Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre – Pour lire le numéro précédant
Cet après-midi, je suis un instant surpris de croiser ce grand gaillard, notre PDG, poussant devant lui dans le couloir, un radiateur électrique blanc à roulettes. Il me salue à peine, visiblement gêné. Je le trouve un brin ridicule ce quinquagénaire, penché comme un coureur cycliste sur son guidon ! Je sais, comme tout le monde, qu’il est aux petits soins pour « elle » et cède à tous ses caprices : Madame a froid dans son bureau – juste en face du mien – et a dû le lui faire savoir ! Candy, notre blonde directrice de la communication, une jeune Australienne récemment en poste, supporte mal l’hiver français, et exige de notre patron, qu’il la « réchauffe ». Si je puis dire, selon le mot douteux qui circule ! Discret de nature, réservé par métier, je ne porte pas attention à ce qui ne me regarde pas. Il m’est bien difficile pourtant de ne pas assister aux allers et venues, de ne pas surprendre des regards, de ne pas observer des rencontres et autres échanges, qui constituent la vie quotidienne d’un siège social. Comme il m’est impossible d’éviter en l’occurrence le spectacle dérangeant d’une intimité sur un fauteuil ou contre un mur, entre des boîtes de baskets. Baisers furtifs, gestes caressants et mots tendres, lorsqu’une porte imprudemment restée entrouverte, les donne à voir, à entendre. Des attitudes qui ne laissent aucun doute sur la nature de la relation entretenue par les deux intéressés, dans l’entreprise même. Et qui, répétées, mettent finalement en difficulté, de plus en plus souvent, le voyeur involontaire que je suis !
Cette liaison, antérieure à mon arrivée et provocatrice par sa témérité, a été rapidement connue de toute la société, sans que, pour ma part, je n’en dise un mot alentour. Mais la belle Candy qui, lors de l’un ces récents jeux amoureux, a croisé mon regard embarrassé, est persuadée depuis que le petit rapporteur de service, c’est moi ! Elle m’a signifié son accusation par une vive allusion, lors de l’arrosage d’un départ en retraite. J’ai poliment protesté contre son mensonge, peut-être pas assez fort, d’ailleurs. Que faire d’autre, j’ai horreur du scandale. Je suis vraiment déçu par ce PDG qui nuit à l’image de « marAton France » et que j’avais idéalisé depuis sa dernière prestation radiophonique, sur France Info. Le grand bonhomme est soudain devenu un petit monsieur dans ma tête. Mais au moins, je sais enfin pourquoi cette fougueuse australienne ne veut pas me serrer la main ! Et maintenant je ferme la porte de mon bureau.
Etre franc-maçon aujourd’hui, je viens d’avaler ce bouquin d’une traite pendant le week-end. Le récit d’un homme en quête de sens dans la société de consommation. Je m’y retrouve tout à fait ! Vincent ne me l’a pas offert par hasard, j’en déduis qu’il fait d’évidence partie de cette organisation maçonnique. Vincent, franc-maçon ! D’après ma lecture, il en a bien le profil, avec son souci de l’autre, cette fraternité, que j’ai découverte, étonné, au fil des pages.
Oui, étonné ! De mes souvenirs d’écolier, je garde en tête l’histoire du Temple de Salomon, dont l’actualité nous dit qu’il resterait un vestige à Jérusalem, Le mur des Lamentations. Mais j’avais oublié que depuis, des confréries de constructeurs se sont succédées dans toute l’Europe et le bassin méditerranéen, à travers les Ordres de Chevalerie – notamment les fameux Templiers – jusqu’aux bâtisseurs de cathédrales du Moyen-Âge. Et j’ignorais totalement que de cette maçonnerie de la pierre, appelée « opérative » par les historiens, est née, à la fin de l’édification des grands édifices religieux, une nouvelle franc-maçonnerie dite « spéculative ». En Angleterre, puis en Allemagne, en France, en Italie et en Espagne, au siècle des « Lumières ».
C’est de cette fraternité de réflexion, qui s’est donc développée depuis trois siècles, et dont il est question aujourd’hui, dans la franc-maçonnerie du monde moderne. J’avais la vague idée d’une sorte de secte, de « société secrète », pratiquant plus ou moins, des rites magiques voire des séances d’occultisme ou même de spiritisme, relatées par certains magazines ! Je ne savais pas du tout que, tout au contraire d’une secte justement, la franc-maçonnerie est en France, une association déclarée « Loi 1901 », répartie en diverses obédiences et en loges sur le territoire. Et que s’y déroule, partagée entre hommes et femmes de qualité, de toutes ethnies, de toutes couleurs et confessions, la réalisation de travaux d’ordre intellectuel. A visée du progrès de l’humanité, tant que social que spirituel !
Oui, j’ai vraiment été très étonné de ce qui est apparu à mes yeux, telle une révélation ! Ainsi existe dans l’Hexagone, dans toute l’Europe et maintenant, sur tous les continents, des groupes humains qui, sachant que l’homme n’est pas parfait, cherchent à devenir meilleurs pour mieux être, pour mieux aimer et à transmettre des valeurs, individuellement et en commun. Je pensais que seules les diverses religions, chacune à travers l’illusoire monopole de la foi en leur Dieu, tentaient de propager, cette idée de l’amour entre les hommes. L’insuccès de l’entreprise, illustré par les oppositions cultuelles sanglantes au fil des siècles, et qui perdure, m’avait donc éloigné de cette utopie. La franc-maçonnerie serait-elle en mesure de faire renaître en moi le sentiment d’un possible rapprochement inter-humain désintéressé ? Autrement dit de me délivrer d’une certaine méfiance, d’une peur diffuse, nichée au creux de ma pensée. Et dissoudre mon malêtre ? Je vais réfléchir à une adhésion éventuelle…
Mes relations avec le service « communication » ne s’améliorent pas. Elles se compliquent même, otage que je suis d’un circuit de réactions internes. La direction des ventes trouve que notre publicité télé avec un visuel de déesse au pied ailé et le slogan « Baskets MarAton, des ailes aux talons » ne les aident guère sur le terrain. Pas moderne du tout en terme d’image, précisément, d’après le directeur commercial ! Le département Publicité, créateur de la campagne, reproche de son côté au service « Communication » de ne pas assez activer ses deux attachés de presse, pour obtenir des communiqués favorables de journalistes sportifs. Et Candy la blonde, accuse pour sa part le service « Formation », c’est à dire moi, de ne pas savoir motiver les vendeurs, lors de mes séminaires. Je leur parle davantage de psychologie que de produits, colporte madame, autour d’elle. Un jugement gratuit qui évidemment, remonte jusqu’à moi. Ainsi en va-t-il du « chapeau » en entreprise, que l’un fait porter à l’autre, et qui passe de tête en tête. Ainsi en va-t-il de la culpabilisation, concept né avec notre ère, et qui a encore des millénaires devant lui. Tant qu’il y aura des hommes, tant qu’il y aura des femmes. Et le sempiternel « c’est -de -ta -faute ! » à refiler à quelqu’un, à tort ou à raison ! En attendant, les baskets MarAton se vendent avec un bon rythme de réassortiment en magasins de sport et super-marchés. Grâce au travail quotidien des représentants sur le terrain, loin de ces ridicules jeux de bureaux. Et conflits de pouvoir !
Au doux soleil printanier, à l’écart des bruits de la ville, le Bois de Boulogne revoit la vie en vert. J’aime retrouver cette « campagne parisienne ». Il y a longtemps que je n’avais pas senti l’odeur d’un feu, ni entendu les oiseaux gazouiller. Devant nos deux tasses de café, dans le jardin de l’Auberge du bonheur, à deux pas de la cascade, je fais bien rire Vincent avec cette histoire de chapeau tournant, vécue par lui des dizaines de fois ! Il attend patiemment ma réaction sur le bouquin qu’il m’a prêté. Elle arrive au moment du second expresso. Je me lance :
– Vincent, je veux vous remercier encore pour ce livre sur la franc-maçonnerie ! Grâce à vous j’ai rectifié dans ma tête beaucoup d’idées reçues…. Je l’ai bien lu, je crois. Et cette organisation m’intéresse !
