mer 04 décembre 2024 - 09:12

Élisée Reclus, premier Franc-maçon penseur de l’écologie, qu’en avons-nous fait ?

Comment se fait-il que les Francs maçons ne le revendiquent pas comme le père de leur pensée sur l’écologie ? Peut-être parce qu’il est trop inclassable. Peut-être parce qu’ils ont encore du mal à la développer cette pensée maçonnique sur l’écologie.

Nouvelle Géographie Universelle, Elisée Reclus

Formidable géographe de la fin du XIXème siècle, auteur notamment d’une Nouvelle Géographie Universelle (en 19 volumes), de l’étonnant L’homme et la Terre, (en six volumes) Elisée Reclus a également écrit L’Anarchie ou  Evolution et Révolution. Il était anarchiste, communard et franc maçon. Il n’a pas la place qu’il mériterait, ni dans l’histoire des sciences, ni dans celle de l’écologie, ni dans celle de la franc-maçonnerie. Il a passé son temps à penser contre son époque, contre la révolution industrielle embarquée toutes sirènes hurlantes dans la poursuite aveugle du dieu “Progrès”. Mais penser contre son époque, contre les évidences de son époque, et même penser contre soi-même, n’est-ce pas justement une attitude  maçonnique ? 

Elisée Reclus à 19 ans

Il est né en 1830 à Saint Foy la Grande en Gironde, quatrième enfant d’une famille de quatorze. Son père était pasteur calviniste et prévoyait que son fils lui succèdât. Mais Elisée ne succédera à personne. Il abandonne les études de théologie, puis le calvinisme et puis la religion. Il s’intéresse à la géographie. Mais pas de manière purement descriptive et statique avec une approche vivante et dynamique. Alexander Von Humboldt (1769-1859) l’a précédé de quelques décennies. C’est lui qui a défini le principe de causalité selon lequel les phénomènes humains agissent sur les phénomènes géologiques. Le premier à parler de modifications climatiques dues à l’activité humaine. Le premier à tenter de comprendre le monde en partant du local pour aller au global.  Son ouvrage le plus connu est Cosmos. 

A sa suite, Elisée Reclus va décrire la Terre comme un organisme vivant. Un de ceux qui sont convaincus qu’on connaît la terre avec ses pieds, par le voyage, par l’observation. Selon la naturaliste Valérie Chansigaud, il est « l’un des premiers à étudier la place de l’espèce humaine dans la nature après les révolutions industrielles, (il) pose les bases de ce qui s’appellera plus tard l’écologie. ». Elisée Reclus va voyager. Il faut dire qu’il y est un peu poussé car on le pourchasse d’un peu partout à cause de ses prises de positions politiques.  En Europe : Allemagne, Italie, Suisse, France, Belgique, Angleterre, Sicile, Pyrénées espagnoles, mais aussi Amérique (Nouvelle Orléans). Un de ses premiers jobs est d’écrire pour un guide touristique Hachette. Mais très vite, ses travaux se font strictement scientifiques. Avec une approche qui lie l’histoire et la géographie.

Faut-il l’appeler géo-histoire, philosophie historique,  anthropologie historique ? Évidemment très inspiré de Darwin (1809-1882) il cherche à comprendre la dynamique évolutive de la géographie. Il s’oppose en cela à l’idéologie saint-simonienne qui voudrait ne voir les phénomènes que sous un angle mécaniste et positiviste. Dans “Histoire d’un ruisseau”, il décrit le cycle de l’eau depuis l’infiniment petit (la goutte) jusqu’à l’infiniment grand (l’océan). Le cycle de l’eau est un mouvement perpétuel : “travaillant sans cesse à l’œuvre, le fleuve détruit constamment ses rivages, ses îles, ses bancs de sable” (p.329). Le ruisseau détruit autant qu’il construit :  “d’un côté il démolit en emportant grains de sable, molécules d’argile, débris menuisés de rochers, fragments de racines usés par les flots ; de l’autre côté il édifie en déposant tous ces restes en une couche qui s’élève peu à peu du fond de l’eau” (p.331). 

Et l’homme dans tout ça ? Elisée Reclus ne le décrit pas comme extérieur à la nature, d’une “nature” différente, mais comme en étant partie prenante au même titre que le reste du vivant : “Les hommes croient le ruisseau leur appartient, mais tout autant à tous les êtres qui peuplent et qui en tirent leur subsistance” (p.349) Il est sur la trace, sans le savoir, des écosystèmes et de leurs interactions multiples. Et du plus grand des écosystèmes : la Terre elle-même. 

