sam 05 octobre 2024 - 06:10

Le principe de nirvana, c’est le pied !

« Il n’y a pas de feu plus dévorant que celui
De la concupiscence. Pas de plus grand malheur
Que la haine. Il n’y a pas de misère
Comparable à celle de l’existence ; pas de
Béatitude plus haute que le pain
Du Nirvana.

La faim est la pire des maladies
L’existence est la pire des détresses
Celui qui a compris cela se rend
Compte que le Nirvana est la
Béatitude suprême »

Le dhammapada.

Le Bouddhisme et ses concepts, nous le constatons, intervient désormais assez souvent dans les « planches » maçonniques. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette ouverture hors de la sphère philosophique occidentale vers l’immense richesse que nous offre la pensée asiatique. Sous réserve de ne pas tomber dans un imaginaire de paillettes et de resituer le concept dans le réel qu’il cherche à restituer à la place, précisément, d’un imaginaire foisonnant.

Antoine de Saint-Exupéry, dans ses « Lettres de jeunesse à l’amie inventée », écrivait : « J’aime les gens que le besoin de manger, de nourrir leurs enfants et d’atteindre le mois suivant ont lié de plus près avec la vie. Ils en savent plus long ». C’est de ce savoir vers lesquelles les philosophies orientales tendent : le moi existe-t-il au-delà de la vacuité ? C’est une question à laquelle la psychanalyse va s’atteler très tôt, bien qu’issue d’un milieu philosophique et culturel radicalement différent, en soulignant les accords évidents mais aussi les différences. Pour déboucher sur le « Nirvana » qui serait le summum de la quiétude ?

Sigmund Freud

C’est en 1920, que Sigmund Freud (1856-1939) rédige son article : « Au-delà du principe de plaisir » (« Jenseits des Lustprinzip »), qui va soulever (et soulève encore de nos jours !), soit un étonnement mitigé, soit une franche hostilité dans la communauté analytique. Dans cet article, Freud élabore ce qui était déjà à l’ébauche dans certains travaux précédents : la pulsion de mort. C’est avec beaucoup de précaution, après une démonstration qui veut ménager le lecteur, qu’il introduit, presque en fin d’article, le constat qui va déchaîner les passions. Il écrit (1) : « Mais voici qui cadre bien avec l’hypothèse selon laquelle le processus vital de l’individu conduit pour des raisons internes à l’égalisation de tensions chimiques, c’est-à-dire à la mort, tandis que l’union avec la substance vivante d’un individu hétérogène augmente ces tensions, introduisant pour ainsi dire de nouvelles différences vitales qui doivent alors être réduites par la vie. Cette hétérogénéité doit naturellement comporter un ou plusieurs optima. On sait que nous avons reconnu dans la tendance à la réduction, à la constance, à la suppression de la tension d’excitation interne, la tendance dominante de la vie psychique et peut-être de la vie nerveuse en général (principe de Nirvana, selon une expression de Barbara Low) comme l’exprime le principe de plaisir ; nous trouvons là l’un des plus puissants motifs de croire en l’existence de pulsions de mort ».

 Convaincu du bien-fondé de sa théorie, et ce malgré des pressions diverses, il la défendra avec acharnement jusqu’à la fin de sa vie. Dans sa dernière œuvre, inachevée, qui se voulait être son testament, l’ « Abrégé de psychanalyse » (« Abriss der Psychoanalyse »), il écrit en 1938 (2) : Le çà obéit à l’inexorable principe de plaisir, mais n’est pas seul à agir de la sorte. L’activité des autres instances psychiques réussit, semble-t-il, à modifier mais non à supprimer le principe de plaisir et une question d’une importance capitale n’a pas encore été résolue : quand et comment ce principe peut-il être surmonté ? En considérant qu’il exige la diminution et peut-être finalement la disparition des tensions provoquées par les besoins instinctuels (c’est à dire le Nirvana), nous abordons la question, non encore élucidée, des relations entre le principe de plaisir et les deux instincts primitifs, l’Eros et l’instinct de mort »…

Dans notre approche du concept de Nirvana, ces deux textes de Freud peuvent nous inspirer trois réflexions sur la progression et l’acceptation, chez lui, du concept :

– Ier temps : l’utilisation du mot « Nirvana » restera entre guillemets, comme si Freud hésitait encore à l’intégrer dans le corps du texte comme une donnée théorique, au même niveau que les autres.

