« Pour l’essentiel, l’homme est dans ce qu’il cache : un misérable tas de petits secrets ! ». Cette affirmation de l’écrivain André Malraux est-elle toujours vraie aujourd’hui, à l’ère des confessions médiatiques en tous genres et du « déversoir » à mails ouverts de ces outils relationnels qu’on appelle « réseaux sociaux » ?! Comme si l’inconscient collectif, qui ne connaît ni l’espace, ni le temps, s’ouvrait brusquement à la manière d’un barrage rompu et inondait le monde de paroles retenues, soi-disant perdues…et soudain retrouvées ! Et que Sigmund Freud, à la fois premier explorateur de nos profondeurs intimes et visionnaire du devenir de « l’humain » a judicieusement nommé : le retour du refoulé.
Lorsque, il y a une quarantaine d’années, s’est ouverte puis refermée derrière moi la porte du temple, et qu’un bandeau noir m’a été plaqué sur les yeux, j’ai compris sur le champ que je venais d’entrer dans le monde, à la fois impressionnant et théâtral, du secret et du sacré. Secret, par ce qui ne doit être ni vu ni su. Sacré, par le respect des êtres et des choses et les nombreuses « consignes » qui structurent les rituels. Comme un secret ne l’est que si au moins une personne en connaît le contenu, j’ai vite su que les livres de la librairie spécialisée du coin, tout comme la presse, en trahissaient le charme à volonté, mais j’ai joué le jeu ! Qui ne veut et ne doit pas savoir accepte la règle.
Ainsi suis-je devenu acteur, parmi mes « frères et sœurs de rencontre », de cette représentation qui se joue généralement chaque quinzaine, depuis trois siècles, sur la scène de toutes les loges maçonniques du monde.
Selon la hiérarchie (ici symbolique) corporative du Bâtiment, réduit au silence imposé (et librement accepté) à l’Apprenti, j’ai donc de bonne grâce interprété mon rôle « d’observateur-auditeur » muet pendant le temps imparti. Puis, selon la « scénographie d’usage – je suis momentanément sorti de la loge – lors des prestations de Compagnons et de Maîtres – que je ne devais ni voir ni entendre, avant de reprendre ma place ensuite. Et, au fil des « tenues », en possession de ces degrés successifs, j’ai pris la parole lorsqu’elle m’a été rendue, en jurant de ne rien révéler à l’extérieur de mon vécu en « tenue ».
Une véritable école de vie
Ce mutisme imposé puis cette expression orale ensuite « autorisée » m’ont mieux fait apprécier l’adage qui « porte en gloire » l’importance du silence, la valeur de l’écoute et la richesse de la verbalisation : « L’Apprenti apprend des autres, le Compagnon apprend avec les autres, le Maître apprend aux autres ».
Un premier survol superficiel (profane) de ce « ballet » interne inciterait à y voir un aimable « agencement gestuel » et pour tout dire, une forme de comédie. Un second examen plus approfondi permet de découvrir dans la symbolique de cette Franc-Maçonnerie, – si on y adhère – une véritable école de vie. C’est à dire en termes d’échanges interhumains, tout à la fois : un « modèle de « communication », « une opportunité de mettre en commun », « une manière de solenniser » , « une joie d’être et de faire ensemble ». Bref, au sens groupal du terme : « une façon laïque de communier » !
Certes, ce ne sont que des mots, des formules, qui nous renvoient à l’adage passé dans le langage populaire et qui les résument toutes en rappelant que : « C’est au pied du mur qu’on voit le maçon » !
Un monde décloisonné
Or, que découvre aujourd’hui ce maçon, cette maçonne, sur le parvis du temple, précisément « au pied de ce mur » en regagnant la Cité ? Que les « réseaux sociaux » précités l’ont en quelque sorte abattu, alors que, ce n’est pas rien, il est le mur qui abrite aussi la vie privée ! Si l’on en juge par les échanges que permettent ces réseaux sur Internet, et en regardant bien, nous vivons en effet dans un monde « décloisonné » !
