(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)
Il y a bien longtemps que je suis passé sous le bandeau, cette expression désignant l’audition où, les yeux recouverts d’un masque de sommeil, on entre en Loge pour la première fois, en profane, en se courbant en deux, avant d’être conduit à une chaise et de s’y assoir pour répondre avec sincérité aux questions que souhaitent poser au candidat les Frères ou les Sœurs de l’Atelier auquel il a adressé sa demande d’initiation et ce, afin de mieux cerner le contexte et l’état d’esprit dans lesquels prend place la quête qu’il espère engager.
Je me souviens encore que j’avais été amené à dire qu’idéalement, j’aurais aimé regarder mon prochain comme s’il portait sur le front cette étiquette : « Attention Fragile ». Me remémorant cet épisode bien des années plus tard et m’interrogeant à nouveau, dans un même esprit lapidaire, j’avais suppléé cette mention par la simple indication : « Précieux », non point que l’Homme me parût désormais moins fragile, mais qu’il représentait pour moi une richesse dont j’aspirais à me nourrir perpétuellement. Aujourd’hui, après quelques décennies, je ne sais pas si je pourrais me satisfaire d’une unique épithète, ayant éprouvé tant de fois les vertiges effroyables autant que merveilleux dont l’être humain remplit constamment l’Histoire.
Il me vient alors cette pensée que la vie pourrait au mieux s’assimiler à un sacrifice, non point en y voyant d’abord une notion d’abandon ou de renoncement ni même en y adjoignant une quelconque connotation d’offrande à une divinité, mais bien en gorgeant pleinement le mot de son sens étymologique : sacer facere, rendre sacré – la conscience que l’Homme a de la mort, ne serait-ce que comme simple terminaison, l’enjoignant à aimer la vie et à l’aimer par nature non pour soi seul mais dans un désir d’harmonie et, si possible, dans un bonheur partagé, ce qui constitue déjà une grande œuvre de sagesse. L’Homme sanctifierait ainsi son expérience, répondant au mystère de l’existence avec joie, au lieu d’y apposer sa propre énigme avec orgueil. Et si souvent jusqu’à l’absurde et à l’épouvante.
Son malheur n’est sans doute pas étranger au fait que, dans une acception triviale, on sacrifie plus volontiers autrui qu’on ne se sacrifie soi-même (sans, d’ailleurs, recommander a priori une telle perspective), les victimes s’imposant généralement au nom d’intérêts aveugles. Bref, il faudrait redonner au sacrifice sa lumineuse nécessité : rendre sacré le temps humain, en abolissant ses contingences barbares : s’en prendre à tout propos funestement à la vie. Je conviens qu’un tel dépassement ferait triompher la grâce sur les pesanteurs, ce qui relève, je l’avoue tout aussi bien, d’un rêve à voix haute. Mais, songez-y, qui peut nier que l’exhortation passe par la prière, quand on veut que l’action passe par l’espoir ?
Au bout du compte, livré aux profondeurs de sa conscience et consentant, par là même, si intimement au silence, au silence où tournoient le vide et l’immensité, l’initié avance de plus en plus nu… comme un démuni aux mains d’or.