jeu 31 octobre 2024 - 09:10

Le franc-maçon est-il un stoïcien ?

« Nous ne sommes pas sur cette terre pour filtrer des boissons et faire cuire des aliments, mais pour contribuer au perfectionnement de notre âme »

Sénèque

 Cette phrase de Sénèque, nous plonge, mine de rien, directement dans la « tambouille philosophique » ! En effet, elle nous met dans la contradiction de deux courants qui vont traverser toute l’histoire de la philosophie mondiale depuis la nuit des temps : l’immersion dans le réel nous conduit-elle à une spiritualité (Y compris sans Dieu) où convient-il de maîtriser le réel pour entrer dans une transcendance qui conduit à la rencontre d’un Principe ?

La philosophie orientale, notamment celle qui relève du taoïsme, du chan ou du bouddhisme Zen est nettement orientée vers le courant de l’implication dans le réel le plus commun, comme accès au « Tout ». Mais, incroyablement vastes sont les manifestations de la Réalité cosmique, dont les pulsations, « vers l’extérieur » révèlent l’immensité sans borne et les pulsations « vers l’intérieur », manifestent son éternelle unité. Partant du centre qui est partout, vers la circonférence qui est nulle part, et revenant de la multitude à l’unité, l’énergie du Tout oscille donnant, par son rythme la vacuité au mouvement du cosmos. D’où la sacralité de la matière elle-même et des conséquences spirituelles d’un vécu qui pourrait apparaître comme banal, mais déjà inclus dans la dimension d’un sacré sans Dieu. Nous connaissons tous, par exemple, l’implication spirituelle de la fameuse cérémonie du thé au japon. A titre indicatif, prenons un poème chinois à la fête de la naissance du Bouddha, dans la cellule de maître Shan Wing qui l’illustre :

« Après le repas une tasse de thé, à peine remplie dans le vent frais un lit vaut mille onces d’or mon ventre rythme mon ronflement, dans la cour les pétales des fleurs tombent. Je dors à en assouvir mon cœur, toute ma vie jamais il n’en fut rassasié »

Se servir de la matière comme accès à la spiritualité, peut aller jusqu’à l’utilisation de ce qui, en règle générale, amène la réprobation. Par exemple, le vin dont nous parle le poète Hsui Tao Yong :

« La poudre est légère et parfumée, le son de la source léger
un vent fougueux et une pluie cinglante se lèvent avec la fumée du poêle
une tasse dégrise de l’ivresse dans la montagne
on se sent aussitôt le corps léger, prêt à monter au ciel ».

Mais, en l’occurrence, Sénèque n’interpelle pas les philosophes asiatiques qu’il ne connaît pas, mais s’en prend plutôt à Epicure, dont la philosophie, athée (ou interprétable comme panthéiste à la rigueur) donne toute priorité au plaisir d’être, dans ce que Heidegger nommera le « Da Sein », le « Ce qui est », sans aucun dépassement vers le métaphysique, sans aucune « Weltanschauung », d’une visée, d’un destin. « Circulez, il n’y a rien à voir au-delà du réel ! ». Pour Epicure, cette spiritualité du mouvement permanent et de l’ataraxie durement conquise et menant au plaisir ne peut que prendre racine dans la banalité d’un quotidien qui est à l’abri de toutes perturbations. Il écrit (1) : « Il est doux, quand sur la grande mer les vents bouleversent les eaux, de contempler de la terre les grandes épreuves d’autrui. Non point que la souffrance de l’homme soit un plaisir, mais parce qu’il est doux de voir à quels maux on échappe soi-même. »

En fait, Sénèque pointe la différence fondamentale qui peut exister entre une spiritualité qui transcende l’existant vers une autre dimension créatrice du cosmos ou une sagesse qui, d’une certaine manière, déifie le réel de la matière. Cela nous amène, à travers l’histoire des idées, à se poser la question si la Maçonnerie relève d’une spiritualité ou d’une sagesse ? … Il est amusant d’ailleurs que, dans la publication de deux textes célèbres de Sénèque (La « vita beata », la vie brève et la « brevitate vitae », de la brièveté de la vie), le traducteur des deux œuvres en latin, François Rosso, écrive, en 4em de couverture : « Ceux qui lisent Sénèque s’apparentent à une franc-maçonnerie dont quelques membre se reconnaissent, en catimini, comme s’ils tâchaient de ne pas ébruiter l’affaire. Sénèque est providentiellement moderne. Sur l’inconstance des princes, l’inutilité de l’affairement, la vanité du spectacle politique, il a tout dit. A le fréquenter, on s’épargne bien des agacements et bien des déplaisirs ». Cette remarque nous amène à nous poser la deuxième question que Sénèque développe, à la fois dans sa vie et dans son œuvre (principalement dans les célèbres lettres à Lucilius, écrite à la fin de sa vie, en bout de course) : le philosophe ou le sage doivent-ils se mêler des affaires de la cité ou, comme Epicure cultiver l’amitié et la philosophie, protégés par de hauts murs à l’intérieur du fameux jardin, sorte de paradis recrée d’où les dieux seraient absents ? Pour être heureux faut-il vivre caché ou, comme nous le dit Sénèque dans la phrase de notre réflexion faut-il « aller à la soupe » des honneurs illusoires quitte à y laisser son âme ?

