« Je n’ai jamais cru au pouvoir de la vérité par elle-même. Mais c’est déjà beaucoup de savoir qu’a énergie égale, la vérité l’emporte sur le mensonge »
Albert Camus (Juillet 1943. Lettres à un ami allemand)
Souvent, les grands thèmes de la philosophie fonctionnent en couple : amour/haine, beau/laid, bonté/méchanceté, fidélité/trahison, etc… Ce qui est également le cas de vérité/mensonge. Dans ce dernier thème, nous axerons notre réflexion sur le concept de vérité, qui est grandement présent dans nos rituels et nos idéaux, avec un bémol cependant : celui de définir ce qu’il en serait de cette vérité, objet de tous les discours !
I- Un éléphant ça trompe énormément !
Pour débuter nos investigations, je crains de ne pas pouvoir vous épargner l’histoire de l’éléphant que nous rappelait le poète Paul Claudel dans le « Figaro Littéraire » du 9 octobre 1948, à partir d’une estampe japonaise, et qui a fait florès depuis : un éléphant est entouré par des aveugles afin qu’ils donnent leur définition du concept « éléphant ». Le premier a enlacé une des pattes et dit : « c’est un arbre ». « C’est vrai, voici les feuilles » dit le second qui a découvert les oreilles. « Point du tout, c’est un mur » dit le troisième qui promène sa main sur le flanc. « C’est une ficelle » s’écrie le quatrième qui a saisi la queue. « Non ! C’est un tuyau » réplique le cinquième qui a affaire à la trompe…
Bien entendu, nous saisissons immédiatement la signification de cette histoire : la perception individuelle de chaque aveugle débouche sur le concept « éléphant », mais ne rend pas pour autant la vérité de ce qu’il est en totalité dans « la » vérité, mais la parcellisation de cette totalité fait-elle des aveugles des menteurs ? Nous pouvons avancer, bien entendu, l’idée que pour eux, l’animal se définit dans l’entité, comme le détail qu’ils ont perçu et que donc ils sont dans « leur » vérité absolue qu’ils sont prêts à défendre mordicus. Ce constat a conduit l’Asie a développer la théorie des deux niveaux de vérité, notamment dans l’hindouisme et dans le bouddhisme : Shankara, maître de la non-dualité absolue, dans sa pensée théiste de l’Advaïta-Védanta (1) et Nagarjuna dans son fameux ouvrage, le « Traité du milieu » (2). Pour eux, bien que de philosophie religieuse différente, il y a convergence dans le constat du fonctionnement obligatoire de deux vérités :
– La vérité ordinaire où l’on a besoin de croire que nous avons un « libre arbitre » et que nos convictions sont la vérité.
– La vérité sur le plan de l’ « Absolu Indéterminé » qui serait la non-dualité du « Tu es Cela ». La vérité Une, la multiplicité n’étant pas un mensonge, mais une illusion.
Toute la question métaphysique va résider dans la question : puis-je passer d’une vérité en « soi » à une vérité en « Soi » ? Nous savons que, pour la majorité, la diversité conservant la singularité personnelle, l’impression d’exister comme entité est fondamentale : « je » pense, « à »moi, « en vérité ». Cet éclatement, paradoxalement, est plus rassurant pour le sujet que l’idée d’Unité Absolue, où il serait de toute éternité. Avec la question apophatique : l’Absolu de la Vérité peut-il se changer lui-même où demeurer une sorte d’argile d’une nature inchangée qui serait en sorte le « Grand Potier de l’Univers » ? Rester dans l’illusion, comme l’analyse Freud (3) ou dans la « passion de ne pas savoir » comme ironise Lacan est le propre de l’ensemble des humains, exceptés ceux qui, dans des cultures multiples, tentent le cheminement toujours hasardeux de quitter leur vérité pour accéder à la Vérité vers l’Absolu Indéterminé, que l’on appelle en sanskrit « Kutastha » (« Celui qui se tient sur la crête »). Au sommet de l’échelle ?
