sam 23 novembre 2024 - 09:11

Nul n’est prophète en son pays !

« S’il est sûr que le royaume arrivera, qu’importent les années ? La souffrance n’est jamais provisoire pour celui qui ne croit pas à l’avenir. Mais cent années de douleur sont fugitives au regard de celui qui affirme, pour la cent unième année, la cité définitive. Dans la perspective de la prophétie, rien n’importe »

Albert Camus – (L’homme révolté. 1951)                                               

Sous les auspices du Suprême Conseil du REAA de la Grande Loge de l’Alliance Maçonnique Française (GLAMF), le miracle de la résurrection du philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) s’est opéré, grâce à Françoise Schwab, philosophe reconnue et intime de la famille Jankélévitch ! Ce n’était que justice : il y a trop longtemps que Jankélévitch et son œuvre étaient relégués dans les combles. Ceci est la première biographie du philosophe et musicographe qui lui est consacrée (1). Elle est à la fois savante et humaine : le grand philosophe déroule sous nos yeux ses passions, ses révoltes et sa réflexion sur un monde plongé dans la vacuité.

Henri Bergson

Finalement, rien au monde ne prédestinait Vladimir à devenir philosophe : issu de la bourgeoisie provinciale de Bourges avec un père et une mère médecins, il héritera d’une ouverture au monde qui dépassera les clivages sociologiques. Dans « Quelque part dans l’inachevé » (2), il écrira : « Je suis du parti de ceux qui sont faibles, désarmés, délaissés, minoritaires. Je suis pour ceux que le monde oublie ou renie, que personne ne défend ni ne plaint. Il faut l’avouer, je me désintéresse un peu des causes triomphantes, appuyées par les clameurs de la multitude et les flatteries des lâches ». Vladimir est à bonne école : son milieu est humaniste et multiculturel par les ascendances russes et l’admiration pour la civilisation allemande. Son père, sera d’ailleurs, le premier traducteur de Freud en français. Il est brillant et, en 1922, il entre à l’Ecole Normale Supérieure. C’est là qu’il fera connaissance de Henri Bergson à qui il vouera un véritable culte. Son premier livre lui sera d’ailleurs consacré  en 1931 (3). Sous son influence, il va de plus en plus s’orienter vers la philosophie et en 1926 il est reçu premier  à l’agrégation de philosophie ! Il va publier, dès lors, de très nombreux articles dans des revues philosophiques ou musicales, car il poursuit sa passion de la musique comme une expérience de l’ineffable. Il entre aussi rapidement dans la carrière enseignante : Lycée du Parc de Lyon, suppléant à la faculté des lettres de Besançon. C’est là qu’il publiera, chez Alcan « L’ironie ou la bonne conscience », en 1936. Il est nommé maître de conférence à la faculté des lettres de Toulouse et commence la rédaction du « Traité des vertus ». Bientôt nommé comme maître de conférences à la faculté des lettres de Lille, il écrira son premier livre sur la musique : « Gabriel Fauré et ses mélodies ». En 1939, il s’installera à Paris, quai aux fleurs, où il demeurera jusqu’à la fin de sa vie.

Vient la terrible épreuve de la guerre. Révoqué de l’université en juillet 1940 en tant que juif, il se réfugie à Toulouse où il entre dans la résistance. Il est aussi bouleversé dans son amitié pour Bergson car ce dernier disparaît en 1941. A la libération, il est réintégré dans l’université et est nommé professeur à la faculté des lettres de Lille. La guerre va le conforter dans son orientation vers la philosophie morale (4) et déclencher une profonde réflexion sur le pardon : peut-on pardonner aux bourreaux ? (5) Il questionne la nature du mal : « Sur le point de pardonner, quelque chose nous retient qui n’est pas un sursaut de rancune, mais une tragédie métaphysique ». A titre personnel, il refusera de se rendre désormais en Allemagne, malgré ses liens à la philosophie allemande. A la suite de cette terrible période, curieusement, Jankélévitch va s’inscrire dans le courant d’un judaïsme culturel, lui qui se déclarait comme indifférent à l’aspect religieux. C’est d’ailleurs là que se passera un rapprochement avec Emmanuel Levinas. En 1951, il succède à René Le Senne à la Sorbonne où il est nommé à la chaire de philosophie morale. C’est une intense période d’écrits et de rencontres, mais aussi une présence active au sein des débats de la cité, car pour lui un philosophe ne se définit pas par ce qu’il dit ou écrit, mais par ce qu’il fait. La « theoria » est liée obligatoirement à la « praxis ». Sans appartenir à un parti politique, il s’engagera dans un grand nombre de causes humanitaires et participera, du côté étudiants, aux événements de mai 1968. Il écrit (6) : « La vocation de la philosophie c’est d’aller jusqu’au bout des choses. Il ne doit pas y avoir de coupure entre la réflexion spéculative et l’engagement militant. Ma réflexion me conduit à descendre dans la rue. Quand j’ai bien péroré sur la morale, je suis spectateur de choses que je ne puis tolérer. Alors, ce n’est pas la peine d’en parler si c’est pour rester au chaud chez moi. C’est dans la ligne de ma réflexion de crier, de protester ». En 1981, paraîtra au Seuil son dernier ouvrage de philosophie, «  Le paradoxe de la morale », ultime questionnement sur cette étrange chose qu’est la morale ! Il s’éteint le 6 juin 1985, quittant ce monde si beau et parfois si violent. Une voix prophétique nous quittait…

La Franc-Maçonnerie est liée à la vision du monde de Vladimir Jankélévitch par la réflexion constante sur la morale qui seule est capable de maintenir le monde en mouvement, réalisant le miracle toujours incertain de donner place à l’autre dans son altérité. Quitte parfois à descendre dans la rue !…

NOTES

– (1) : Schwab Françoise : Vladimir Jankélévitch – Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi.

Paris. Editions Albin Michel. 2023.

– (2) : Jankélévitch Vladimir : Quelque part dans l’inachevé.

Paris. Editions Gallimard. 1987.

– (3) : Jankélévitch Vladimir : Henri Bergson.

Paris. Editions Alcan. 2005.

– (4) : Jankélévitch Vladimir : Le paradoxe de la morale

Paris. Editions du Seuil. 1989.

– (5) : Jankélévitch Vladimir : Pardonner ?

Paris. Editions du Seuil. 1986.

– (6) Jankélévitch Vladimir : Entretien avec Marc Lecarpentier, dans « La Triune Libre », le 17 avril 1979.

1 COMMENTAIRE

  1. Il ne faut pas exagérer. Personne n’a oublié l’oeuvre de Jankélévitch, mais expliquer sa pensée est toujours une bonne chose.
    Je l’ai bien connu, j’ai reçu son enseignement, et j’ai fait avec lui de nombreux entretiens pour France-Culture.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES