant d’émotion. Comment vivre dans cette lumière, comment avancer en pleine lumière ? En passant de l’éblouissement à la lucidité.
On dit d’une personne qu’elle est lucide quand elle a une vue claire et exacte des choses ; qui fait preuve de perspicacité. Envisager ces choses avec lucidité, c’est les prendre dans leur nudité, en peser les conséquences. Mais de quelle lucidité s’agit-il ? Raisonnante et arrogante, ou humble lucidité qui laisse passer la lumière. Contempler, ne pas lui faire obstacle à la lumière.
Lucide pour parler de notre rapport à la lumière. De notre relation à la beauté. Rien n’existe en dehors de cela. Lumière dont tout est origine. Lumière visible et invisible.
Contempler. Seulement reconnaître la lumière. S’inscrire dans la lumière, laisser passer la lumière. Se fondre dans la lumière. Et si notre seule mission était simplement de renvoyer la lumière, d’en être le miroir.
Reconnaître la grande lumière. Savoir l’ombre, en connaître la limite. Voir est insuffisant, vivre, se nourrir de la lumière, lire et se taire et porter témoignage de la lumière. Rien de réel, rien d’important en dehors de cela. Lucide, non de nos étroites certitudes, mais ouverts, toujours ouverts. Réception. Réflexion. Danse de lumière
Lucide à aimer les aurores, la grande lumière qui commence à apparaître. Éternel commencement. Communion de la lumière contre toutes les ténèbres, les absences à la vie. Et dans l’opacité de nos jours croire en la lumière. La lumière avant nous, après nous. En nous. Entrer dans la lumière. Passeurs de lumière
Entendre le son de la lumière et se mettre à l’écoute. Guidé. Seul guide. Entrer dans l’Infinie Beauté qui nous parle d’au-delà de cette lumière.