Ii- Soi-même comme un autre ?
Être fidèle à la vérité suppose la connaissance d’où elle me vient et d’où me viendrait aussi l’écho d’une transcendance qui est supposée rassembler la mienne et la sienne dans l’Unité Absolue ? Concernant ce qui relèverait de « ma » vérité, une démythification narcissique s’impose immédiatement : la psychologie des profondeurs nous fait prendre conscience que nous ne vivons pas d’abord dans la conscience de nous-mêmes, ni même d’ailleurs dans la conscience des choses, mais dans l’expérience d’autrui. Nous nous sentons exister qu’après avoir pris contact avec les autres, et notre réflexion est toujours un retour à nous-même, à notre vérité, qui doit d’ailleurs beaucoup à notre fréquentation de l’autre : un nourrisson de quelques mois, par exemple, distingue assez facilement la vérité de l’autre dans l’instant, que cela soit la colère, la peur, la bienveillance sur le visage, dans un temps où il ne saurait avoir appris par l’examen de son propre corps les signes physiques de ces émotions. C’est donc le corps d’autrui, dans ces diverses traductions qui apparaît investi d’emblée de la vérité. C’est donc qu’il apprend à connaître l’esprit tout autant comme comportement visible que dans l’intimité de son propre esprit. Il va falloir des années pour que l’enfant et l’adolescent réussissent à dégager leur vérité de celle de leur environnement. La vérité environnementale étant l’illustration du fameux concept de « Surmoi ». L’adulte lui-même découvre dans sa propre vie ce que sa culture, l’enseignement, les livres, la tradition lui ont appris à y voir, donc d’influencer ce qu’il en est de sa vérité : le contact de nous-même avec nous-même se fait toujours à-travers une culture, au moins à travers un langage que nous avons reçu du dehors et qui nous oriente dans la connaissance de nous-même, au terme d’un combat interne entre l « Idéal du Moi » (le « bain de culture ») et le « Moi idéal » qui serait l’expression d’un être désirant dans sa vérité, maîtrisant son libre-arbitre, dans l’acceptation de l’altérité de l’autre, donc de sa concurrence dans la manifestation de sa propre volonté.
L’humanité n’est pas une somme d’individus, une communauté de penseurs dont chacun, dans sa solitude, soit assuré de s’entendre avec les autres parce qu’ils participeraient tous de la même essence pensante ! La vérité est, en général, en porte à faux : chacun ne peut croire qu’à ce qu’il reconnaît pour vrai intérieurement, et en même temps chacun ne pense et ne se décide que déjà pris dans les rapports à autrui qui orientent de préférence vers telle espèce d’opinion. Chacun est seul mais personne ne peut se passer des autres. Il n’y a pas de vie collective qui nous délivre de la charge de nous-mêmes et nous dispenserait d’avoir un avis et il n’y a pas de vie « intérieure » qui ne soit comme un premier essai de nos relations avec autrui. Nous sommes là dans ce que Hegel appelait une « situation diplomatique », c’est à dire une situation où les mots veulent dire deux choses et où les choses ne se laissent pas nommer d’un seul mot. L’une des illustration en est par exemple « la prisonnière » de Marcel Proust (4 ) où le héros ne souhaite être près d’Albertine que quand elle s’éloigne de lui et en conclut qu’il ne l’aime pas. Mais quand elle a disparu, quand il apprend sa mort, dans l’évidence de cet éloignement sans retour, il pense qu’il avait besoin d’elle et qu’il l’aimait. Drôle d’imbroglio pour définir ce qu’il en est de la vérité ! En fait, la vérité chez le sujet, nous dit Lacan, n’est qu’un « mi-dit » pour qu’elle soit supportable car, l’entièreté de la vérité est souvent un instrument déguisé de la destruction de l’autre.
Iii- La Franc-maçonnerie : un réceptacle de la vérité ?
