Texte de Pierre Pelle Le Croisa – Illustrations de François Morel.
LE ROI DU BANQUET.
La tradition se perd ? N’en faisons pas une affaire ! Il reste l’essentiel : les hommes glorifient le divin, le dive-vin, le dies vini, la « lumière du vin ». Et la lumière du vin, c’est moi !
Je suis Dionysos pour les Grecs, Bacchus pour les Romains, le dieu du vin ! Certes, ils ont remplacé les vieilles outres par de bonnes bouteilles ; mais, comme dit ma fille Méthé : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on l’ait, l’Ivresse ! »
Celui qu’ils appellent « Vénérable » prend la parole : « En souvenir des libations des Anciens[1], portons des santés. Grand feu ! Buvons ! »
Il parle des Anciens ? Commémorent-ils ma fête ? Orgies ou Bacchanales ? Je ne saurais le dire ! Tout est chamboulé : voilà qu’à présent, ils boivent avant de manger ! L’ordonnance du banquet voudrait qu’ils s’adonnent au vin après avoir achevé le dernier plat. Oints et couronnés de fleurs, ils porteraient des santés en se nourrissant de gâteaux salés.
Mais qu’attend le Symposiarque[2], le roi du banquet – leur Vénérable – pour les inviter à se restaurer ?
Il faut que je m’en mêle et que je remette un peu d’ordre dans ces agapes qui partent à vin-l’eau !
LE VERRE D’EAU.
Ma toge jetée sur l’épaule, ma couronne remise d’aplomb et le thyrse à la main, je m’approche du chef de beuverie.
Il me voit venir à lui :
- Qui c’est cet hurluberlu ? Il sort d’un carnaval ?
- Non, je m’invite au vôtre ! Ave, pauvre mortel ! Dis-moi, quel dieu fête-t-on ici ?
- Comment il est attifé, le type ! Regardez, il s’est enroulé dans la nappe ! déclare l’homme placé à la gauche du Vénérable.
Je comprends vaguement qu’il parle de ma toge, en pur lin tissé – le dernier cri dans l’Olympe ! Certes, elle est un peu froissée après avoir été portée deux mille ans…
Je m’en défends : « Sous un méchant manteau se cache souvent un bon buveur » ripostais-je, conciliant, espérant qu’il comprenne l’allusion à mon gosier sec.
Mais le Vénérable interprète mal mes propos, car il me tend un verre d’eau : « Tenez, voilà de la poudre faible[3] ! »
L’EAU ET LE VIN.
De la poudre ? Il se moque de moi : c’est de l’eau ! Je me récrie :
- Bacchus ne boit pas d’eau ! Elle est mauvaise pour la santé. Elle est la cause des déluges qui ont fait disparaître l’humanité – vous devriez vous méfier, pauvres mortels ! Tandis que le vin ne noie que celui qui en boit.
- Je suis désolé. Mais l’eau est tout aussi bonne pour la santé, me réplique le drôle dans un clin d’œil.
- Si c’était vrai, pourquoi le fils du dieu qui nous a chassés – un certain Jésus, je crois – a-t-il transformé l’eau en vin, et non pas l’inverse ? C’est bien la preuve que le vin est plus important que l’eau ! Il rend gai, elle attriste. Il fait chanter, elle fait pleurer. Il fait prospérer, elle fait mourir. Je n’ai plus rien à dire, c’est à vous maintenant d’agir ! concluais-je en lui rendant ma coupe.
Mais le Vénérable Symposiarquene m’écoute pas. Je dirais même qu’il m’ignore carrément. Il s’est tourné vers son voisin de droite. Je l’entends qui lui glisse à l’oreille : « C’est un fou ! Il est peut-être dangereux. Ne prenons pas de risque : préviens les flics, Pierre-Paul ! »
« Les flics » ? J’ai dû mal comprendre ! Je pense qu’il a voulu dire : « la clique ». Il attend d’autres invités…
Le voisin à droite du Symposiarque approuve de la tête : « Tu as raison, Vénérable Maître. Je ne suis pas sûr que nous soyons tout à fait en sécurité pour nous livrer à nos travaux ! J’appelle la police. »
Il s’éloigne et colle une petite une boîte à son oreille. Il lui parle ! Et la boîte lui répond ! Je ne comprends pas ce qu’ils se disent, mais la conversation semble animée.
- C’est fait.
- Merci. On n’a plus qu’à attendre.
[1] « En souvenir des libations des Anciens… » : Cette phrase est tirée du « Rituel des travaux de table du solstice d’hiver » du « Rite Écossais Ancien et Accepté ».
[2] Symposiarque : C’est le président d’un symposion ou banquet, dans l’Antiquité grecque.
[3] Poudre faible : Elle fait référence à l’eau.