Cette question sera essentielle pour Sénèque, car il a mauvaise réputation : il fut ministre de Néron, aussi longtemps que Néron fut tolérable et se retirera quand le temps sera venu, mais il était trop tard et la réputation du tyran ternit la sienne. Mêlé à la vie politique de très près, il eut le souci de maintenir en lui-même et chez ceux qu’il aimait le sens de la liberté intérieure. Il en découvrit le moyen en adoptant la doctrine stoïcienne, qui comptait à Rome de nombreux adeptes, lui qui avait reçu l’enseignement du pythagoricien Soton. Tout en restant fidèle aux pères fondateurs grecs du « Stoa », le portique d’Athènes(Zénon de Kition, Panétios, et Posidonias), il va donner une orientation très romaine à la doctrine : pointer les implications pour chacun de nous dans la cité, dans la vie personnelle et dans les remèdes qu’elle apporte à la condition humaine mais reprendre également les thèmes classiques comme la recherche de l’ « Apathéia », le détachement vis-à-vis de ce qui ne dépend pas de nous et fait barrage à la maîtrise de la tempérance et du « lâcher prise ». Donc, une plus grande traduction du stoïcisme dans le social et le politique. Il vise à une incarnation de l’idée et la sortie de l’abstraction pure. Être et vivre sont deux choses différentes. Il écrit (2) : « Ne va donc pas croire que des cheveux blancs et des rides prouvent qu’un homme à longtemps vécu : il n’a pas longtemps vécu, il a longtemps été » ! …

Un autre reproche sera fait à Sénèque : quand on est immensément riche et au sommet du pouvoir, comment peut-on prétendre au détachement ? La fortune ne conduit-elle pas à l’incompréhension du prochain ? Aux yeux des philosophes, la vie d’Epictète était le vrai modèle du stoïcisme : comment comparer le destin de cet ancien esclave libéré et celui d’un Sénèque ou d’un Marc-Aurèle ? Sénèque répondra que le destin commun auquel aucun homme n’échappe est sa disparition, sa liquéfaction dans l’océan du temps et que la vraie question est l’acceptation de ce statut d’ « Être pour la mort », selon la formule que reprendra Heidegger à partir du stoïcisme. Etrangement, l’histoire des idées épargnera Platon et l’aisance acquise en étant au service de dictateurs en Sicile, dont le célèbre Denys qui enfermait ses adversaires dans une caverne que l’on visite encore et d’où Platon disait dans « La République » que peu en sortaient faute de sagesse, préférant conserver leurs chaînes ! … C’est aussi une question qui s’adresse à nous : sommes-nous encore capables, nous qui cultivons la préservation d’un petit monde favorisé et qui se coopte (« Mes Frères me reconnaissent comme tel » !), reconnaître l’altérité de l’autre à qui nous proposons une philosophie qui n’est pas la sienne, alors que la personne ne tient pas à se vivre comme un objet de soins particuliers et n’est pas demandeuse de leçons ! Ce que nous appelons la philosophie maçonnique s’accomplit seulement avec moi et l’autre, en toute discrétion, dans un destin commun où, séparés, nous vivons quand même ensemble dans l’absolu de l’éternité. Ce qui demande, à minima, une « discreta caritas », une charité qui discerne.

Epicure et Sénèque ont le même but : atteindre l’ « Eudémonia », le bonheur, par l’ « Apatheia », la fin des passions, le calme intérieur. Mais bien que ressemblantes, les deux philosophies ont une différence fondamentale : Sénèque inscrit sa démarche dans une rencontre avec un Principe, tandis que Epicure l’inscrit dans l’absolu de la matière. Examinons rapidement ce qu’il en est de cette croyance au Principe chez Sénèque, celle qui donnerait un sens à la pesanteur du réel. Au centre de la philosophie de Sénèque, comme à celui du stoïcisme classique, se trouve l’idée de nature, mais l’univers, Être total qui embrasse tout ce qui existe est-il ce que nous appelons Dieu ? Le cosmos possède des lois strictes qui sont celles de l’Être même. C’est la raison en acte et par conséquent, le hasard ne peut exister. Il n’existe que des séries causales qui s’entrecroisent selon une nécessité inéluctable. Sénèque écrit : « Tout ce qui arrive est le signe de quelque chose qui arrivera ». Il se plaît à répéter que le « fatum », le destin, ou d’autres mots similaires ne sont que des noms donnés à Jupiter, au Dieu suprême. Cela nous pose, d’ailleurs, le problème de la liberté humaine et celui même de la philosophie souligne Sénèque : « Que soient les destins qui nous enserrent dans leur loi inexorable, que ce soit un Dieu souverain maître du monde qui ait établi l’ordre de toute chose, que ce soit le hasard qui entraîne et tiraille sans ordre les choses humaines, la philosophie doit nous protéger ».

