De notre confrère France Culture
Les philosophes qui font aujourd’hui de la métaphysique conçoivent-ils leur activité comme la quête d’un savoir ? Ou considèrent-ils qu’ils s’évadent seulement en pensée, voire produisent des fictions, un peu comme les sciences-fictions des romanciers et des cinéastes ?
Avec… :
- Elie During Philosophe, maitre de conférences à l’Université de Paris X-Nanterre
- Anna Longo Philosophe, directrice de programme au Collège international de philosophie
- Pierre Cassou-Noguès Philosophe et mathématicien. Auteur d’un essai sur la philosophie de Jean Cavaillès (Vrin, 2002)
Emmanuel Kant est une figure essentielle de la critique de la métaphysique. En effet Kant reconnaissait tout à fait que les humains ont un besoin métaphysique, un besoin de penser des choses qui dépassent ce monde : d’où ils viennent ; si vraiment rien d’eux, de leur âme, ne va leur survivre ; s’il existe un Dieu et de quelle sorte : s’ils sont libres ou bien manipulés, notamment par cet éventuel Dieu ; ce que veut dire “être”, et si le “possible”, en un sens, “est”, lui aussi ; d’où viennent leurs idées du bien et du mal ; et toutes les idées d’ailleurs, qu’ils utilisent dans leurs raisonnements. L’homme est un être métaphysique.
Mais un besoin ne crée par un savoir. Dans son livre Critique de la raison pure (1781 et 1787) Kant affirme que la raison théorique, si elle veut établir du savoir, ne peut pas s’aventurer au-delà du cadre d’une expérience au moins possible. Au-delà, c’est le domaine de la foi ; de certaines pensées, aussi ; mais pas du savoir.
Dès lors, les philosophes qui font aujourd’hui de la métaphysique conçoivent-ils leur activité comme la quête d’un savoir ?
La métaphysique est-elle une fiction ?
Pierre Cassou-Nogues considère la métaphysique comme une exploration du réel par la pensée, mais avec un recours essentiel à la fiction. Il explique : “La métaphysique, c’est trouver le moyen d’accéder au réel par la pensée. Ça peut passer par la science, et la science peut prétendre être un moyen d’accéder au réel par la pensée, mais il faut qu’elle justifie sa propre réalité, il faut qu’elle se fonde, ce qui passe par la philosophie”. Selon lui, la fiction est un mode de pensée particulier qui nous permet d’ouvrir “au possible“, une manière de penser qui interroge la réalité en explorant ce qui pourrait être. Pour Pierre Cassou-Nogues, la fiction et la métaphysique vont ensemble. Que cela signifie-t-il plus précisément ?
La métaphysique comme critique du savoir
Anna Longo, de son côté, place la métaphysique dans une perspective critique du savoir. Elle se demande : “Pourquoi ce monde-ci plutôt qu’un autre ?” et explore les possibilités d’un autre monde, “cette potentialité pour engendrer des mondes possibles”. Elle interroge : “Est-ce que cette condition existe ou n’existe pas ?” et se demande si la façon dont nous pensons le monde est nécessaire, ou si elle pourrait être autrement. “Ce qui m’intéresse c’est plutôt les conditions du savoir”. Cette réflexion nous invite à remettre en question les fondements mêmes de notre connaissance. Elle ajoute : “La question est, est-ce que ces connaissances sont nécessaires ? Est-ce que ça pourrait être autrement ?”.
L’héritage kantien : de quoi s’agit-il ?
Elie During nous rappelle l’héritage kantien dans la métaphysique, qui cherche à comprendre les “choses ultimes“, le fondement des choses. Il précise : “C’est un savoir qui concerne un type de connaissance qui vise les choses ultimes, c’est-à-dire, le fondement”. Selon lui, la métaphysique classique cherchait à répondre à des questions comme “Qu’est-ce qui existe réellement ?” et “Qu’est-ce qui existe vraiment ?”. Ces interrogations, traditionnelles en métaphysique, renvoient à la distinction entre réalité et illusion. Il évoque aussi les limites de la raison : “Kant a théorisé le fait que, d’une certaine façon, on ne pouvait pas avoir accès de plain-pied, à l’en-soi, et que le mieux qu’on puisse espérer, que la raison puisse espérer, c’est une élucidation des conditions générales qui nous permettent d’accéder à un réel, de le constituer objectivement et d’atteindre une forme de certitude”.
Pour en parler
Elie During, maître de conférences en philosophie à l’université Paris Nanterre. Il dirige la collection “MétaphysiqueS” aux Presses Universitaires de France. Il a publié :
- Choses en soi. Métaphysique du réalisme, sous la dir. d’E. Alloa et E. During, PUF, 2018.
- Anthologie de textes : La métaphysique, GF Corpus – Flammarion, 2013.
- Raymond Ruyer, L’esprit métaphysique, PUF, 2024.
Pierre Cassou-Noguès, professeur à l’université Paris 8, membre de l’Institut Universitaire de France. Il a publié :
- Métaphysique d’un bord de mer, Cerf, 2016
- Le bord de l’expérience. Essai de Cosmologie, PUF, coll. “MétaphysiqueS” (dirigée par E. During), 2010.
- Article : P. Cassou Noguès, “Corrélationisme, spéculation et principe de présence” (dans Choses en soi. Métaphysique du réalisme, sous la dir. d’E. Alloa et E. During, PUF, 2018).
- Roman : L’oncle, Cerf, 2023.
Anna Longo, directrice de programme au Collège international de philosophie. Elle a publié :
- Deleuze. Une philosophie de la multiplicité, Ellipses, 2024.
- Le jeu de l’induction. Automatisation de la connaissance et réflexion philosophique, Éditions Mimésis, 2022.
Références sonores
Chanson de fin d’émission : “Life’s What You Make It” de Talk Talk, dans l’album The Colour of Spring (1986).
Extrait de Matrix, réalisé par Lilly Wachowski et Lana Wachowski, sorti en 1999.
Extrait de The Truman Show, réalisé par Peter Weir, sorti en 1998.
Lecture de Henri Bergson, “Introduction à la métaphysique” (1903), dans La Pensée le mouvant.