sam 28 septembre 2024 - 07:09

Le prologue de Jean (Par Alain Graesel)

Εν αρχή ην ο λόγος = en arkhê en o logos
και ο λογος ην προς τον θεον = kai o logos en pros ton théon
και θεος ην ο λογος = kai théos en o logos

« Au commencement était le logos, et le logos était auprès de Dieu et le logos était Dieu ».

Le Prologue de Jean est ouvert sur l’autel des serments des loges de la Grande Loge de France qui travaillent toutes – à de très rares exceptions près – au Rite Ecossais Ancien et Accepté (REAA).

La réflexion sur ce texte est intéressante car la représentation que les Hommes se font du divin – qui est en question dans ces lignes – contribue à structurer de manière radicale la conception qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes, préoccupation qui traverse toute la démarche au REAA.

Le début du Prologue, écrit en grec (ci-dessous en alphabet latin) par Jean l’Évangéliste dit ceci :

Jean 1:1. In principio erat Verbum… sont les premiers mots en latin de l’Évangile selon Jean, Évangéliaire d’Æthelstan, folio 162 recto, v. Xe siècle.

1 En arkhè en o lógos, kaí o lógos en prós tón theón, kaí theós en o lógos.
Au commencement était le Logos, et le Logos était auprès de (ou tourné vers) Dieu, et le Logos était divin (ou le divin).

2 Oútos ín en arkhè prós tón theón.
Il était au commencement avec Dieu.

3 Pánta di’ aftoú egéneto, kaí chorís aftoú egéneto oudé én ó gégonen.
Toutes choses ont été faites par lui ; et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui.

4 En aftó zoí ín, kaí i zoí ín tó fós tón anthrópon,
En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes.

5 kaí tó fós en tí skotía faínei, kaí i skotía aftó ou katélaven.
Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.

[…….]

Que signifie cette entrée en matière de l’évangile ?
Quels problèmes nous pose-t-elle ?
Quelles perspectives ouvre-t-elle ?
Sur quel chemin nous emmène-t-elle ?

La dimension herméneutique et la difficulté des interprétations

Notre démarche initiatique est herméneutique.

Les textes peuvent être appréhendés à un premier niveau de sens littéral – tenant compte du contexte de leur apparition – mais aussi à un sens plus élaboré ouvrant sur leur éventuelle dimension métaphysique.

Jean 1:1, Évangéliaire d’Ostromir, avec le portrait de l’évangéliste, 1056-1057.

L’initiation nous invite à l’interprétation libre des symboles que nous rencontrons dans ces textes et cette liberté d’interprétation est pour nous essentielle.

Notre démarche est aussi métaphysique et à ce titre, sans tourner le dos à la rationalité de la science et de la technique, elle aborde des thèmes qui nous projettent au-delà de la seule approche rationnelle du réel, du monde et des hommes.

Le Prologue de Jean est un texte religieux classé par l’église romaine au rang des évangiles canoniques avec ceux de Marc, Mathieu et Luc. Il est assuré ainsi d’une autorité doctrinale. C’est un texte de référence interprété par les docteurs de la foi.

Mais c’est aussi un texte métaphysique qui peut être étudié et interprété dans un cadre initiatique hors de toute ascendance théologique particulière.

Les philosophes David Hume et Emmanuel Kant ont disqualifié la métaphysique en tant que mode de connaissance et de savoir objectif.

Mais si Kant dit que la métaphysique n’est pas légitime en tant que instrument de savoir objectif – car il n’est pas possible à l’homme de connaître les choses en soi qui sont au-delà de l’expérience telle qu’elle nous est donnée par nos sens – il souligne en même temps qu’elle reste nécessaire et incontournable, parce que l’homme est un ” animal métaphysique ” (selon la formule postérieure d’Arthur Schopenhauer) qui a posé, qui pose et continuera de poser des questions qui échappent au domaine de la rationalité.

Y a-t-il quelque chose de vrai dans ce Prologue ?

Jean 1:1, Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, XVIe siècle.

La question de savoir s’il y a quelque chose de vrai dans ce Prologue est une question sans intérêt, car au sens scientifique du terme rien de ce qui est écrit n’est démontré ni prouvé. Comme dit Jean un peu plus loin ” Dieu personne ne l’a jamais vu ” (1, 18) et c’est Jésus son Fils qui l’a fait connaître.

On se trouve donc devant un texte symbolique, à forte charge poétique, maniant les allégories et les paraboles, éminemment interprétable.

