Mais qu’ont-ils donc à courir ainsi dans tous les sens, ces bipèdes que nous côtoyons jour… et même nuit ? Nul répit, nulle pause dans cette frénésie d’agitation. Comme les lévriers sur un champ de courses à la poursuite du leurre qui leur échappe, cet avatar de lapin mu électriquement sur un rail en bord de piste. Comme si on ne pouvait plus dire “pouce !” à un temps qui s’échappe, qui devance inexorablement.
Pouce ! je refuse de courir, je reprends souffle et redonne sa respiration à une vie qui risquerait de s’envoler sans remède. Je refuse de répondre dans l’instant à la sollicitation plurielle, à la tâche réclamée, toujours “pour avant-hier”. Le téléphone sonne ? la belle affaire ! Le message éventuel qui l’assortira me donnera, ou pas, l’envie de lui octroyer une réponse, de donner suite à l’injonction.
Cette invention diabolique, ambivalente et paradoxale, en facilitant magiquement les échanges, a forgé le pire assujettissement, abolir les distances, rétrécir l’espace géographique et mental, polluer l’espace sonore. Un strabisme divergent généralisé, un oeil distrait sur le visage qui fait face, un oeil vigilant sur l’écran à portée de main et de regard. Désormais le don d’ubiquité est généralisé, on n’est jamais vraiment là où on se trouve, ainsi dispensé de s’intéresser à l’immédiat alentour, de prendre le pouls métaphorique des voisins, de ceux qu’on frôle, qu’on pourrait effleurer, voire caresser, au lieu de les éviter au mieux, de les bousculer au pire.
L’étymologie du mot est une fois de plus signifiante.
La très ancienne racine indo-européenne, *werg, exprime l’idée d’enfermer, de presser. Reprise dans le grec *eirgein et le latin *urgere, tous deux signifiant “enfermer, presser, pousser”.
Les parlers germaniques, par le gotique *wrikan, précisent l’idée depoursuivre.
L’anglais contemporain wreak, aggrave, pourrait-on dire, la valeur d’urgence, puisque le mot signifie “faire des ravages, chambouler, exercer sa vengeance”.
Des décennies d’incohérence égoïste, de comportements stupides, tant des individus que des sociétés, portent aujourd’hui sur le devant de la scène médiatique leurs fruits maléfiques : “l’urgence climatique”. La Nature exerce sa vengeance, crie-t-on à l’envi, au secours ! Le dérèglement fait des ravages, tout un chacun en est chamboulé ! Et chacun de sombrer dans l’angoisse tout en courant, plus frénétique que jamais, à l’abîme. Téléphone portable en main bien sûr, et mieux, avec l’oreillette vissée au lobe, des fois qu’on louperait la dernière annonce alarmiste serinée en boucle sur les réseaux de toute sorte….
STOP ! D’abord, prenons le temps de l’inspiration physique, c’est bon pour les bronches, et celui de la réflexion, de la rêverie, de l’inspiration essentielle, celle du farniente, “ne rien faire”, justement parce que cette parenthèse entre deux hystéries initiera les choix judicieux.
A ce propos, dans nos sociétés de commerce forcené et de consommation absurde, il est utile de savoir combien grande était l’aversion des Latins antiques pour ce qui relevait du loisir et de la paresse *otium. L’oisiveté, quelle horreur ! Jusqu’à forger son contraire *neg-otium. “Pas de repos” dans l’activité, l’activisme dirait-on, le négoce est à ce prix, l’urgence d’accumuler, des objets, des terres à conquérir, des pouvoirs à s’octroyer indûment par la menace et la violence. Le poète, évidemment oisif, ne sert à rien, puisqu’il n’a d’autre production que ses mots…
Oui, il y a urgence à redécouvrir le pouvoir des mots, leur force bienveillante, leur sourire d’apaisement, leur ironie amusée, la douceur de leur respiration, l’intelligence de leurs accointances, la tendresse de leur caresse. Quand on sait que *poiein, en grec, signifie “créer” au sens le plus large et le plus constructif…. Le Poète, grand dispensateur de souffle.
Annick DROGOU
Pourquoi cet impératif d’agir au plus vite, sans attendre ? Rien n’est urgent, sauf le secours au prochain dans la détresse, au frère à secourir. En dehors de cela, rien n’est urgent, sauf à dire qu’il est urgent de vivre pleinement le présent, sereinement. Car c’est bien notre rapport au temps, à la vie, à la mort qui se joue dans ces urgences déclarées. N’est-il pas symptomatique que l’embolie de notre système de santé se concentre aux « Urgences », ces services hospitaliers qui accueillent les angoisses et les malheurs du monde ?
L’urgence est un mot qui sied à notre modernité impatiente. Il y a dans l’urgence une fuite de soi, une précipitation au sens où l’on parle en chimie d’un précipité. On se perd dans l’urgence, mais peut-être veut-on y oublier l’essentiel. Cette urgence s’exprime par une boulimie à vouloir tout voir, tout faire, comme si la vie réussie consistait à stocker, emmagasiner la plus grand quantité d’impressions – car, dans ce cas, on n’ose pas parler d’expériences vécues – : les cent lieux qu’il faut avoir visités, les cent livres qu’il faut avoir lus. Illusion consumériste. Règne de la quantité. Vite, avant qu’il ne soit trop tard. Quel est ce trop tard ?
L’urgence est généralement grégaire, un emballement collectif, le plus souvent velléitaire. Nous choisissons nos urgences. L’important ou l’essentiel ? Il est des urgences qui ne se voient pas et qu’on ne veut pas voir, comme l’urgence climatique. Et, dans ce cas, même si les experts parlent à juste titre d’urgence, pour la planète et l’humanité en danger, nous refusons l’injonction. Immaturité des sociétés démocratiques. Faudra-t-il un jour pleurer, quand l’état d’urgence sera déclaré avec son cortège de restrictions et de privations de liberté ?
On parle d’urgence absolue.
Réponse immédiate, l’urgence est souvent velléitaire. Elle ne peut durer. Saint-Exupéry raconte fort bien quand il décrit la débâcle de mai 1940 : « Et je sens partout une urgence usée, une urgence qui a renoncé à l’urgence. On fuit, à l’allure de cinq kilomètres par jour, des tanks qui progressent, à travers champs, de plus de cent kilomètres, et des avions qui se déplacent à six cents kilomètres-heure. […] C’est urgent. Et cela ne l’est plus. C’est suspendu entre l’urgence et l’éternité.” (Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, XVI, 1942)
Les Anglais traduisent urgence par emergency, cas de nécessité, de crise, de force majeure.