 Il y a dans la création un déterminisme total qui fait qu’il n’y a rien de gratuit car la création n’est que la pensée de Dieu. Dans cette perspective, la souffrance humaine, les injustices, la mort des sages et de ceux qui ne le sont pas, tout cela cesse d’être un scandale : ce sont des éléments qui, en eux-mêmes, sont dépourvus de valeur, par rapport à l’harmonie du monde. Si l’on parvient à se situer face à ces choses, à se séparer d’elles, au lieu de les ressentir négativement dans sa sensibilité, on en découvre la signification aux yeux d’un dieu. Cela est possible parce que nous sommes, rigoureusement, partie intégrante de Lui, car dans la mesure où notre corps et notre âme existent, ils sont des éléments de cet Être universel, ce « Grand Architecte de l’Univers ». Contrairement à Epicure qui considère les dieux comme des « Eidôla », des idoles, des simulacres, Sénèque y voit la Réalité des réalités. Mais alors qui est le sage stoïcien et qu’elle est sa place dans un monde qui lui échappe, où tout est Dieu ?

Pour Sénèque et les stoïciens en général, le sage agit au moins autant par la parole que par l’exemple. La philosophie est plus qu’une activité de la pensée, elle est un mode de vie. Il écrit à Lucilius : « La parole vivante et la vie en commun te seront plus utiles que le discours ». Le sage est immobile en face de Dieu : le monde n’est qu’un ensemble d’objets transitoires, mais les valeurs véritables, au contraire sont immuables. Tout, y compris les dieux particuliers sont entraînés dans la permanence du devenir, ils mourront et se fondront dans l’Être, comme tout ce qui existe. Seule la raison, avec ses caractères propres de cohérence demeurera toujours. Le sage, plutôt qu’il n’obéit à Dieu, participe à sa volonté et décide en même temps que lui ; par la même intuition totale et en quelque sorte simultanée de l’univers. Cela suppose que l’âme doit être en mouvement car Dieu se définit comme une dynamique. Rien, dans l’univers n’est loin de l’âme, bien qu’elle ne soit pas totalement divine, étant encombrée par les pesanteurs de notre propre animalité. La sagesse est une harmonie intérieure qui tente de rejoindre et s’abandonner à l’harmonie préexistante du monde. Mais le monde lui-même ne peut-il pas écraser celui qui se veut sage ? En 65 à Rome, Sénèque s’ouvre les veines sous la pression de Néron qui le hait. Le suicide est-il l’ultime défi au destin, une sorte de « pied de nez », ou la résistance jusqu’au bout à la tyrannie est-elle une participation à la justice du Principe ?

Cet acte individuel de Sénèque n’efface pas la démarche stoïcienne : avec peine et angoisse, le philosophe tente de transcender sa vie, en prenant distance avec la pesanteur de l’histoire et de son histoire, en pensant que l’évolution doit se soumettre au transcendant ; afin que s’opère la rencontre de l’être participé montant et de l’Être imparticipé auquel il retourne…

 NOTES

– (1) Nizan Paul : Les matérialistes de l’antiquité. Paris. Ed. Maspéro. 1979. (page 107).

– (2) Sénèque : La vie heureuse. Paris. Ed . Arléa. 1995. (page 108).

 BIBLIOGRAPHIE

– Duhot Jean-Noël : Epictète et la sagesse stoïcienne. Paris Ed. Albin-Michel.1996.

– Epictète : Ce qui dépend de nous. Paris. Ed. Arléa. 1995.

– Epictète : Du contentement intérieur. Paris. Ed. Gallimard. 1991.

– Grimal Pierre : Marc Aurèle. Paris. Ed. Fayard. 1991.

– Lucrèce : De la nature. Paris. Ed. Flammarion 1997.

– Marc-Aurèle : Pensées. Paris. Ed. Jean de Bonnot . 1969.

– Nizan Paul : Les matérialistes de l’antiquité. Paris. Ed. Maspéro. 1979.

– Ouvrage collectif : L’extase du thé. Millemont. Ed. Moundarren. 2002.

– Ouvrage collectif : Eloge de l’ivresse-Le tao du vin et ses vertus. Millemont. Ed. Moundarren. 1988.

– Rodis-Lewis Geneviève : Epicure et son école. Paris. Ed. Gallimard. 1975

– Sénèque : Entretiens-Lettres à lucilius. Paris. Ed. Robert Laffont. 1993.

– Sénèque : La vie heureuse. Paris. Ed. Arléa. 1995.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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