Il y a, au musée lorrain de Nancy, un beau monument funéraire qui attire un grand nombre de visiteurs. Ce monument du XII eme siècle provenant du prieuré de Belval s’intitule : « Le retour du croisé ». La scène en est poignante : il y a d’abord la pauvre petite bonne femme qui s’accroche à lui, comme si elle avait peur qu’il reparte vers ses mirages. On soupçonne chez elle le vieillissement prématuré de celle qui a tant attendu qu’elle a même failli perdre la foi en un retour possible. Et puis, il y a lui… Chevalier sans cheval et sans épée, appuyé sur un simple bâton de pèlerin, conservant cependant sa vieille cote de mailles. On le sent exténué, peut-être souffrant. Et puis nous voyons son terrifiant visage : il ne regarde pas celle qu’il a retrouvée et ses yeux reflètent toute l’horreur du monde, toute l’amertume de ses illusions perdues. Brûlé par tous les soleils, c’est un mort en marche. Il est une sorte de fantôme qui a perdu tout amour de son idéal et de ses proches. Devant lui, il n’y a plus que l’abîme d’un néant sans vérité aucune. Sa quête fut vaine comme celle du chevalier dans le célèbre film d’Ingmar Bergman, « Le 7eme sceau ». Comment échapper à cette vérité de « ceux qui en ont trop vu » ?
Les scolastiques disaient : « Adea quatio rerum et intellectus » (« La vérité c’est la conformité de notre pensée aux choses ») ou aurait-elle la prétention d’être une copie de la réalité ? Mais l’idée vraie pourrait être aussi une idée qui réussit à plus ou moins longue échéance : les ruines de tous les temples du monde font foi qu’ils furent des vérités dont plus personne ne se réclame. Ce qu’il en est des civilisations se retrouve aussi chez l’homme. Dans son Vocabulaire, Lalance décrit le scepticisme comme « la doctrine d’après laquelle l’esprit humain ne peut atteindre avec certitude aucune vérité », car, pris dans l’éternité de la vacuité, notre opinion change par rapport à ce que nous pensions des vérités quelque temps auparavant. Ainsi, pour la petite histoire, une vérité fut défendue par l’Église catholique durant des décennies à la suite des « travaux » de James Ussher (1581-1656), Evêque prima d’Irlande qui avait trouvé la vérité sur l’origine du monde et de sa date exacte de création : le 23 octobre 4004 avant Jésus-Christ à 6 heures du soir !
Ce qui nous amène à pointer la richesse du travail de la Maçonnerie en la matière : les échanges nous amènent souvent à une remise en question de nos opinions, souvent erronées, considérées par nous comme des vérités. La résultante en est la tolérance : comment pourrais-je imposer à autrui des « vérités » que je ne suis pas sûr de conserver très longtemps, car elles s’érodent par l’expérience et le contact avec l’autre. Notre propre corps en est l’illustration parfaite : d’heure en heure, que dis-je, de minutes en minutes il évolue. Nous sommes plongés dans l’océan éternel du transformisme, où matière et esprit participent à la vacuité permanente.
Devant cette instabilité et l’échec programmé de toute perspective, l’homme a besoin de s’accrocher à un point fixe, immobile, moyeu de la roue en mouvement : Dieu, Grand Architecte de l’Univers, Nirvana bouddhiste, croyances philosophiques reposant sur la certitude de l’existence d’un Principe immobile aristotélicien ?
Comme dirait l’Autre, « En vérité, je vous le dis », l’avenir d’une illusion est assuré : notre fragilité face au cosmos et à nos destins individuels, nous contraint à chercher refuge dans l’imaginaire rassurant d’une vérité qui serait intangible…
Notes
(1) Shankara : Les milles enseignements. Editions Arfungen. 2013.
(2) Nagarjuna : Le Traité du milieu. Editions du Seuil. 1998.
(3) Freud Sigmund : L’avenir d’une illusion. PUF.
(4) Proust Marcel : A la recherche du temps perdu-Tome 6 : La Prisonnière. Editions Gallimard. 1923.