Et notre qualité de Franc-maçon nous invite à la lecture symbolique de ce langage qui attend de notre part l’exercice de l’intelligence initiatique. Car les symboles qui sont véhiculés dans ces textes, sous leur apparence fréquemment insolite – et un discours qui souvent ne dissimule que pour mieux dévoiler – nous servent en fait à voir plus clair dans la réalité, la nôtre et celle du monde. Il faut les prendre en entier sans les confronter à cette rationalité critique qui est la dimension d’excellence de tous les savoirs scientifiques, mais dont le déploiement, ici, risquerait de limiter la portée créatrice d’une œuvre qui n’a aucune visée de ce genre.

Les symboles ne veulent pas représenter la réalité, mais la forme métaphorique d’une vérité qui la traverse, et qui parfois l’engendre ; et ils exposent une idée ou une valeur sous une forme la plus souvent poétique dont l’intérêt renvoie à autre chose que leur simple présentation. Comme le dit Paul Ricœur dans son ouvrage La Métaphore Vive, les symboles sont des ” déviances créatives ” que l’on ne peut pas – et que l’on ne doit sans doute pas – traduire dans un langage de pure rationalité, car la vérité qu’elles visent ne peut tout simplement pas ” être dite ” autrement.

Et si le REAA fait renvoi à la culture judéo-chrétienne, c’est parce que les mythes et symboles de cette culture sont naturellement et facilement accessibles à notre imaginaire qui s’est fréquemment construit dans la relation – le cas échéant conflictuelle – à ces références culturelles et didactiques, quelle que soit par la suite la pratique – religieuse ou non religieuse – de chacun et de ses croyances en général. Il n’y a pas pour autant de confusion entre le REAA et les textes religieux qui peuvent lui servir de support.

Mais cette lecture symbolique peut aller plus loin encore.

Manuscrit grec du Nouveau Testament

L’herméneutique contemporaine argumente l’idée que c’est au lecteur qu’il revient de compléter l’œuvre à laquelle il se confronte, considérant qu’elle reste inachevée aussi longtemps qu’elle n’a pas rencontré une intelligence et une sensibilité soucieuse d’en tirer la richesse devant éventuellement permettre de la transformer en acte.

Avec l’herméneutique, nous passons ainsi de la ” lettre ” de première lecture, à ” l’esprit ” qui veut en dévoiler le sens caché. Le texte de référence n’est plus alors sollicité en tant que tel, mais comme une œuvre non achevée, projet à réaliser, dessein en voie d’accomplissement et qui va trouver une part de cet accomplissement dans sa mise en perspective existentielle, consciente et délibérément revendiquée.

Lorsqu’on s’attarde un peu sur les différentes traductions / interprétations du Prologue à partir du texte grec de Jean on se rend compte que leurs auteurs / exégètes ne se contentent pas de ” traduire ” littéralement le texte initial et lui donnent de fait un sens qui peut parfois s’écarter de celui d’origine. Ces interprétations peuvent même avoir un caractère polémique.

Louis Segond, théologien suisse protestant, en 1910 traduit “en arkhè en o logos” par “au commencement était la Parole”.

Les exégètes catholiques quant à eux privilégient généralement la traduction par “au commencement était le Verbe”.

Augustin Crampon est chanoine de la cathédrale d’Amiens

C’est le cas du chanoine de la cathédrale d’Amiens Augustin Crampon (édité post mortem en 1904), de la Bible de Jérusalem 1973 et de la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) de 1987 qui font autorité dans leur famille spirituelle.

Or le Verbe évoqué dans les interprétations vaticanes et romaines – Au commencement était le Verbe – n’est évidemment pas un verbe qui désigne l’état ou l’action d’un sujet mais ce qu’il est pour la religion catholique c’est-à-dire la deuxième hypostase de La Trinité, Fils de Dieu, entre le Père et le Saint-Esprit, ce qui l’enferme dans une référence théologique déterminée non universelle, le terme hypostase signifiant ici l’accomplissement du divin par la réalisation de son essence.

Cette interprétation tire de fait l’original grec dans une direction particulière, conforme aux principes de la théologie catholique romaine.

Et en effet traduire ” logos ” par le ” Verbe ” – référence parfaitement légitime pour un croyant catholique – nous ouvre à une dimension religieuse, La Trinité et le Verbe étant des dogmes, comme l’Eucharistie ou la Transsubstantiation !

Et ces dogmes, en décalage par rapport aux principes du Rite Ecossais Ancien et Accepté, enferment donc le sens symbolique possible du texte et mettent fin à la recherche car alors tout a été découvert.

Je propose donc une interprétation qui ne doit pas être prise pour une vérité ou une certitude mais pour une question de recherche exploratoire.

