jeu 31 octobre 2024 - 09:10

“Corto Maltese – Une vie romanesque”, l’expo à la Bpi (Paris)

Vous avez dit Corto Maltese ?

Immédiatement nous vient à l’esprit ce qu’en disait Umberto Eco (1932-2016) !

Umberto Eco

En maître de l’ironie, l’écrivain, philosophe, médiéviste et sémiologue italien distille son intelligence avec finesse dans cette phrase : « Quand je cherche à me détendre, je lis un essai d’Engels, quand je veux quelque chose de sérieux, je lis Corto Maltese ». À travers ces mots, il nous convie à une réflexion profonde et ludique sur la nature même de la lecture et les clivages culturels souvent artificiels.

L’antithèse initiale se révèle avec éclat. Friedrich Engels, philosophe et théoricien politique, cofondateur du marxisme avec Karl Marx, se voit attribuer le rôle de pourvoyeur de détente. Ses essais, denses et érudits, abordant des thématiques économiques, sociales et politiques, sont ainsi ironiquement suggérés comme des lectures légères. C’est un pied-de-nez évident à la réalité de la rigueur intellectuelle qu’exigent ses œuvres.

À l’opposé, Corto Maltese, héros de bande dessinée créé par Hugo Pratt, incarne le sérieux. Ce marin aventurier, évoluant dans des récits mêlant aventure, mystère et fantastique, est présenté comme une source de lecture sérieuse, malgré le statut souvent frivole attribué aux bandes dessinées. Umberto Eco, par ce retournement, joue malicieusement avec les stéréotypes culturels : il bouscule les idées reçues, où les essais académiques sont perçus comme graves et les bandes dessinées comme du simple divertissement.

Cet exercice de style nous pousse à revoir nos préjugés. Umberto Eco suggère que la gravité et la légèreté résident là où on les attend le moins. Il interroge les frontières entre culture « haute » et « basse », révélant leur caractère parfois arbitraire. En exaltant la profondeur des bandes dessinées et en soulignant la complexité des œuvres littéraires, quelle que soit leur forme, il invite à une appréciation plus nuancée de la littérature.

Ainsi, cette déclaration d’Umberto Eco ne se contente pas d’être une boutade spirituelle ; elle incite à une méditation sur la valeur intrinsèque de toute œuvre littéraire. En exaltant les vertus cachées de la bande dessinée et en redéfinissant la gravité des essais, Eco nous rappelle que la lecture est une aventure intellectuelle où les surprises sont la norme, et où les distinctions rigides méritent d’être revisitées. En somme, c’est une ode à la curiosité intellectuelle et à l’ouverture d’esprit, emblématique de l’esprit brillant et ironique d’Eco.

Corto Maltese est devenu l’un des personnages les plus emblématiques de la bande dessinée

Centre Pompidou

Créé par Hugo Pratt en 1967, Corto Maltese est devenu l’un des personnages les plus emblématiques de la bande dessinée. Gentilhomme de fortune, aventurier romantique, ce marin anarchiste et solitaire parcourt le monde en traversant les bouleversements politiques et historiques du premier quart du XXe siècle. Le récit de ses pérégrinations, riches en intrigues et rebondissements, est aussi parsemé de références et de citations littéraires. Elles viennent donner une dimension sensible à cette odyssée et construire une poétique singulière, où la valeur fictionnelle est nourrie et troublée par des “effets de réel” qui participent à l’ambiguïté du héros.

Appuyée sur une sélection de documents originaux (photographies, notes, storyboard, croquis, études, planches et aquarelles), l’exposition proposée par la Bibliothèque publique d’information explorera tout particulièrement cette dimension “littéraire” des albums de la série.

Elle évoquera pour cela la genèse du personnage : son apparition dans le paysage de la bande dessinée, la biographie “imaginaire” qui fait de Corto Maltese un héros à l’existence partagée entre réel et fiction, ainsi que sa relation complexe aux événements historiques de son époque : en même temps qu’il y est toujours plus fortement impliqué, il les tient à distance par le biais de l’ironie et d’une fausse indifférence. On appréciera les interactions qu’il établit avec d’autres personnages, féminins et masculins, qui lui permettent de révéler et d’affirmer sa personnalité au contact de figures tout aussi attachantes, qu’il s’agisse de Pandora, de Bouche Dorée, de Shanghai Lil, de Steiner ou du guerrier Cush.