– 2ème temps : Le mot « Nirvana » semble pour Freud, malgré les réticences que lui inspirent ce mot exotique, présenter le concept qui se rapproche le plus de son élaboration.

– 3ème temps : Le concept restera enfin un acquit chez Freud de 1920 à 1938, mais au bout de ces 18 ans de travail il le fera sien, puisqu’il ne fait plus référence à Barbara Low (3) dans le texte de 1938.

Après Freud, de nombreux analystes utiliseront à leur tour le mot Nirvana, soit pour approfondir le concept, soit dans une visée qui ne reflète pas, à notre sens, l’approche complexe de ce concept. Par exemple, dans un numéro de la revue « Topique »(4), Joëlle Delcros cite Didier Anzieu (1923-1999) et son livre « Le moi-peau » : « Il apparaît que la peur actuelle de Pandora, dans les moments où elle est fascinée par une forte envie de se détruire reproduit sa terreur que sa mère ne l’entraîne pas avec elle dans le vide… Terreur sans nom comme l’énonce Bion (1967), identification à la mère morte comme le précise André Green (1964) et recherche avec elle, dans un accomplissement mutuel, non des pulsions mais du principe de Nirvana ». Peut-on assimiler le principe de Nirvana à une pulsion suicidaire ? Nous ne le pensons pas car cela serait une grande restriction ou une mauvaise compréhension du concept ! Mais nous pouvons admettre que la définition n’en est pas simple : Jacques Lacan (1901-1981), au cours de l’un de ses Séminaires, nous le rappelle, avec le ton qui est le sien (4) : « Ce que Freud a dès lors défini comme le principe de plaisir est un principe de constance. Il y a un autre principe, dont nos théoriciens analystes sont aussi embarrassés qu’un poisson d’une pomme, le principe de Nirvana. Il est remarquable de voir, sous la plume de Hartmann, les trois termes -principe de constance, principe de plaisir, principe de Nirvana- absolument identifiés, comme si Freud n’avait jamais bougé de la catégorie mentale dans laquelle il essayait d’ordonner la construction des faits, et comme si c’était toujours la même chose dont il parlait. On se demande pourquoi tout d’un coup il aurai appelé principe de Nirvana l’au-delà du principe de plaisir »…

Il est utile, dans un premier temps, d’étudier le mot Nirvana et de déterminer s’il était, à l’époque où Freud va l’employer (1920), un mot exotique ou s’il s’inscrivait déjà dans le « Zeitgeist », l’ « esprit du temps » et utilisé dans certains milieux intellectuels.

I- être ou ne pas être – voilà bien la question !

Un bol tibétain, pour faire du son méditatif
Un bol tibétain, pour faire du son méditatif

Il y a le concept, le mot, et ce qu’il recouvre. Si le mot Nirvana ne s’introduit en Europe qu’au 17em siècle, le contenu qu’il englobe était déjà familier à certains penseurs sans que ceux-ci puissent faire la relation avec la source sanskrite du mot. Les relations commerciales entre l’Europe et l’Extrême-Orient sous influence hindoue ou bouddhique existèrent très tôt. La « route de la soie » ne véhiculait pas seulement des marchandises mais aussi des concepts. L’occupation de certains états de ce qui est aujourd’hui le Pakistan par des roitelets grecs facilitera l’assimilation de philosophies orientales vers l’occident. Un exemple littéraire classique peut illustrer cela : le moine bouddhiste Nagasena se rend à une controverse avec le roi grec Milinda (Ménandre), réputé pour son acuité philosophique afin de tenter de le convertir en l’amenant à la vérité des questions (5) et, dans ces questions, le Nirvana (« Nibbâna » en Pali) est évoqué :

« – Nâgasena, le Nibbâna est-il la cessation ?
– Oui Mahârâja
– Comment cela ?
– Tous les sots non-convertis prennent plaisir, se complaisent, s’attachent aux sens et aux objets des sens. Ils se laissent emporter par le courant. Ils ne s’affranchissent point de la naissance, de la mort, de la douleur. Mais le sage disciple ne prend pas plaisir, ne se complaît pas, ne s’attache pas aux objets des sens. Par-là cessent successivement la soif, l’attachement à l’existence, la naissance, la vieillesse et la mort, la douleur. C’est ainsi que le Nibbâna est la cessation 
»…