– C’est un livre sincère d’un auteur que je connais et qui vaut bien des discours ! Vous savez, Théophile, je ne joue pas au sergent-recruteur ! Mais je ne veux pas être hypocrite non plus : il me semble que vous avez le profil, comme on dit, pour intégrer la franc-maçonnerie. Vous l’avez deviné, j’appartiens à ce mouvement. Je suis au Grand Orient de France depuis vingt cinq ans, et j’y suis heureux ! J’y ai trouvé et j’y trouve toujours, grâce à la fraternité, un équilibre qui m’est précieux dans ma vie, tant personnelle que professionnelle. Je vous perçois en demande de relations sans enjeux. Malgré ce que vous avez pu lire dans la presse, qui a décrit des écarts affairistes de certains frères, la très grande majorité des loges comprend des gens parfaitement honnêtes. Sans intention de profit quelconque, autre que de s’enrichir intellectuellement ! J’insiste sur ce point. Les maçons et les maçonnes se réunissent pour réfléchir ensemble et échanger des idées transformables en actes positifs dans la Cité. Bien sûr, il faudra donner de votre temps, deux à trois soirées par mois, donc être assidu, si vous envisagez cet engagement. Je dis bien « engagement », c’est-à-dire une démarche librement consentie et responsable…
– Je suis célibataire ! J’ai donc un peu plus de temps que d’autres !
– Un dernier point Théo, vous aurez à faire deux choix importants, avant d’adresser votre demande. D’abord choisir entre une loge masculine ou mixte. Ensuite, opter pour : soit une obédience théiste – imposant la croyance en un Dieu révélé, soit une obédience déiste – reconnaissant un « principe créateur » symbolique – soit encore une obédience sans aucune référence métaphysique. Je veux bien vous parrainer dans cette aventure. Si vous m’acceptez comme guide…
J’ai du mal à m’endormir le soir, après l’étude de la liste explicative des obédiences, reçue de Vincent : Grand Orient de France, Grande Loge de France, Fédération Internationale du Droit Humain, Grande Loge Nationale Française, Grande Loge Mixte Universelle, Loge Nationale Française, Grande Loge Mixte de France, Grande Loge Traditionnelle Symbolique… La franc-maçonnerie est une vieille, une longue histoire ! Tout se mélange dans ma tête. Obédiences à visée initiatique, ésotériste, spiritualiste, sociétale, avec Dieu, sans Dieu. Je vais attendre un peu avant de me décider sur l’obédience. Mon choix est fait pour la loge, je préfère une loge mixte.
Cette fois, c’est moi qui anime seul le séminaire de printemps des vendeurs. Dans le grand salon gris-bleu du Novotel de Saclay, dans l’Essonne. Ca nous change de l’étouffant Paris intra-muros. Ma secrétaire a eu raison de me remémorer cet établissement, au bord de la vallée de Chevreuse. Nos représentants apprécient le calme de cet hôtel de village. Et mon envie de grand air, soudain réveillée, est comblée.
N’en déplaise à notre directrice de la communication, qui me surnomme ironiquement « le psychologue », je continue sur la lancée de Vincent, c’est à dire la présentation des outils de l’Analyse Transactionnelle. J’insiste aujourd’hui sur l’Enfant, cette part de notre Moi, si utile à tout vendeur, en ce que son « ressenti » est engagé dans le contact avec le client. J’intrigue et je détends l’assistance – c’est mon but – en indiquant à mes stagiaires qu’ils ont en eux, un sixième sens que « l’A.T » nomme… le Petit Professeur ! C’est bien grâce à cet Adulte intuitif qu’ils comprennent le « fonctionnement » de leurs interlocuteurs. Et qu’ils ont la prescience de leurs attentes, en matière commerciale.
Lors des jeux de rôles que je propose, un représentant jouant le sien et un autre le marchand de chaussures, je vois défiler comme dans un miroir, toutes les ressources qu’un bon vendeur doit posséder. L’observation, l’à-propos, l’humour, la poésie aussi. Il doit persuader son client certes, mais aussi le rassurer. Alors que Jean-Paul exerce sa fonction de représentant souriant et guide sa cliente, en l’occurrence Joëlle, l’une de nos représentantes, très déterminée à ne rien acheter….je me revois dans la même situation, au temps pas si lointain, où j’étais moi-même sur la route.
