(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)
Ne cessez pas de rêver, Mes Sœurs et Mes Frères ! Croyez-vous que nous n’ayons plus besoin de rêve pour animer le monde ? Bien au contraire, prenez vos rêves au sérieux. Élaborez-les ensemble. Ne rêvez pas en solitaire. Murmurez-les à l’oreille de vos amis, conversez à leur sujet. Tranquillement et longtemps, en leur faisant confiance comme à des boussoles de votre action. Racontez-vous le monde tel que vous aimeriez qu’il soit à l’avenir.
Imaginez alors les obstacles que de telles visions rencontrent. Évaluez même non seulement tout ce qui résiste d’ores et déjà aux espoirs qui vous portent mais tout ce qui, à l’épreuve de différents changements, risque de se dresser contre vos volontés.
Puis, mesurez les moyens qu’il vous faudrait pour dessiner des perspectives souhaitables. Soupesez le bon emploi de vos énergies. Révisez constamment vos capacités à l’aune des réalités et des ressources. Comment vous y prendre ? Par quoi commencer ? Quelle voie poursuivre ? Ne baissez pas les bras ! Ne renoncez jamais d’avance ! Ne réduisez pas vos ambitions à l’échelle de vos besoins courants, même s’ils appellent déjà beaucoup de soin de votre part. Quel que soit le poids de l’Histoire ou de l’actualité, les fragilités et les horreurs ne peuvent pas s’emparer, de guerre lasse, de vos destins. Regardez aussi le monde, dans ses beautés, dans ses sourires, dans ses enthousiasmes… dans les solidarités spontanées que la joyeuse effervescence de la vie fait aussi naître, à tout instant.
Prenez ce parti-là, celui du bonheur, celui du partage, celui qui fait circuler de la joie et de la paix parmi les hommes. Les hommes et les femmes, bien entendu. Tous les hommes, toutes les femmes. Sans transiger sur leur égalité, celle-là même qui sert de socle à leur liberté. N’admettez pas de liberté qui nuise à celle d’autrui et inversement car c’est donner cours à un égoïsme liberticide se déployant peu ou prou au détriment de tous. Alors, alors seulement, vous remplirez les conditions d’une fraternité fondée sur le respect mutuel et l’épanouissement commun, dans cette réconciliation de l’Homme avec la Nature, seule à même de garantir l’accomplissement équilibré de l’espèce… et des espèces, aussi bien, car quelle merveille, à vrai dire, de ne pas être seuls sur Terre !
Dès lors que l’on n’est plus à l’écoute du règne du vivant, que l’on n’est plus soucieux du respect des forces grâce auxquelles il parvient à se perpétuer au mieux, non seulement les vanités se fracassent les unes contre les autres en détruisant plus qu’elles ne créent, mais les périls s’accumulent, les horizons s’obscurcissent, l’angoisse et l’absurde se courent après. La violence engendre la haine et la vengeance aveugle. La mort ne tarde pas à l’emporter sur la vie.
Je repensais, ces jours-ci, au mot « religion ». J’ai même relu la très belle notice que Wikipédia consacre à l’étymologie de religion[1]. Je vous invite à la découvrir si vous ne la connaissez déjà. On y comprend beaucoup de choses. J’en retiendrai ce qui suit, pour le bénéfice de la cause. Après Cicéron, certains voient dans le mot « religion » un dérivé du verbe latin relego, relegěre qui a pour sens « rassembler de nouveau, recueillir de nouveau », loin de toute notion de foi inexistante à l’époque[2], tandis que d’autres, que Lactance défendra plus tard, en puise l’origine dans un verbe de consonance voisine : religo, religāre qui signifie « attacher », « relier ». Saint Augustin[3], né le 13 novembre 354, soit il n’y a pas moins de 1670 ans exactement, combinera déjà ces différentes acceptions. Et c’est ainsi que, vers la moitié du XIIe siècle, le terme de religion est employé pour désigner aussi bien « l’ensemble des croyances, des pratiques impliquant des relations avec la divinité » que « l’état d’une personne engagée par vœu dans un ordre monastique ».
Pour un libre penseur, rien ne s’oppose donc à ce que l’on puisse s’approprier ce vocable, non point en ce qu’il manifeste l’adhésion d’un esprit à une doctrine religieuse, mais en ce qu’il traduit une exigence personnelle à « relire » le rituel avec rigueur – comme en son premier sens latin – et à « le reprendre à chaque fois comme un choix intime », tandis qu’il s’affirme également comme moyen « d’unir les hommes » dans une aspiration commune. Après quarante ans de pratique ininterrompue, je dois bien me rendre aujourd’hui à cette évidence qu’en quelque sorte, j’ai pris le tablier comme des « religieux » prennent l’habit, le vœu que je formais alors s’appuyant, par la suite, sur une discipline qui n’a cessé de m’ouvrir davantage les yeux sur l’imbrication des réalités et le jeu complexe des énergies. Ce chemin m’a aidé chaque jour à mieux définir ma place en ce monde et à y exercer, en conscience, mes responsabilités. En effet, je suis convaincu que l’initiation maçonnique implique un double engagement de force égale, tous les deux parallèles et continus : un engagement sacré et un sacré engagement.
[1] Pour accéder à la notice Wikipédia, cliquer ici.
[2] Si l’on considère que la foi caractérise une croyance en des dogmes religieux, la religion romaine reposait essentiellement, quant à elle, sur une orthopraxie, c’est-à-dire sur un culte fondé sur la bonne exécution des rites. Comme a pu le dire John Scheid, professeur honoraire au Collège de France et membre de l’Institut, dans sa leçon de clôture, prononcée le 3 mars 2016 (pour accéder à la référence, cliquer ici), « la religion romaine ne connaissant ni Révélation ni Livre sacré, l’obligation rituelle constituait le seul élément auquel le pratiquant pouvait s’accrocher ».
[3] Bon anniversaire, Aurelius Augustinus, toi qui, d’abord philosophe, t’es converti au christianisme à l’âge de 32 ans, avant de devenir évêque d’Hippone, l’actuelle ville d’Annaba, au nord-est de l’Algérie, toi qui auras vécu, quinze ans durant, en concubin fidèle d’une femme dont tu auras eu un fils Adeodatus, Dieudonné – avant de réprouver sévèrement le désir sexuel ! Mais, à tout péché miséricorde, le péché n’étant pas nécessairement du côté que l’on croit…