Fragment d’un manuscrit d’Eckhart, le maître de la mystique spéculative

Qui a l’occasion de visiter les sites de Taxila au Pakistan actuel, ne peut manquer de se faire la réflexion sur les influences réciproques dans le creuset créé par les conquêtes d’Alexandre le Grand. Dans cette continuité, au moyen-âge, naîtra le courant des « théologiens rhénans » qui demeure encore un sujet d’étonnement pour les religions comparées : comment des théologiens catholiques (Bien que souvent dissidents !) parvinrent à élaborer des théories proches de l’hindouisme et du bouddhisme ? Le plus connu est, naturellement, maître Eckhart (1260-1328), dominicain et philosophe mystique allemand. Essayant de décrire l’union de l’âme à Dieu, il y voit l’image d’une étincelle d’origine divine qui est en l’homme et qui aspire à rejoindre le brasier central qui est de même nature que cette étincelle. Il y a alors peu de distance à en conclure que l’homme et Dieu étant de la même nature, l’homme est Dieu. Idée qui amènera la condamnation à mort du soufi persan, Allaj, quand il osera écrire : « Ana al hahkk » (« Je suis la Vérité »). Cette orientation panthéiste était monnaie courante dans l’hindouisme et le bouddhisme. Chez maître Eckhart, plus rien n’est vivable en-dehors de ce « Nirvana » non encore nommé. Il écrit : « A ton avis, qu’est ce qui t’a permis d’atteindre la vérité éternelle ? C’est de m’être quitté, là où je me suis trouvé » (6). Ce qui rejoint la pensée de l’apôtre Luc (14,26) : « Le royaume de Dieu n’est pour personne si ce n’est pour celui qui est entièrement mort ».

Ce sont principalement les jésuites qui, à partir du XVIem siècle, vont présenter à l’Europe la pensée orientale et ses concepts. Nous pouvons citer François Xavier (1506-1552), surnommé « l’apôtre des Indes », mais qui voyagea aussi au Japon, à Ceylan et mourut aux Indes à Goa ; Robrto de Nobilis (1577-1656), qui vécut comme un brahmane, avec toutes les contraintes que cela supposait, afin de convertir au christianisme les hautes castes ; le père Huc (1813-1860) qui fit, plus tard (1844) une intéressante relation de voyage en Tartarie et au Tibet, où il décrit avec force détails, les pratiques religieuses (7). C’est là qu’il entend les légendes des grand mystiques tibétains comme Milarepa (8). Mais ce fut surtout Schopenhauer (1788-1860) qui fit connaître le bouddhisme comme une pratique et une spiritualité pour l’Europe : sans avoir eu notion des écritures bouddhiques, guidé par la philosophie d’Emanuel Kant (1724-1804), par une traduction latine des Upanishads, et aussi par sa propre désillusion de la vie, il a développé en 1819 un système qui par sa négation de la volonté de vivre et la sublimation dans la compassion, était très proche du bouddhisme mais aussi de l’instinct de mort de Freud. Par sa pensée, il influencera Richard Wagner, Friedrich Nietzsche, Albert Schweitzer, (qui préconisait de vivre comme Schopenhauer !), mais aussi Sigmund Freud. A plusieurs reprises dans son œuvre, Schopenhauer cite le mot Nirvana. Nous prendrons ici un exemple en parlant de la terreur de vivre, il écrit, en critiquant d’ailleurs le concept : « Cela vaut mieux que de tromper notre terreur, comme les hindous, avec des mythes et des mots vides de sens, tels la résorption en Brahma, ou bien le Nirvana des bouddhistes ». Mais plus tard, il reviendra sur ce jugement et adoptera avec enthousiasme le concept de Nirvana, notamment dans son célèbre ouvrage : « Le monde comme volonté et comme représentation » (1819).