Au moment où j’écris ces lignes, le plus important de ces réseaux informatiques fête ses 20 ans d’existence, avec trois milliards d’utilisateurs sur la planète ! D’abord inventé pour établir une liaison, un partage numérique entre les universitaires, le doyen de ce concept, a conquis ensuite la majorité des internautes mondiaux.
Partager veut dire commenter. Si j’en deviens adhérent, sans y prendre garde, je deviens aussi acteur de ce « décloisonnement » … Ce que je pense, ce que je dis, ce que je mange, ce que je bois, ce que j’aime, ce que je déteste, le réseau social va tout savoir de moi, par « mes doigts qui pensent et qui parlent » sur le clavier, avec force détails… ! Photos à l’appui, commentaires aidant, vont apparaître ainsi, dans l’ordre et le désordre ; selon mon humeur : mes opinions sociales et politiques du moment ; selon mes convictions : mes penchants spirituels ; selon mes goûts : mes plats et boissons préférés ; selon mes besoins de déplacements : ma voiture, mon vélo ou mes chaussures de marche ; selon ma préférence « mer-montagne-campagne » : mes photos de vacances ! Et autour de mon portait, bien sûr vont surgir les membres de ma famille, dont l’adorable petit dernier. Lequel fait de moi un grand-père joyeux et, avec un jeu de mot facile, par écran interposé…. un trans-parent ! Et en même temps, un projecteur pour tous mes correspondants, puisqu’ils peuvent m’adresser en retour, et dans l’instant, les commentaires et les images de leurs mêmes bonheurs et tourments. Quand l’ordinateur se transforme en kaléidoscope !
Un déploiement intime qui va combler en permanence la personne ouverte, expansive de tempérament et bien entendu choquer, jusqu’à l’évitement, celle qui est réservée, discrète de nature !
Une multiplication d’amis virtuels
Toujours est-il que cette gigantesque vague mondiale qui déferle, se déroule et colore les fenêtres électroniques de ces communicants avides d’interconnexions véhicule des sens multiples ! N’oublions pas que nous sommes des animaux sociaux, hommes et femmes de contacts, en demande fiévreuse de « pourquoi ? » et en recherche incessante de « parce que ! ».
Les optimistes voient dans ce « bavardage géant » l’indispensable partage, de tout ce qui constitue « l’humain », tant du savoir que de la connaissance, de l’information que de l’indignation, de la joie comme de la tristesse. Tout ce qui crée du lien et élargit la pensée. Soi-disant pour nous rendre meilleurs !
Les lucides remarquent bien sûr le gigantesque marché que représentent les réseaux sociaux, désormais gorgés de publicités qui « marchandisent » nos existences. La vie privée plus haut citée, vue en modèle économique, peut ainsi devenir au fil de nos messages « entrelardés » de produits de consommation, une monnaie que l’on entend même sonner et trébucher. Quand elle ne « plante » pas nos ordinateurs saturés !
Les « socianalystes » eux, vont jusqu’à repérer dans cette « multiplication d’amis virtuels » sur la toile, un surgonflage des ego qui stimule une furieuse envie de se montrer, de s’exposer. Dans ce que d’aucuns nomment carrément « la civilisation de l’impudeur », il convient d’être visible, de clignoter, sur cette nouvelle autoroute des opinions d’un soir !
Les « sages », qui peuvent aussi être les trois précédents, continuent, c’est heureux, d’assigner à l’ordinateur – à côté des réseaux sociaux – un rôle principal de « machine à écrire », dont la précieuse instantanéité permet de s’adresser des « courriels », tout simplement utiles à la vie quotidienne ! Quand la raison reste aux commandes, à l’image des premières pâquerettes au printemps naissant, l’idée perce sous le point de vue. La première peut être constructive quand le second est toujours provisoire !