Je propose de conserver au mot ” Logos ” le sens grec qui est le sien car il est largement assez riche de sens possibles.

“Au commencement était le Logos” vs “au commencement était le Verbe”.

Bible ancienne

L’interprétation ” en arkhê en o logos “, en grec par ” au commencement était le Logos ” me semble en effet intéressante.

Pourquoi ? Parce que le Logos en grec n’est pas seulement la Parole. Et surtout : il n’est pas le Verbe de l’interprétation catholique romaine.

Comment peut-on dès lors interpréter ce terme ?

On peut reprendre le sens que lui donne le grand helléniste Léon Robin spécialiste de la pensée platonicienne, dans son ouvrage “La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique” (1re éd. 1923). Il écrit : ” Le Logos c’est à la fois la pensée divine qui circule éternellement dans la nature et la pensée humaine mais en tant qu’elle participe à ce courant unique et éternel et perd ainsi son individualité “.

On peut souligner que les traductions usuelles du mot logos dans les textes grecs de cette période sont le plus souvent alignées sur cette ” pensée divine ” citée sous le vocable de Raison et de Parole.

Le respect du texte initial : “En arkhê en o logos” donnerait alors “Au commencement était le Logos – c’est-à-dire à la fois la Raison et la Parole -“.

Et ” kai o logos en pros ton theon ” donnerait ” et le logos était auprès de dieu ” ou ” tourné vers dieu “, les deux formules étant possibles, pour finir par ” kai theos en o logos ” traduit par ” et le logos était dieu ” ou ” était divin “.

En référence à Robin – le Logos est peut-être pour l’intelligence hellénisée de Jean, la Raison organisatrice et la Parole créatrice.

Je propose donc ici de conserver le mot ” logos ” et d’interpréter ” En arkhê en o logos ” par le sens qu’il a en grec de ” Raison organisatrice, Parole créatrice ” autrement dit ” Au commencement était le Logos à la fois Raison Parole ” et de poursuivre par ” et le logos était divin “.

Ce logos est donc symboliquement créateur et il a une dimension ontothéologique car : ” Toutes choses ont été faites par lui ; et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. ” (V3).

Le logos Raison, Parole. Et Lumière.

Donc le Logos pourrait être symboliquement Raison et Parole.

Mais, point supplémentaire, il pourrait être également Lumière. Pourquoi ?

Dans un article de la ” Revue des sciences religieuses ” (84/4 2010), Françoise Dastur, Professeure des universités (Paris XII et Nice-Sophia Antipolis), rappelle que le mot ” Dieu ” renvoie à l’idée de lumière par sa racine indo-européenne deiwos qui signifie ” lumière du ciel ” ou ” lumière du jour “, racine qui elle-même renvoie au sanskrit devas, au grec theos, au latin deus et au français dieu.

Et cette ” Lumière ” est évoquée dans les versets suivants : ” En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes. ” (V4) et ” Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. ” (V5).

Idée intéressante pour les initiés que nous sommes car associer Raison, Parole et Lumière ne peut être que très stimulant pour la recherche au REAA.

D’autres développements seraient encore possibles mais la place manque ici pour en parler.

En conclusion.

Voilà donc, par l’effet du croisement d’une lecture initiatique et symbolique et de la racine étymologique indo-européenne d’un mot – Dieu – par ailleurs saturé de sens théologique, la possibilité de bâtir une interprétation qui s’affranchit de toute charge religieuse particulière – sans contester sa validité dans le champ de la foi – et qui ainsi interpelle par son ambition tous ceux qui veulent pratiquer une recherche spirituelle ouverte et libre.

Elle donne au logos de Jean une dimension à la fois métaphysique et spirituelle par la convergence dans le logos de la Raison organisatrice, de la Parole créatrice et de la Lumière qui illumine les hommes.

Peut-être comme le Delta qui est allumé au début de nos Tenues ?

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Alain Graesel
Alain Graesel
Conseil en organisation industrielle et ex professeur des universités associé à l'École d'Ingénieurs des Mines de Nancy, Alain Graesel a été Grand Maître de la Grande Loge de France de 2006 à 2009. Il a été président de la Confédération internationale des Grandes Loges Unies de REAA de 2010 à 2020. Auteur de : "La Grande Loge de France" Éditions PUF "Que sais-je?" 3e édition 2014 Lien sur Google "Graesel Grande Loge PUF" : https://tinyurl.com/Graesel-GLDF - "L'initiation au 1er degré du REAA" avec Michel Gerhart, ancien Grand Expert de la GLDF, Éditions Numérilive 2023 Lien sur Google "Graesel Numérilivre" : https://tinyurl.com/Graesel-Numerilivre

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