Couverture de l’Homme et la Terre (colorisée)

Ce n’est pas seulement le géographe qui parle, c’est déjà l’écologue qui ne connaît pas son nom. Car cette observation le conduit vers un changement de regard,  l’homme ne peut pas regarder la nature de l’extérieur. Il voit déjà, dans cette deuxième moitié du XIXè siècle, alors que tout le monde est fasciné par la révolution industrielle, il voit déjà les dégâts qu’elle cause sur les cycles naturels, et qu’elle va causer : “l’humanité, trop impatiente de jouir, trop indifférente au sort des générations futures, n’a pas encore assez le sentiment de sa durée pour qu’elle songe à conserver précieusement la beauté de la terre”. Dans L’Homme et la Terre il revient à de nombreuses reprises sur cette idée : « Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants »

Pourtant, il se refuse absolument à considérer que l’humanité serait uniquement nuisible à la nature. En cela, il est en avance sur bien des “écologistes” d’aujourd’hui. Pour lui, il faut considérer les deux aspects des choses : d’un côté l’action de l’homme détruit, mais de l’autre, elle améliore. L’humanité a un rôle à jouer dans l’entretien et la préservation de cette nature, un rôle de réparation, de protection et même d’embellissement 

Dans l’Homme et la Nature il écrit : “Quelle que soit la liberté relative conquise par notre intelligence et notre volonté propres, nous n’en restons pas moins les produits de la planète”. Il va plus loin,  et là on aborde déjà ce qui sera bien plus tard la deep ecology :  “La terre est le corps de l’humanité et (…) l ’homme (…) est l’âme de la terre”. Il va même jusqu’à affirmer que l’homme est “la conscience de la terre”. Même pas rapport à beaucoup d’écologistes d’aujourd’hui, on pourrait dire qu’il a de l’avance. 

Couverture de l’Homme et la Terre (colorisée)

Elisée Reclus ne se contente pas de préconiser une nouvelle attitude de l’homme vis à vis de ce qu’on appelle la nature, il a la mauvaise habitude de mettre en pratique sur lui-même ses propres idées. Il est pour la liberté, il n’accepte pas l’autorité. Il s’insurge contre le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, il participe au mouvement des Communards en 1871 ce qui lui vaudra d’être condamné à l’exil en Calédonie, de passer de prison en prison, de connaître dix ans d’exil, des persécutions incessantes, on lui refuse la chaire de géographie de l’Université “Libre” de Bruxelles qu’on lui avait pourtant promis, il doit s’exiler à travers l’Europe… Il est pour l’union libre y compris pour les femmes. Ses 4 “mariages” seront contractés librement,  sous seing privé, sans passer devant le maire ni le curé. Il est végétarien et naturiste. Il pense que l’homme a besoin du contact direct avec la nature pour mieux la comprendre. Il se reconnaît dans la mouvance anarchiste. Il  fréquente assidûment Pierre-Joseph Proudhon, Auguste Blanqui ou Bakounine. Un anarchisme tenté de communisme, celui d’avant le stalinisme, quand on pouvait encore croire à l’utopie d’une fraternité universelle. 

Et franc-maçon.  Son goût pour la liberté plus qu’absolue de conscience ne lui rendra pas son parcours facile. Mais il est initié le 11 mars 1858 dans la loge “Les Emules d’Hiram“ au Grand Orient de France, à Paris. Il ne la fréquentait pas beaucoup. Le peu de hiérarchie qui existe là est encore trop pour lui. Mais il visitera souvent des loges en Belgique ou en France pour y donner des conférences notamment sur l’anarchisme. Sa conférence intitulée l’Anarchie est une véritable planche de réflexion sur la liberté. 

Elisée Reclus en Suisse

Son œuvre de géographe est considérable, mais son  profil n’était pas compatible avec les honneurs ni avec la reconnaissance sociale. Sa pensée écologique était avant-gardiste, elle date d’avant que le mot-même ne soit inventé. Elle pose d’emblée les enjeux sur le fond, sur ce qui sera les objets du débat au cours du XXème siècle et encore bien plus au cours du XXIème siècle, en plein milieu de la crise climatique et face à l’effondrement du vivant. Son principal tort aura été de n’avoir jamais su traverser dans les clous. 

Pourtant, rien n’empêche les francs-maçons d’aujourd’hui de se le réapproprier et d’en faire un auteur majeur pour inspirer nos travaux d’aujourd’hui, à travers : L’Homme et la Nature, Histoire d’une Montagne-Histoire D’un Ruisseau et même à travers, pourquoi pas, sa planche sur l’anarchie. Nos FF et SS belges, français, luxembourgeois ne s’y sont pas trompés en fondant le Triangle Elisée Reclus qui se définit ainsi : 

Le Triangle Élisée Reclus (T.E.R.) est constitué de SS∴ et de FF∴ issus d’Obéd∴ belges, françaises et luxembourgeoises qui se sont donné pour mission de tenter d’apporter une réponse maçonn∴ à la crise civilisationnelle issue de la débâcle écologique à laquelle l’humanité est aujourd’hui confrontée, par la recherche d’un cheminement intellectuel nouveau débarrassé des scories perverses de l’anthropocène vers un humanisme en harmonie avec la nature.

Avec cette devise « l’Homme est la nature prenant conscience d’elle-même »

4 Commentaires

  1. Excellente analyse de notre frère et camarade anarchiste. Cette forte appellation, liée à ses engagements, n’est pas un hasard sur le manque de connaissance de l’homme. Dans le petit milieu des géographes il n’est pas un inconnu. C’est déjà cela…

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Pierre Gandonniere
Pierre Gandonniere
Membre du Grand Orient de France et du Grand Chapitre Général. Journaliste, consultant, enseignant Auteur d’une thèse sur l’Ecologie de l’Information Auteur de : "L'Humanisme en Tablier Vert -L'Ecologie est-elle une question maçonnique ?" Detrad, 2023

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