mer 16 octobre 2024 - 15:10

La réciprocité, quel idéal et quelle malédiction !

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Dans une récente émission de France-Culture[1], Robert Maggiori signalait l’étrange proximité des mots latins Hostis, hostĭs, et Hospes,  hospitis, le premier signifiant : ennemi, et le second : hôte, vocables dont les assonances  résonnent encore dans les comportements d’hostilité et d’hospitalité. Ce même lien un peu trouble, il le retrouvait dans le terme de rival, emprunté au latin rivalis  qui est, certes, le « rival en amour[2] » mais, à proprement parler, le « riverain autorisé à faire usage d’un cours d’eau », rivalis dérivant de rivus : « cours d’eau ». 

Robert Maggiori au Salon du livre de Paris lors du débat De la justice… ou ce qui l’empêche. (Crédit : Georges Seguin)

C’est ainsi que le journaliste-philosophe proposait d’imaginer « deux individus qui prennent de l’eau au fleuve : ils peuvent le faire de façon coopérative (…) ou contrarier l’action de l’autre ». En effet, les « rivaux », sur les bords d’un même fleuve, peuvent, soit s’offrir l’hospitalité, soit se regarder en ennemis. Comme sont proches alors, d’un côté, la malveillance voire la guerre et, de l’autre, l’assistance voire la solidarité !

Et c’est là le cœur de ma réflexion d’aujourd’hui car le mot : Hostis, a d’abord désigné l’étranger, celui qui est d’un autre pays, puis l’ennemi, celui contre qui l’on se bat et, comme on le sait, le sens s’est plus lourdement fixé sur la seconde acception. Rien de curieux à cela, quand on parcourt l’histoire humaine, n’est-ce pas ? Tout aussi bien, Hospes renvoyait à l’origine à celui qui accueille l’étranger, de là le fameux hospitium, qui recouvrait, dans l’Antiquité gréco-romaine, les devoirs sacrés de l’hospitalité envers tout étranger, quelle que fût sa condition. Étrange étranger tout de même, dans les perceptions ambivalentes que nos civilisations n’ont cessé d’en avoir. Curieusement aussi, plus tard, la notion d’hôte s’est mise à varier, selon les contextes, de l’actif au passif, de celui qui reçoit à celui qui est reçu.

Le Tigre à Batman (Turquie). (Crédit : Dûrzan cîrano)

Quand, plus haut, avec Robert Maggiori, nous avons souligné combien le fleuve irrigue le sens premier de rival, mon imaginaire a rebondi en deux directions : il s’est tout de suite orienté vers ce bassin baigné par le Tigre et l’Euphrate qu’on appelle la Mésopotamie, étymologiquement le pays d’entre les deux fleuves[3], et plus largement vers cette région moyen-orientale où se déchaînent encore aujourd’hui des guerres fratricides, sachant que toutes les guerres sont fratricides par définition, pour peu que nous persistions à considérer que tous les hommes sont frères. Au demeurant, la question de l’alimentation en eau reste un enjeu du conflit actuel, les fleuves traversant les pays ou marquant les frontières. C’est ainsi que m’est spontanément revenue à l’esprit une seconde évocation qui se déroule à l’époque biblique, près des gués du Jourdain : cet épisode nous est rapporté au Livre des Juges 12:4-6, où les Guiléadites utilisent le mot schibboleth[4], pour distinguer leurs ennemis éphraïmites parmi les fuyards, ces derniers se trompant dans la prononciation de la lettre shin. En écorchant ce mot, ils en faisaient le dernier de leur vie. Or c’est ce mot qui sert encore de mot de passe à un degré bien connu de nos rites. Sans doute pour anticiper sur la funeste gravité d’une communication imméritée des grades… Mais, c’est une  autre histoire et elle nous entraînerait trop loin.

Revenons au début de notre propos où cette notion d’hospitalité contrebalançait celle d’hostilité, en taquinant leurs origines : comment finir cette chronique sans porter notre interrogation, parmi les Officiers de la Loge, sur la fonction d’Hospitalier parfois appelé, selon les rites, Élémosinaire  et qui, du reste, va bien au-delà d’un rôle d’aumônier, s’imposant avec tact et en toutes circonstances comme gardien de la fraternité ?  L’Hospitalier cherche à comprendre et à soulager les difficultés des frères, parfois celles qu’ils éprouvent entre eux, pouvant les éloigner de la fréquentation des temples. Les Hospitaliers illustrent alors le sens du verbe latin Hostio, is, ire, qui veut dire égaliser, au sens de : rendre uni, rétablir le niveau, mais aussi, tant qu’il s’agit de gens de bonne compagnie, au sens de : rendre la pareille – sachant que tout est à craindre quand s’emparent d’une telle expression des revanchards belliqueux…  La réciprocité, quel idéal et quelle malédiction !


[1] Dans l’émission « Avec philosophie », consacrée le  lundi 7 octobre 2024 à « L’ennemi : la richesse d’un mot ». On peut écouter en ligne ou télécharger son contenu audio numérique en cliquant ici.

[2] Sens déjà présent chez Térence, Eunuchus, 354, cité dans le Gaffiot.

[3] Du grec ancien Μεσοποταμία , Mesopotamía, composé de μέσος , mésos (« entre, au milieu de ») et de ποταμός , potamós (« fleuve »).

[4] En cet endroit, le seul qui ne soit jamais traduit et qui signifie tantôt « épi » ou « branche » (Genèse 41:76, Job 24:24, Zacharie 4:12), tantôt « flot » ou « torrent » (Psaumes 69:27).

Voici le passage en cause : « Les hommes de Galaad battirent ceux d’Éphraïm et leur coupèrent la retraite en occupant les gués du Jourdain menant à Éphraïm. Quand l’un des fuyards d’Éphraïm voulait traverser la rivière, les hommes de Galaad lui demandaient s’il venait d’Éphraïm. S’il répondait : « Non », ils lui ordonnaient de prononcer le mot Shibboleth. S’il disait : « Sibboleth », parce qu’il n’arrivait pas à le prononcer comme eux, ils le saisissaient et l’exécutaient près des gués du Jourdain. Quarante-deux mille hommes d’Éphraïm périrent en cette circonstance. »

Sinistre décompte qui n’est pas sans rappeler le nombre des victimes, qui s’élève à plus de quarante mille morts, qu’a provoqué, dans la bande de Gaza, au cours de cette année d’horreurs, le massacre d’environ 1200 civils, en ce seul jour monstrueux du 7 octobre 2023. Il y a quelque cinquante ans déjà, mon regretté professeur René Girault nous demandait de ne jamais enregistrer les lugubres statistiques de l’Histoire, sans nous représenter que les chiffres recélaient, à chaque unité, un destin brutalement interrompu.

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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