On a cinq sens. Certes, mais force est d’en constater la hiérarchisation qui abandonne souvent la dernière place à ce sens du tactile. Peut-être parce que c’est ce qui rapproche le plus l’humain de l’animal, parce que c’est le toucher qui en est le sens constitutif ? Tant est hypertrophié le rôle dévolu au sens de la vue, comme si c’était le premier mode d’appréhension, au sens de saisir, du monde alentour. On voit, regarde et commente. Et bon nombre de bipèdes humains se contenteraient, du moins le croient-ils, de cette perception sensitive de ce qui les entoure.
Or, ils oublient ainsi que, même avant leur naissance, aveugles par définition dans le ventre maternel, c’est par le tactile que leur est née la conscience.
Le corps dans son animalité est d’abord touché, par l’eau, par l’air même le plus subtil, avant d’avoir conscience visuelle ou auditive, de la conceptualiser, donc de se mettre à formuler et à penser, c’est-à-dire à peser au sens propre, à mesurer la relation. Contact des peaux, des tiédeurs mutuelles, puis reconnaissance olfactive et gustative.
La pensée première est pensée du contact.
Le très vieux sémantisme *tag- définit ce toucher. Tangente, tactile.
Quand les sociétés traditionnelles veulent marquer la distance infranchissable entre le divin et l’humain, ils inventent le tabou, c’est-à-dire le contact interdit sous peine de sacrilège mortel. Alors que les Grecs dépassent déjà cet interdit premier, puisque sont durement punis ceux qui voient ce qui, dans le divin, devrait échapper à leur regard, par exemple le devin Tirésias désormais aveuglé pour avoir assisté malgré lui aux ébats de Zeus et d’Héra.
Ne pas pouvoir toucher ou être touché condamne à la non identité. En cela, le tact à la fois physique et moral désigne l’espace de la caresse, comme le dit Michel Serres, la fin des distances. On peut mentir avec les yeux, détourner le regard ou le clore avec les paupières, se taire, se boucher les oreilles, mais pas de s’empêcher de respirer, donc de laisser l’air toucher les voies respiratoires jusqu’à la sensation de sa fraîcheur ou de son excessive chaleur au creux des poumons. On ne peut pas davantage empêcher la peau de s’épanouir ou de se hérisser sous la main qui l’effleure, de frémir de plaisir ou de frissonner d’une répulsion impossible à réprimer. La peau comme lieu privilégié d’acceptation ou de refus.
L’aveugle, sourd et muet de surcroît, est vivant tant qu’il peut tâter, saisir son voisinage à tâtons. Privé de ce contact vital, il est perdu.
Il est significatif de savoir que le taquin, au sens premier, n’est pas celui qui dérange, blesse, vexe par ses paroles ou ses regards, mais le “galeux” qui importune par la menace de contagion dont il est porteur. Une contamination.
Attaquer, c’est mettre la main sur, être en mesure d’attacher, d’atteindre.
Intact, intègre, entier, auquel on ne touche pas, à qui l’on ne peut rien enlever ou reprocher. Tout un lexique potentiellement dangereux lorsqu’il bascule dans le domaine moral, parce qu’il autorise une référence à une pureté absolue. Comme si on pouvait gommer la nature essentiellement périssable du corps. Les purs esprits, les puritains, les intégristes sont dangereux ! Sans parler de sainte-nitouche…
La langue commune prouve sa santé quand elle parle de toucher du doigt une difficulté, un problème à résoudre.
Le vocabulaire latin est parlant, *lenis exprime la douceur du toucher, lénifiant, avant de généraliser l’idée de doux et d’apaisant.
Peut-être serait-il déjà temps de se préoccuper du sort d’une humanité fascinée par le virtuel et l’artifice, les objets inertes d’une communication frelatée, au détriment des attouchements sans perversité, pleins de santé, de joie et de bonne humeur ? Quand on sait que l’humeur est ce qui coule, au sens premier, qui coule de source évidemment.
Annick DROGOU
Ce qui nous touche.
Des cinq sens, on célèbre souvent prioritairement la vue et l’ouïe. Pourtant, le toucher est le fondement de tous les autres sens, « l’essence du sensible » comme le disait déjà Thomas d’Aquin. Des animaux entendent, voient et sentent bien mieux que les humains, mais la sensibilité tactile est beaucoup plus développée chez l’homme. Certaines victimes du Covid-19 ont perdu le goût et l’odorat pendant quelques semaines, mais avons-nous réalisé que la pandémie nous a tous grandement privés du toucher, d’une dimension essentielle de notre vie sensible et de notre communication ? Avant d’être des esprits, nous sommes aussi des corps et nous avons besoin d’entrer en contact physique avec nos frères humains.
Simplicité du toucher, de la poignée de main, de l’embrassade, de la caresse. Tout se passe à fleur de peau dans le contact charnel. Nos vies sont pleinement tactiles, incarnées. Le toucher est le sens de l’amour, pas seulement d’Éros mais aussi d’Agapè, cet amour exempt de tout désir de possession, quand le geste transmet mieux que le mot la chaleur de la bienveillance. Dans ta main délicatement posée sur mon bras, silencieusement, je reconnais ce qu’on appelle le tact : à la fois toucher et intuition, qui nous permet d’apprécier ce qu’il convient de dire, de faire ou de ne pas faire. Ce qui nous touche.
La philosophie scolastique associait le sens du toucher à l’intelligence et à la connaissance. Ne parle-ton pas de l’intelligence de la main qui doit tant au toucher ! Tout ce qui nous touche s’exprime dans la commune vibration. Et quand la communication se fait communion, la dimension physique est sublimée. Notre destin est de toucher au divin. Vous a-t-on dit que les bébés serrent leurs poings alors que les vieillards ouvrent grand leurs mains à l’heure de la mort ? Comme eux, je voudrais toucher les étoiles.