Le 19e siècle sera celui de l’invasion de l’Asie par les marchands, les soldats ou les missionnaires européens qui mirent en place une lutte contre les conceptions philosophiques des orientaux. Cependant, des courants scientifiques ou ésotériques existent qui mettent en valeur ces cultures. C’est le cas, par exemple, de la Société Théosophique qui voit le jour en 1875, à l’initiative de Mme Eléna Blavatski (1831-1891) et du colonel Henrry Steel Olcott (1832-1907), qui écrivit d’ailleurs un « Catéchisme bouddhique ». Les théosophes admettaient certaines croyances des religions asiatiques comme la réincarnation, le Karma et surtout le concept de Nirvana. Certains, comme Sinett, en feront même l’un de leurs thèmes favoris (9) Chez les auteurs allemands, dans le domaine romanesque, Hermann Hesse (1877-1962), contemporain de Freud, publiait son roman « Siddharta » (10) où étaient exposées les idées principales de la philosophie orientale, notamment le concept de Nirvana. Ce dernier n’était pas inconnu d’un public cultivé européen à l’époque où Freud mettait en œuvre la théorie psychanalytique. Comme le rappelle Patrick Miller, dans un article intitulé : « Soudain la fenêtre s’ouvre d’elle-même » (11) : « Freud a lu Schopenhauer, il s’est nourri de cette lecture qui fut un des supports manifestes de sa pensée ».

Ii- je pense donc je ne suis pas !

Bouddha méditant
Bouddha en méditation

Le mot Nirvana est commun à l’hindouisme et surtout au bouddhisme qui en fera l’un des éléments de base de sa philosophie. Déjà dans le Rig-Veda, est traité de la nature du samnyasin qui atteint l’état d’Avadhûta, en renonçant à toutes choses. Le terme sanskrit signifie « extinction » : le Nirvana est l’état suprême de non-existence, de non-réincarnation, d’absorption de l’être dans le Brahman chez les hindous. Ce qui est la finalité de la contradiction entre Brahman (Le Principe, l’Âme universelle) et Atman (L’âme humaine individuelle), de même nature et aspirant à se réunir l’un à l’autre. Dans l’hindouisme, cette fusion peut être atteinte ici-bas ou dans un quelconque au-delà. Celui qui est « délivré » de cette vie, le « Jivan Mukta », ne meurt plus (« Na punar mriyati »). C’est ce qui est dit dans l’Atharva Veda Samhita (63) : « Celui qui a compris le Soi contemplatif, sans âge et sans mort, qui n’a plus en lui aucun manque et qui ne manque de rien, celui-là ne redoute pas la mort ». C’est alors un homme qui n’est « plus sous la loi », comme le disait St. Paul, ou « un mort qui marche » selon la définition des soufis. Cette gnose de la déité immanente va très loin dans l’hindouisme, puisque à la question : « Qui suis-je ? », les Upanishad répondent : « Tu es CELA ».

Tant qu’à lui, le bouddhisme ne peut être considéré comme une « nouvelle religion », mais une accentuation de certains traits de l’hindouisme. Notamment, il va se servir du concept de Nirvana de manière très approfondie, jusqu’à en faire un concept fondamental qui illustre l’état dernier du sage, puisque la fusion en Brahman n’existe plus. La forme d’athéisme radical du bouddhisme supprime la rencontre avec un Soi qui est aussi soi. Le Nirvana n’est plus qu’un acte posé dans le cadre d’une loi, le Karma. Acte qui évite la renaissance et qui confond, dans la béatitude, cette loi et celui qui aspirait à s’y soumettre. Philosophie beaucoup plus désincarnée que l’hindouisme, le bouddhisme ne sera le fait que d’une élite aristocratique, avant de sacrifier au plus grand nombre en instaurant des rites (En fait, en tombant dans la tentation de créer une « religion » au lieu de rester une philosophie !), pour faire face à la concurrence d’un hindouisme plus chaleureux, plus populaire et qui laissait plus de place à l’imaginaire.

Le verbe « nirva », en sanskrit, signifie littéralement « s’éteindre », comme le feu cesse de tirer (« To draw »), c’est-à-dire de respirer (« To draw breath »). Les textes anciens emploient le verbe synonyme « udwâ », qui signifie s’éteindre ou s’en aller. Quand le feu s’éteint (« udwayati »), c’est dans le vent qu’il expire. Métaphoriquement, dépourvu d’aliments, le feu de la vie est « pacifié », c’est-à-dire éteint     . Le mot grec « Erémia » répond assez bien à cette idée : être calmé, apaisé, et qui s’entend à la fois pour le vent, le feu et la passion. D’ailleurs, en grec les mots « être parfait » et « mourir » sont pratiquement les mêmes : « Téléo » et « Télentao »

