Texte de Pierre Pelle Le Croisa – Illustrations de François Morel.
L’ÉCHANSON.
Les bouteilles sont vides. Un échanson en ouvre d’autres, qui sont aussitôt désemplies.
- Ce sont les bouteilles vides qui font le plus de bruit ! constate l’un des commensaux, l’air malheureux.
- Si le vin manque, tout manque ! insiste un autre, aussi dépité.
- Le vin qu’on a bu ne vaut pas celui qu’on va boire ! implore un troisième en se tournant vers l’échanson.
J’appuie leur requête :
- Holà, Ganymède, apporte vite de ce bon breuvage, ou de ma thyrse je t’envoie courir l’oribasie[1] avec les Satyres sur la montagne du Parnasse, qu’après cette épreuve – tu peux me croire -, tu voleras plus vite que Mercure !
- Tout de suite ! Tout de suite, Monsieur ! s’active l’échanson, affolé, en multipliant les bouteilles.
« ÉVOHÉ ! ÉVOHÉ, BACCHE ! »
Le vin m’égaye. Je lance mon cri de guerre :
- J’aime la nuit, le vin, les chants et les bruits ! Compagnons d’orgie, répétez après moi : Évohé ! Évohé, Bacche[2] ! Vivent mes Bacchanales ! Buvons !
- Évohé ! Évohé, Bacche ! Buvons ! Buvons tout ! reprennent-ils.
- À votre santé, amis chers ! Que le vin se mette à chanter ! En chœur, faisons tinter nos verres !… On verra plus tard pour payer !
- Très bonne remarque !
- Et fort juste !
- Nous sommes tous d’accord ! concluent-ils à l’unisson.
- Pas tout à fait ! reprend le Vénérable, qui a préféré se tenir à l’écart. Il est prévu que chacun paye son écot.
Je l’arrête :
- Qu’est-ce ceci, maraud ? Entre les verres, les affaires se taisent !
- Oui, tais-toi, maraud ! appuient quelques hôtes, que j’ai visiblement convaincus.
Le Symposiarque, néanmoins, n’en démord pas. Il insiste : « Seule la première bouteille est coûteuse, vous savez. »
Avant qu’il ait repris son souffle, je le coupe. Mes arguments sont sans appel :
- Le vin offert est une bénédiction : quand il est gratuit, il ne provoque pas de hernie. Il est donc bon pour la santé. Voilà pourquoi un ivrogne remplit plus facilement son verre que ses engagements. Alors, n’attends rien de moi !
- Ni de nous ! confirment les convives, solidaires.
« LA FÊTE EST FINIE ! »
À ce moment, la porte s’ouvre avec fracas, et trois hommes en costume bleu avec des casques ronds à la Hermès[3] – le dieu des transports -, pénètrent dans la pièce en hurlant :
- Ah, enfin les flics ! s’exclame le Vénérable, soulagé.
- Où il est, le fou ? demande l’un d’eux.
- C’est moi !
Je me tourne vers lui, le verre dans une main et le thyrse dans l’autre.
- Il n’y a pas de doute, c’est bien lui ! confirme le malandrin en me voyant avancer en toge, ma couronne sur la tête.
- Venez nous rejoindre ! La fête commence ! proposais-je.
- Je crois que pour toi, elle est finie ! reprend mon interlocuteur. Allez, viens mon gars ! Suis-nous. Ne fais pas d’histoire !
Pourquoi en ferais-je ? Drapé dans ma toge, je redresse ma couronne qui a tendance à glisser sur mon nez, et je lui réponds : « Vaillant guerrier, je te suis. »
LE RETOUR DANS L’OLYMPE.
Les hommes en bleu hochent la tête, d’un air entendu. Dehors, un beau char grillagé m’attend. Ce n’est pas celui d’Hélios[4] – il ne le sort pas la nuit -, mais il a ses quatre roues.
Ce qui m’inquiète, c’est que je ne vois pas l’attelage de chevaux qui doit le tirer. Je m’en ouvre à mes guides. L’un d’eux me répond : « Ne t’en fais pas, on est parti les chercher. Allez, grimpe, maintenant ! On est pressé. On va te ramener chez toi. Vite ! Monte ! »
Ah, quel bonheur ! Grimper, monter chez moi… Je vais enfin retrouver mon Olympe et ses dieux !
Mon thyrse avec sa pomme de pin dans ma paume de main, j’adresse une dernière invite à mes hôtes qui s’agglutinent à la porte : « Venez Ménades, Satyres, Bacchantes ! Suivez-moi ! Et fêtons ensemble mon retour ! »
Mais ma proposition n’a pas le succès escompté. Tous se précipitent dans la taverne, me laissant seul, avec mes cochers, rejoindre, aux cieux, mon empyrée[5]…
[1] Oribasie : L’oribasie est l’ascension d’une montagne sacrée (le Parnasse pour Delphes, le Cithéron pour Thèbes, le Solmissos pour Éphèse) que les ménades, les thyades ou les bacchantes gravissent en l’honneur de Dionysos.
[2] « Évohé ! Évohé, Bacche ! » :C’est le cri que poussaient les Bacchantes en invoquant leur dieu, lors des « Phallophories ». Les phallophores « étaient des hommes qui ne portaient point de masque sur leur visage, mais qui le couvraient avec un tissu formé par des feuilles de lierre, de serpolet et d’acanthe. Une épaisse couronne de lierre et de violette ceignait leur tête. Ils portaient l’amict [une pièce du vêtement liturgique, que le prêtre place autour de son cou et sur ses épaules, sous l’aube] et la robe augurale ; ils tenaient en main de longs bâtons, de la cime desquels pendaient des phallus » (« Les divinités génératrices » de Jacques-Antoine Dulaure, 1805).
[3] Hermès : Dieu grec des voyageurs, gardien des routes et des carrefours, il porte un casque ailé. Son correspondant romain est Mercure.
[4] Hélios:Dieu grec, il personnifie le Soleil. Il est parfois identifié à Apollon (qui, lui-même, est souvent confondu avec Phébus).
[5] Empyrée : Dans le système cosmologique antique, l’empyrée est le ciel supérieur, le plus éloigné de la Terre ; c’est là qu’en censée se situer la demeure des dieux.