Le très ancien sémantisme *dhe, indo-européen, exprime l’idée de ce que l’on pose de manière créatrice, qu’on établit dans l’existence.
*Themis est, en grec, le droit familial d’origine divine, qui fixe alliances et mariages, devoirs de chacun dans la vie quotidienne, codes religieux et oracles, toute conduite à observer lorsqu’il en va de l’ordre familial et social. L‘anathème, qui prononce la malédiction, le thème etla thèse et leurs déclinaisons préfixées, tous les mots qui s’assortissent d’une seconde partie en –thèque, bibliothèque, hypothèque, entre autres.
Le latin, quant à lui, en a inféré un verbe *facere, employé à d’innombrables sauces. De la façade au facétieux, de la face ou faciès au fainéant, tous à des degrés divers autour de l’idée de faire. Du facteur dans sa tournée au factieux en mal de forfait.
Pas facile de donner l’exhaustivité d’un tel champ lexical, tant est vaste l’expansion préfixée ou suffixée du radical de base. Faculté, affaire, affection. Amplifier, artifice, bénéfice, bienfaiteur. Parfait, préfet. Infecter s’employait dans le jargon des teinturiers, qui plongeaient dans un bain le tissu à teindre.
La confiture désignait, dans le jargon des drogués du début du XXe siècle, l’opium que les coolies chinois fournissaient aux officiers de l’armée britannique, destiné aux soldats de 1914-18. Un méfait bien pervers, à coup sûr, mais si efficace pour s’assurer la sujétion effective de cette chair à canons… L’effet en était garanti “sur facture“! Il n’y a pas de petit profit en temps de guerre et on sacrifie sans vergogne la morale à l’efficience. La victoire suffit, en effet..
On doit à cette recherche d’efficacité nombre d’avancées médicales. Ainsi la crémation, dont les sociétés anciennes ne furent pas toutes coutumières, apparut-elle comme le moyen efficace d’éliminer proprement les cadavres, surtout en époque d’épidémie pestilentielle. Même si elle suscita de grandes controverses, en particulier religieuses, dans l’Europe du XIXe siècle. Et bien davantage encore dans la “solution finale” de sinistre mémoire, au siècle suivant.
Les avancées fulgurantes en matière de cautérisation durent leur efficacité à la nécessité faite aux barbiers-chirurgiens, dont Ambroise Paré (1510-1590), d’être rapides dans l’amputation et la ligature des blessures par armes à feu, faute de connaissance de l’anesthésie.
Dans des sociétés rurales où l’on croyait à l’efficacité des mots et des remèdes naturels pour contrer les maléfices des puissances occultes, ancestrales ou diaboliques, on avait recours à des formules apotropaïques, c’est-à-dire qui détournent le mal, mantras rituels censés tuer l’adversaire, plantes réputées anti-démons et anti-calamités, miroir cloué sur les linteaux parce que les mauvais génies ont horreur de leur propre reflet, fer à cheval rédhibitoire contre les créatures diaboliques. Entre autres myriades de remèdes supposés. Tant est vaste le champ de l’efficacité supposée des prières, surtout si elles s’assortissent de la magie du crachat par-dessus l’épaule, gauche de préférence…
La divinité Mêtis, très redoutée des Grecs, représentait à la fois la prudence et la ruse, l’intelligence et la sagesse efficace. Son ambiguïté serait-elle d’actualité dans nos sociétés contemporaines, avides de communication, dont le philosophe Régis Debray dit que« c’est la mise en scène de mensonges momentanément efficaces »?
Annick DROGOU
Et si on remplaçait le mot « efficacité » par « fécondité » ? Tout changerait. L’efficacité a partie liée avec la production quand la fécondité nous parle de la vie. L’efficacité est un mot de notre époque productiviste, un terme pour manuel de management et écoles de commerce. L’efficacité est partout dans les courbes de rendement qui ignore le don et le contre-don. On peut même mesurer la qualité de l’efficacité quand elle devient l’efficience, nouveau mantra des gestionnaires qui promeuvent la capacité à fournir le maximum de résultat avec une économie de moyens. Avec l’efficacité, tout est devenu calcul.
Désormais appliquée à la production humaine, l’efficacité devrait pourtant n’être réservée qu’aux robots et aux machines-outils. Bien sûr, il y a des actions humaines efficaces mais leur objectif semble toujours trop court. Comme une sorte d’autosatisfaction, une fois le but atteint, de contentement de soi. Comme si cette efficacité se suffisait à elle-même, devenait son propre objectif et son propre effet. Fascination de l’homme moderne pour cette efficacité supposée. Dérisoire tentation de toute puissance, quand elle n’est qu’un manque abyssal. Notre destin d’homme et de femme n’est pas d’être efficace, mais d’être fécond.
Peut-on dire d’une vie qu’elle a été efficace ? Assurément pas. En revanche, on sait bien reconnaître les vies fécondantes. Dans nos travaux quotidiens ou dans la construction de nos projets. Fécondité de nos rencontres et des échanges entre les humains. On peut avoir une vie sociale féconde mais certainement pas efficace, sauf à sombrer dans un cynisme absolu et hélas pas toujours conscient. Fécondité de nos vies intérieures, de la recherche de la beauté. Est fécond ce qui engendre et inspire. Un artiste n’est jamais efficace, il est créateur, quand il fait naître en nous un regard nouveau sur des horizons insoupçonnés. Je préférerai toujours la fécondité à l’efficacité.