bouddhas dorés : zen
bouddhas dorés alignés

Dans la philosophie bouddhique, le mot Nirvana correspond à l’extinction des « trois passions » : le désir (« Raga »), la haine (« Dvescha ») et l’illusion (« Maya ») ; en même temps que celle du désir de vivre (« Trishna »), d’atteindre un état supraterrestre (« Viraga ») et de mourir (« Nirodha »). C’est un état de non-retour absolu, de non-renaissance, d’atteinte à la « Bodhi » ou béatitude absolue Quand les bouddhistes parlent du Nirvana atteint par le Bouddha lui-même, ils parlent de « Mahâparanirvana » ou de « Paranirvana ». C’est d’ailleurs la date de cette accession au Nirvana qui marque le début de l’ère bouddhique. (Généralement admise en -543). Le mot Nirvana est largement utilisé dans tous les pays où le bouddhisme s’est installé et de nombreux textes traitent de ce concept. Les plus célèbres sont le « Nirvana-Shâstra », qui fait partie du canon bouddhique en sanskrit et le « Nirvana-Sûtra ».

Chez Bouddha, le Nirvana apparaît comme une « sortie » bienfaisante de la douleur et de la prise de conscience de l’inexistence de ce que nous appelons le « moi », simple agrégat de désirs changeants. Philosophie d’un pessimisme radical, issue de la méditation d’un petit aristocrate népalais attiré par la spéculation, c’est à partir du fameux « Sermon de Bénarès » qu’elle va se répandre par le constat de l’absolue misère de l’être humain, tiraillé par ses passions et sa soif d’existence. Bouddha, à Bénarès, en dresse un constat terrible (12) : « Voici ô moines, la vérité sainte sur la douleur : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, l’union avec ce qu’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce qu’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur ; en résumé les cinq sortes d’objets de l’attachement sont douleurs.

Voici ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur : c’est la soif qui conduit de renaissance en renaissance, accompagnée du plaisir et de la convoitise qui trouve, çà et là son plaisir : la soif du plaisir, la soif d’existence, la soif d’impermanence »…Après cette constatation, Bouddha propose sa solution (13) : « Voici ô moines, la vérité sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas de place »… Et cette extinction du désir est le Nirvana que l’on atteint par étape dans le bouddhisme classique (« Mahayana » ou « Hinayana » – Petit ou grand véhicule), ou de façon instantanée, au détour qui se révèle, dans le bouddhisme zen, qui appartient lui-même au grand véhicule. L’entrée du Bouddha dans le Nirvana rappelle la mort de Socrate, telle qu’elle est décrite dans le Phédon : comme Socrate, Bouddha interdit à ses « Bhikshus » (moines-mendiants) de pleurer et leur demande de trouver la consolation dans la philosophie même qu’il leur a enseigné qui est que tout ce qui est né doit tendre à atteindre le Nirvana. Ses dernières paroles furent (14) : « Et maintenant, ô bhikshus, je prends congé de vous. Tous les éléments de l’être sont transitoires. Travaillez à votre salut avec soin ».

Jeune moine bouddhiste
Jeune moine bouddhiste devant des bougies allumées, feu, méditation, ombrelle.

De cette notion de Nirvana, naît une métaphysique de la morale dont le fondement est le même que celui de l’esthétique : la suppression d’un organe équivalent à la réduction au stade 0 de l’intervalle entre deux stades inhibitoires de cet organe, l’anéantissement de l’existence, considéré comme un organe de souffrance, ne peut s’espérer que par la prolongation à l’infini du mode négatif, anesthésique de ce dualisme, c’est-à-dire ce que l’on pourrait appeler le « bien ».Tout le travail de l’homme pour atteindre le Nirvana va consister à dénouer, un à un, les réseaux passionnels qui l’asservissent, et envisageant alors d’un regard calme et sain la relation de l’effet à la cause, il prend conscience de l’effet à la cause, il prend conscience et opte pour la « loi »

