ven 22 novembre 2024 - 04:11

Le mot du mois : « Frontière »

Le mot latin *frons, désigne sans surprise le front. Cette part du visage se fronce, se couvre de rides, front fuyant ou taurin que nulle coiffure ne parvient à modifier ou masquer vraiment.

Lieu géographique de l’affrontement où l’on nargue et provoque le vis-à-vis, dans une violence frontale ou une insolence effrontée. Il s’agit toujours d’un défi, verbal, intellectuel, d’une joute de mots ou d’idées, en termes implicites de victoire ou de défaite. Proclamation gravée dans la pierre des frontons républicains, qui ne souffre aucune méfiance.

La frontière, géographique entre deux États, défend jalousement l’intégrité de chacun, telle une force de dissuasion fondée sur le risque, la rivalité, l’ambition, la destruction potentielle de l’autre. Tout y présage un contact hautement inflammable.

Néanmoins, cet interstice, entre promiscuité et éloignement, est absolument vital, une nécessité physique et mentale, pour voir clair et éviter l’asphyxie, telle une distance de sûreté.

Si l’autre est trop proche, on est dans le danger de l’autodéfense et du mur à ériger, on ne respire plus sans miasmes. Or il est naturel et sain à l’individu de vouloir exercer son droit d’inhospitalité, pourrait-on dire.

Ainsi que le suggèrent l’anglais toll et l’allemand Zoll, douane et péage qui l’assortit, la frontière porte en elle-même le dol de la violence et la douleur qui sous-tendent toutes les relations humaines. Il serait surtout naïf de croire à leur innocence lénifiante. Même et surtout en Fraternité, si l’on prétend abusivement qu’elle abolit toute frontière et toute distance.

La Franc-Maçonnerie est au contraire le lieu “géographique” et rituel d’un apprentissage de la juste distance. Salutaire.

Frontière sans muraille érigée mais aussi fortement symbolique, que le sillon que la charrue traçait dans l’espace des sociétés antiques. N’oublions pas que Rome et son empire doivent leur instauration à un incident de frontière fauteur du meurtre de Rémus par son jumeau Romulus, au VIIIe siècle avant notre ère.

Carré long que dessine la déambulation du Maître des Cérémonies, avant de finalement l’effacer.

Frontière n’est pas simple limite, mais implique le risque de son effraction et le danger de sa défense, dès qu’on quitte le champ du géographique pour pénétrer dans les terres de l’éthique. Vérité en-deçà, erreur au-delà, disait Blaise Pascal.

Le pavé maçonnique, dans son impossible fixité, interdit à juste titre de prononcer des diktats d’appropriation du Bien ou du Mal, d’une Vérité ou d’une erreur unilatéralement décrétées. Parce que cet inconfortable binaire place chacun en situation de dérangement répété et d’incertitude vivifiante.

Annick DROGOU

Limités, nous sommes limités. Placés devant des frontières naturelles ou artificielles, ces réalités visibles qui séparent. Et pourtant l’homme porte en lui l’utopie du sans-frontière. L’illimité n’est pas de ce monde, mais c’est le trésor de l’homme que cet idéal de dépassement, d’infini, cette recherche toujours renouvelée d’ouverture. Alors, guerre ou paix, invasion ou rencontre, fermeture ou ouverture, la frontière comme un mur ou comme une porte ?

La frontière comme la dernière étape avant le désert des Tartares, là où l’on construit des fortins pour se protéger du Barbare, de l’étranger. La frontière comme manifestation de la peur de l’autre. Tous derrière le rempart, naturel ou artificiel, avec vue sur le no man’s land, entre deux lignes de front. Archaïsme de la guerre à front de buffle. Cornes contre cornes.

Mais aussi la frontière comme un pont, une porte ouverte sur la contrée différente, vers l’étrange étrangère. Envie de franchissement. La frontière comme espace de rencontre, zone de marché et d’échange. Les territoires transfrontaliers bousculent nos préjugés. Besoin de caravansérail. Frontière toujours faite pour être franchie, dépassée, dans notre marche vers de nouvelles frontières. Toujours traverser les fleuves, passer les cols, embarquer pour l’au-delà des mers. Toujours notre curiosité de connaître ce qu’il y a de l’autre côté de la haie.

Confins de l’impensé, hélas ! Tandis que Space X promet à l’humanité une nouvelle frontière sur la planète Mars, les terriens ne sont ni libres ni égaux devant le poste de douane. À l’heure de la mondialisation, ceux du Nord peuvent parcourir le monde de plus en plus facilement, en atteindre les recoins les plus exotiques, tandis que ceux du Sud restent interdits de visa, assignés à résidence, et viennent mourir en Méditerranée pour avoir cru que la terre était ronde. Et quand la fraternité meurt aux frontières, c’est l’humanité qui régresse dans nos frontières mentales rabougries.

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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