Pour construire son personnage et l’inscrire dans une tradition littéraire, Hugo Pratt puise une partie de son inspiration dans les grands récits qui ont fondé notre histoire littéraire : les légendes celtiques et leur déclinaison shakespearienne, la poésie de Coleridge et de Rimbaud, les romans d’aventure de Stevenson. Constamment présente dans l’intrigue, cette inspiration se retrouve de surcroît dans de nombreuses scènes de lecture évoquées dans la série : l’image de Corto un livre à la main est récurrente, ses lectures se mêlent souvent à ses rêves et donnent aux histoires racontées une forte dimension onirique. Corto Maltese croise dans ses périples d’illustres personnages : des écrivains, tels que Jack London, Hermann Hesse, Gabriele D’Annunzio, mais aussi des figures inscrites dans l’Histoire, qui viennent ajouter une véracité trouble au récit et apporter à la trame romanesque une dimension spatio-temporelle tout à fait originale par rapport aux codes traditionnels de la bande dessinée.

En filigrane à ces différents fils rouges, la figure imposante et tutélaire de Hugo Pratt, grand lecteur et amoureux de la littérature, reste toujours omniprésente.

L’exposition Corto Maltese, une vie romanesque sera accompagnée d’une riche programmation associée (en cours) : ateliers, visites gratuites, rencontres…

Le catalogue

Corto Maltese | Une vie romanesque

Le catalogue de l’exposition Corto Maltese à la Bibliothèque publique d’information (Bpi).

25 € (23,75 € pour les adhérents)

Hugo Pratt, franc-maçon

Hugo Pratt, né le 15 juin 1927 à Rimini, en Italie, et décédé le 20 août 1995 à Grandvaux, en Suisse, est surtout connu comme le créateur de Corto Maltese, une des bandes dessinées les plus influentes du XXe siècle. Outre ses talents d’auteur et d’illustrateur, Pratt est souvent mentionné en lien avec la franc-maçonnerie, un sujet qui a éveillé beaucoup d’intérêt et de spéculation.

Hugo Pratt, nom de plume d’Ugo Eugenio Prat,

Son œuvre et la franc-maçonnerie

Les œuvres de Pratt, en particulier les aventures de Corto Maltese, sont imprégnées de références historiques, culturelles et ésotériques. La franc-maçonnerie, avec ses symboles et ses mystères, apparaît fréquemment dans ses récits.

Des éléments ne sont pas purement décoratifs mais servent souvent à enrichir les intrigues et à ajouter une couche de complexité et de mystère à ses histoires.

Chacun a encore en mémoire la remarquable exposition temporaire « Corto Maltese et les secrets de l’initiation »

Elle se tenait au musée de la franc-maçonnerie (Musée de France) du 15 février au 15 juillet 2012 au « 16 Cadet », siège du Grand Orient de France (GODF).

Hugo Pratt (1927-1995) révèle une facette méconnue de sa personnalité à travers cette exposition captivante. Membre de la loge maçonnique Hermès de Venise pendant vingt ans, Pratt a subtilement intégré de nombreuses références maçonniques dans ses albums.

Les visiteurs purent découvrir des trésors inédits de l’œuvre de Pratt. Parmi eux, des planches originales de plusieurs albums, dont Fable de Venise, le plus emblématique de sa relation avec la franc-maçonnerie. Sont également exposés des aquarelles, son cordon maçonnique, et deux de ses tabliers, dont l’un est orné de l’initiale “Z”, symbole hébreu associé à son grade de Maître secret. Deux masques africains ayant inspiré “Les Éthiopiques” et un pectoral de Nouvelle-Guinée complètent cette collection fascinante.

Un des objets les plus intrigants est une épée maçonnique flamboyante

Cette épée, ramenée par Pratt à la loge Hermès en 1976, avait été dérobée par son père lors du sac de la loge de Venise par les milices fascistes en 1924. Ce geste symbolique de restitution révèle une dimension profondément personnelle et historique de l’engagement maçonnique de Pratt.

Durant cette période troublée en Italie, marquée par les scandales autour de la loge P2, Pratt n’a jamais publiquement avoué son appartenance maçonnique. Cependant, son biographe Dominique Petitfaux raconte que Pratt laissait entendre cette affiliation sans jamais la confirmer explicitement. Ce n’est qu’après sa mort que son ami Luigi Danesin a révélé cette appartenance dans une revue maçonnique italienne.

Toute l’œuvre d’Hugo Pratt est nourrie de ses rencontres avec des peuples aux rites initiatiques variés, qu’il s’agisse des Indiens d’Amazonie, des sociétés précolombiennes, de l’Afrique, de la Mélanésie ou de la Nouvelle-Guinée. Guy Arcizet, Grand Maître du Grand Orient de France d’alors, soulignait que Pratt était toujours en quête d’altérité, un trait partagé avec les francs-maçons, malgré ses nombreuses autres facettes.

Infos pratiques

Jusqu’au 4 novembre 2024/Centre Pompidou – Place Georges-Pompidou 75004 Paris

Horaires d’ouverture : 12h – 22h en semaine (fermeture le mardi)/10h – 22h le week-end. L’agenda

Centre Pompidou

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Il est chroniqueur littéraire, membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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