Pour le bouddhisme, santé et morbidité sont de même nature, mais envisagées différemment, et il convient de distinguer laquelle des deux notions est catégorie de l’autre. La morbidité est-elle vraiment un aspect occasionnel de la santé, ou est-ce de celle-ci qui n’est qu’un cas particulier de celle-là ?… Et que dire du plaisir et de la douleur dont les hommes font si grand cas ? Une impression n’est agréable que relativement à celle qui la précède et à celle qui suit autant qu’elle est prolongée et à l’intensité avec laquelle elle est ressentie. Le plaisir n’est alors qu’une anesthésie brève d’une douleur momentanément assoupie. Ce qu’évoque Augustin Chaboseau (1868-1946)) : « Ainsi de même que la lumière et l’ombre ne peuvent être distinguées que par comparaison, et que l’ombre est simplement une absence de lumière, là où celle-ci a lui, pourrait luire, luira, et que par conséquent la lumière seule vibre, de même la souffrance et la jouissance ne sont connues que par relation, et la jouissance est simplement un répit de souffrance là où celle-ci a sévi, pourrait sévir, sévira, et par conséquent la souffrance seule agit. Et puisqu’une telle polarisation est l’existence même, exister est donc souffrir, et souffrir, c’est exister » (15)… Pour le bouddhisme, l’ « individu » n’est qu’une combinaison de forces ou d’énergies physiques et mentales en perpétuel changement qui sont divisés en cinq agrégats et sont considérés comme « Dukkha » (néfastes), car engendrant des désirs permanents qui ressemblent à un torrent. C’est ce que dit Bouddha à un interlocuteur (16) : « Ô Brâhmana, c’est tout à fait comme une rivière de montagne qui va loin et qui coule vite, entraînant tout avec elle ; il n’y a pas de moment, d’instant, de seconde, mais elle va sans cesse coulant et continuant. Ainsi Brâhmana, est la vie humaine, semblable à cette rivière de montagne ».

En proie à des désirs sans cesse répétés, venant d’un « moi » dont l’homme sent qu’il n’est qu’illusion et vacuité, l’aspiration tend vers le Nirvana pacificateur et unificateur. Cette aspiration (aux deux sens que l’on peut lui donner) est traduite par une pensée que l’on attribue à Bouddha (17) : « Bienheureuse la félicité de celui qui ne cherche plus aucun plaisir terrestre et qui, au-dessus de tous les désirs, s’est dépouillé de cet orgueil secret qui vous fait dire : « c’est moi »… En vérité, c’est la suprême Béatitude » Le Nirvana est l’aspiration à la vacuité, synonyme de Non-soi. En sanskrit, vacuité est traduite par « Sunyâta » qui dérive de la racine « Svi »(gonfler) ; « Sunya » est ce qui est gonflé ; « Sunyâta » est le contraire : ce qui est vide ou ce qui retourne au vide. L’homme qui vit dans la vacuité n’a d’attitude ni positive ni négative vis-à-vis de rien car il est déjà dans le Nirvana. Le bouddhisme devance le philosophe David Hume (1711-1776) en niant la conscience et la matière, l’objet et le sujet, l’âme et la divinité. Dans l’hindouisme, la religion tend au rêve d’un dieu ; dans le bouddhisme, il y a aussi un rêve, mais le rêveur n’existe pas : au-delà du rêve, il n’y a rien, que la lucidité terrible d’un état de tension perpétuelle qui ne peut se résoudre que dans l’anéantissement, dans un état qui est la fin de toutes les tensions. La mort, dans ce processus, n’est que le véhicule, le passage obligatoire, vers le Nirvana. La finalité de cette philosophie étant ce « paradis » où tout est stable, sans pulsions.

Iii- le nirvana côté divan

Sigmund Freud
Sigmund Freud entouré de ses plus proches partisans (Sandor Ferenczi, Hanns Sachs (debout), Otto Rank, Karl Abraham, Max Eitingon, et Ernest Jones).