Je me souviens de ma rencontre avec Julia, cette jolie brune au sourire éclatant qui tient un magasin de la chaîne « Cendrillon » à Fontainebleau. Un soleil ! J’argumentais avec une telle insistance, bien trop sûr de moi, pour lui vendre vingt douzaines de MarAton » que j’ai vu son refus obscurcir lentement ses yeux noirs. J’étais très troublé en la quittant, à la fois par son charme latin, son caractère et …mon échec. J’ai eu confirmation ce jour-là qu’il faut savoir ajuster une quantité à un potentiel et ne pas entraîner un client vers la déraison. Encore moins une cliente. Une leçon d’humilité pour moi !
C’est l’éternuement de Joëlle qui me sort soudain de mon rêve éveillé, au milieu des cartons de baskets , ouverts sur la moquette bleue. Les représentants, assis en cercle autour des acteurs, me regardent, impatients. Ils attendent mes commentaires sur le jeu de rôle.
J’ai choisi d’entrer, si on me reçoit, dans une loge mixte du « Droit Humain » travaillant, sans référence déiste, « au Progrès de l’Humanité ». En banlieue, au Temple de l’Haÿ les Roses, près de mon domicile. Vincent qui m’en a donné l’adresse, évoquait une possible attente d’un an. Je suis ravi de recevoir une réponse, deux mois seulement après ma demande ! Le téléphone portable est la plus commode et la pire des choses ! Entre autres, quand il sonne au fond de ma poche, dans le métro, en voiture et bien sûr, en plein rendez-vous ! Commence avec, entre moi et plusieurs personnes inconnues, presque à la suite, un véritable ballet d’appels, de consultations d’agendas, d’accords de dates, d’heures et de lieux, puis d’annulations, de reports, de confirmations, pour enfin aboutir au premier entretien en face à face attendu ! Autant de séquences qui caractérisent, certes, la vie citadine quotidienne professionnelle et personnelle, mais qui sont aussi, me semble-t-il, l’alibi maçonnique permanent : la rencontre. Une particularité m’interpelle, mes interlocuteurs prennent le temps des choses !
Mon premier contact a lieu chez moi avec, en l’occurrence, une interlocutrice, présidente de la loge. Cette petite femme aux beaux cheveux blancs relevés en chignon et au regard vif, veut d’évidence tout savoir sur moi et mes motivations. Origine, famille, partenaire, travail, options politiques et religieuses, loisirs, je m’étonne de tant de questions, de curiosité, même très bienveillante! Je la vois prendre sur son grand cahier, au moins cinq pages de notes ! Deux heures d’échange, je suis vidé ! Je reprends un apéritif après son départ !
Quinze jours plus tard, un nouveau coup de téléphone m’apprend que je vais devoir rencontrer trois autres personnes. J’entends le mot « enquête ». Je ne suis pas surpris, pour avoir lu ce protocole dans le livre de Vincent. Le premier enquêteur, médecin homéopathe chauve, longiligne, moustache rousse et petites lunettes, me reçoit à son cabinet. J’attends mon tour, comme un patient. Nouveau questionnement très précis, stylo et pages d’écriture, il ne prend tout de même pas ma tension…mais m’accorde toute son attention ! Exactement, une heure de questions-réponses, le temps d’une consultation, gratuite. Aucun bavardage. Je n’ai droit à un sourire qu’avec sa poignée de mains, quand il me raccompagne.
Deuxième enquête, dans une tour, place d’Italie. Une enquêtrice « black » m’ouvre sa porte au vingtième étage. Son père, guadeloupéen comme moi, mère bretonne, comme moi, postière comme mon père. Des coïncidences qui créent des liens, et transforment aussitôt l’entretien en conversation fraternelle ! Après recensement de nos familles – nous ne sommes pas parents – et le punch de bienvenue avec son mari, un toulousain jovial, séquence « questions-réponses ». Je commence à avoir l’habitude, je me répète un peu. Sauf qu’ici, je me sens très à l’aise. « Tu verras, Théo, notre loge est une vraie famille ! ». Sur ce tutoiement, sur cet espoir, je quitte mes nouveaux amis, le cœur joyeux. Deux heures de rires et de dialogues, avec une vue splendide sur Paris. Le punch était plutôt tassé ! …