Une émotion particulière
Et la franc-maçonnerie dans tout ça ? Comment pourrait-elle être hostile aux réseaux sociaux, alors même que ses membres en sont largement utilisateurs ?! Certes la « fée électricité » est passée par là, au creux même de la loge : la flamme des étoiles, autour du pavé mosaïque vient désormais d’une pile et non plus d’une allumette. Sécurité oblige. Désormais, ou en tout cas souvent, les surveillants dialoguent par tablettes tactiles et le Vénérable Maître conduit la tenue avec le rituel numérisé sur son ordinateur. L’odeur de la cire fondue a malheureusement disparu. A notre imagination de diffuser devant nos visages des images d’Orient…olfactives ! Le cerveau a cette faculté, à la fois de sentir et ressentir !
Si les internautes précités et que nous sommes, continuons de venir en loge, c’est bien que nous y trouvons, ce havre de repos pour l’esprit, cette durée bienfaisante, hors du temps de l’horloge. Et à l’écart de la fureur citadine ! A la célébration de la vitesse, de l’urgence, y succède, si je puis dire, l’éloge de la lenteur, de la mesure, dans l’exécution des phases du rite maçonnique considéré.
Parce que nous le savons, ritualiser désarme, apaise, concentre, régule, discipline le corps, réjouit le cœur et nourrit l’âme. Mais pratiquer un rituel, par le jeu des questions-réponses qu’il contient revient aussi à générer avec les POURQUOI et les PARCE QUE, précités, une émotion particulière : L’ETONNEMENT. Celui-là même qu’éprouvèrent sans doute les premiers penseurs antiques (Thalès, Anaximandre, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Zénon, Démocrite, entre autres) en émettant leurs interrogations.
La méthode maçonnique
Que faut-il entendre par ce terme d’étonnement (qui renvoie à attonare, « frapper par le tonnerre ») ? Ce que ressentent précisément les enfants, philosophes en herbe, en pratiquant ce jeu du questionnement ! Parce que pour eux, rien n’est évident, rien ne va de soi, rien n’est « naturel » ! S’étonner n’a donc rien de naïf, c’est au contraire, par le biais de la curiosité, faire preuve d’intelligence !
Entrer en maçonnerie avec cet état d’esprit, c’est être en quête d’une connaissance, d’un savoir, avec un désir sincère de l’acquérir. C’est donc éviter les opinions et les préjugés. C’est présenter à l’enseignement, sans jugement préalable, sans culpabilité, avec modestie, un espace cérébral vierge, une « tête neuve », disponible à la réception d’une « science » que l’on ne possède pas. Et que, souvent, l’expérience des plus anciens, des plus anciennes, nous offrira.
Nous le savons, l’Homme, en manque d’origine, a besoin de récits compensateurs pour vivre. De « narratifs », comme on dit maintenant savamment. D’où les mythes et les légendes, qui sont, il faut bien le dire, une forme lyrique commode mais incomplète d’explication du monde. La franc-maçonnerie a choisi cette méthode en toute connaissance de cause. Pour nous faire travailler, sans aucun doute ! S’étonner, doit donc consister pour le franc-maçon, la franc-maçonne, à constater et approfondir d’abord puis à « aller plus loin » que le symbolisme de la fiction.
Il s’agit de transformer cette représentation en actes positifs dans la Cité – en manque desquels, par le jeu rituélique de répétition de l’identique à l’infini, le grand risque est le gel de la pensée !
C’est bien pourquoi, l’enfant blotti en moi, doit toujours entretenir une part d’interrogation, et oui, d’étonnement. Car persister à m’étonner, c’est toujours mieux appréhender le monde, mieux appréhender les autres, et ainsi mieux m’appréhender » moi-même. Mieux enrichir mon « réseau social interne », si je puis dire. Et tout en respectant le socle hiramique de la maçonnerie spéculative, il convient maintenant de participer à la création progressive de nouveaux signifiants adaptés, pour vivre, traverser et interpréter le XXIème siècle !
« Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre », dit fort à propos, le philosophe Baruch Spinoza (1632-1677)