Nous pouvons comprendre pourquoi Freud s’est intéressé à ce concept : il vérifiait son hypothèse que l’homme en proie à ses désirs constants aspirait à ce repos dans ce passage par la mort, mais cette dernière n’étant pas finalité. Comme si l’homme troquait l’horreur de sa disparition contre un « au-delà » d’un lieu pacifié sans désirs. C’est pourquoi Bouddha et Freud font une nette distinction entre mort et Nirvana et l’on peut se demander si l’emploi du mot Nirvana chez Freud justifie ainsi son « instinct de mort », dans le sens ou cet instinct ne serait qu’une envie d’atteindre cet état décrit par le bouddhisme ?… La psychanalyse, sur le fait biologique de retour à l’inorganique, n’a que peu parlé. En revanche, Freud, lui, s’y est intéressé très tôt, dans le sens d’une réalité psychique qui s’impose inéluctablement à l’homme. Il le fit en mettant la réalité de la mort en parallèle avec la perte de l’objet qui a la même valeur universelle que la mort elle-même. La « Todestrieb », l’instinct de mort, fut introduit en 192O, dans « Au-delà du principe de plaisir », en particulier au chapitre V, et sera repris ensuite, sans grandes modification dans « Malaise dans la civilisation », « Les nouvelles conférences », « Analyse terminée, analyse interminable ». Mais cette idée était déjà présente en 1895, quand Freud écrit l’ « Esquisse d’une psychologie scientifique » (« Entwurf »). Dans ce remarquable écrit, mal connu, étaient en germe le développement futur de l’instinct de mort, mais aussi le désir à un retour à l’inorganique, au Nirvana. Ce qui lui fera dire plus tard : « Das Ziel alles Leben ist der Tot » (« Le but de toute vie est la mort »).

De cette hypothèse, tôt exposée, les proches de Freud, très vite, tireront un certain nombre de réflexions. Nous citerons, par exemple, Sandor Ferenczi (1873-1933), qui écrit dans « Thalassa » (18) : « Si nous considérons le processus génital sous cet angle « bio analytique » pour ainsi dire, nous pouvons comprendre pourquoi le désir œdipien, le désir de coït avec la mère, revient avec cette régularité presque fastidieuse dans son uniformité, comme tendance nucléaire dans l’analyse des malades névrosés hommes. Un désir œdipien est l’expression psychique d’une tendance biologique beaucoup plus générale qui pousse les êtres vivants au retour à l’état de calme dont ils jouissaient avant la naissance » (Page 45).

« Selon notre hypothèse, le coït, dans son essence, n’est pas autre chose que la délivrance de l’individu d’une tension pénible et, simultanément, la satisfaction de l’instinct de retour à la mère et à l’océan, ancêtre de toutes les mères » (Page 100).

« Ce qui s’exprime dans l’orgasme, ce n’est pas seulement le calme intra-utérin et une existence paisible assurée par un milieu plus accueillant, mais aussi le calme de la vie, c’est-à-dire la paix morte de l’existence inorganique » (Page 104).

Gustav Fechner

Avec son texte sur la négation, Freud donnera, en 1925, des perspectives entièrement nouvelles sur la nature et les fonctions de la pulsion de mort. Le dualisme est alors clairement démontré, dualisme dans lequel la pulsion de mort, en tant que pulsion de désunion, se voit attribuer une action fondamentalement positive et créatrice dans le processus d’une structuration psychique. Ce texte est de la même inspiration qu’ « au-delà du principe de plaisir » et répond aux questions laissées en suspens dans le travail de 1920. A cette époque, Freud se situe dans une perspective économique : le cours des processus psychiques est réglé par le principe de plaisir qui domine le fonctionnement de l’appareil psychique et tend à maintenir aussi bas que possible la quantité d’excitation présente en lui, ou à en assurer un « principe de constance », ce qui rejoint les expériences de Gustav Fechner (1801-1887).

Freud constate cependant qu’une partie de la vie psychique échappe à l’emprise du principe de plaisir et à ses dérivés. Cette partie est pulsionnelle et met à l’écart le principe de plaisir. Elle est une « poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur ». On y voit là quelque chose de l’ordre d’un conservatisme fondamental. L’Eros a pour tendance de conserver les unités vitales existantes. Elle est une « pulsion d’unification »(« Vereinigung »). En revanche, la pulsion de mort tend à la réduction complète des tensions, à la destruction des unités rivales, à un retour à l’inorganique. Elle a tendance à ramener à zéro toute quantité d’excitation d’origine interne ou externe. Nous sommes bien là à proximité du principe de Nirvana, sans totalement confondre les deux approches, cependant le dernier étant l’aboutissement, l’ « idéal » de l’autre. Ce que Freud discerne est que le désir est tension, lié à la vie voulant se perpétuer face à la tentation du retour à l’informulé qui supprimerait ces tensions permanentes orientées vers un but qui n’est que rarement atteint, « déchargé », d’où le refoulement ou la transformation en substitut de l’objet non-atteint (« sublimation »). Face à ce terrible renouvellement qui assure le maintien de la vie, l’homme souhaiterait non sa disparition physique, mais un état où le désir n’existerait plus, où l’homme deviendrait spectateur, dans le moyeu de la roue en mouvement, au lieu d’en être un acteur pris dans la rotation permanente de cette roue.

Nous retrouvons là le fondement de la pensée bouddhique…

Si j’ai bien compris : le Nirvana, çà vient quand on arrête d’y penser, non ?!

 Notes

– (1) Freud Sigmund : Au-delà du principe de plaisir. Paris. Ed. Payot. 1987 (Page 104).
– (2) Freud Sigmund : Abrégé de psychanalyse. Paris. PUF. 1955. (Pages 73 et 74).
– (3) Barbara Low (1874-1955). Psychanalyste. Elle participera à la création de la Société de Psychanalyse britannique. C’est elle qui persuadera Freud que l’instinct de mort tel qu’il le conçoit se rapproche plus de la notion d’extinction du désir chez les orientaux que de la mort biologique, donc du Nirvana. Ce qui s’avère vrai dans son œuvre et lui fera de plus en plus assimiler ce concept.
 – (4) Lacan Jacques : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse- Séminaire 1954- 1955. Paris. Ed. Du Seuil. 1978. (Page 83)
 – (5) Milindapanhos : Les questions de Milinda. Paris. Ed. Dharma. 1983.
 – (6) Meister Eckhart. Ed. Pfeiffer (Page 467) : « Was dunket dich, daz dich aller meist gefûeget have zuo der ervigen Wârheit ? Daz ist, daz ich mich geâzen hân wâ mich vant ».
 – (7) Huc R.E. : Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie. Paris. Ed. Du livre de poche1962.
 – Souvenirs d’un voyage dans le Tibet. Paris. Ed. Du livre de poche. 1962.
 – (8) Milarepa : Jetsun Kahbum. Paris. Ed. Adrien Maisonneuve. 1980.
 – (9) Sinett A.P. : Le Bouddhisme ésotérique ou positivisme hindou. Paris.
 Publications théosophiques. 1901.
 – (10) Hesse Hermann : Siddharta. Paris. Ed. Grasset. 1950.
 – (11) Miller Patrick : Revue Topique-N° 40. Paris. Ed. Epi. Octobre 1987. (Page 47).
 – (12) Rahula Walpola : l’enseignement du Bouddha. Paris. Ed. Du Seuil. 1961. (Pages 127 à 129)
 – (13) Herstens Marcel : Trésors mystiques de l’Inde. Paris. Ed. Du Centurion. 1968. (Page 245).
 – (14) Arvon Henri : Le Bouddha. Paris. PUF. 1951. (Page 33).
– (15) Chaboseau Augustin : La philosophie bouddhique. Paris. Ed. Astra. 1946. (Page 163).
– (16) Rahula Walpola : idem. (Page 48).
– (17) Herstens Marcel : idem. (Page 275).
– (18) Ferenczi Sandor : Thalassa- Psychanalyse des origines de la vie sexuelle. Paris. Ed. Payot. 1962.

 Bibliographie

– Anzieu Didier : Le Moi-Peau. Paris. Ed. Dunod. 1985.
– Arnold Edwin : Lumière d’Asie. Paris. Ed. Adyar. 1981.
-Conze Edward : Le bouddhisme. Paris. Ed.Payot. 1971.
– Coomaraswamy Ananda K. : Hidouisme et bouddhisme. Paris. Ed. Gallimard. 1949.
– Frederic Louis : Dictionnaire de la civilisation indienne. Paris. Ed. Robert Laffont. 1987.
– Grimm Georges : La religion du Bouddha- La religion de la connaissance. Paris. Ed. Maisonneuve. 1959.
– Herrigel Eugen : La voie du Zen. Paris. Ed. Maisonneuve. 1967.
– Humphreys Christmas : Vivre en bouddhiste. Paris. Ed. Fayard. 1974.
– Nacht Sacha : Guérir avec Freud. Paris. Ed. Payot.1971.
– Ouvrage collectif : Des psychanalystes vous parlent de la mort. Paris. Ed. Tchou. 1979.
– Rank Otto : Le traumatisme de la naissance. Paris. Ed. Payot. 1976.
– Watts Alan : Être Dieu. Paris. Ed. Denoël / Gonthier. 1977.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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