ven 22 novembre 2024 - 04:11

Fascinantes tortues

Servius, un grammairien et historien qui passait à son époque (fin du IVe siècle) pour être l’homme le plus instruit de sa génération en Italie, nous rapporte un mythe grec sur l’origine de la tortue. Comme d’habitude, le secret originel est lié à une femme jeune et… récalcitrante ! Alors même qu’elle était invitée au mariage de Jupiter et Junon, comme tous les humains et les animaux, Mercure-Hermès, le messager des dieux, s’aperçut que Chéloné (c’était son nom) était restée seule dans son logis. Était-ce du mépris pour l’événement divin ou un profond désir de quiétude dans sa maison ?

Voyant cela, le zélé Mercure, tout dévoué au roi des dieux et à la déesse reine, protectrice du mariage et de la fécondité, n’hésita pas, il se saisit de Chéloné et la jeta dans un cours d’eau la transformant en tortue. Depuis lors Chéloné – en grec le mot veut toujours dire Tortue – est liée à l’élément aquatique !

L’Hymne homérique à Hermès daté du IVe siècle, nous apprend que c’est lui, enfant, qui aurait créé la première harpe (ou lyre) à partir de la carapace de l’animal qu’il avait dépecé : « Il fixa des tiges de roseaux, coupées à diverses longueurs, et il les fit passer à travers le dos de la tortue ; puis, il tendit, autour, avec adresse, une peau de bœuf ; et il adapta les deux bras et le chevalet, et il tendit ensuite sept cordes harmoniques en boyaux de brebis. Puis, ayant construit l’aimable jouet, il fit résonner chaque note à l’aide du plektre ; et la tortue, sous sa main, résonna, sonore ; et le dieu, excité par son œuvre, chanta admirablement. »

Les dieux ont toujours aimé la musique, ça leur évite de devoir traduire les paroles des fidèles afin de leur donner ou non satisfaction !

Et puis, la carapace de la tortue est impressionnante avec ses deux faces : l’une sombre et l’autre brillante comme « une grosse citrouille sous le soleil d’octobre » et, sans l’être vivant à l’intérieur, elle constitue une parfaite caisse de résonnance des sons les plus harmonieux !

Dans la lointaine Afrique la tortue incarne la justice, la paix et le bonheur. C’est un totem sacré, le fondement des institutions, un modèle de comportement, une exigence d’organisation. On la respecte et on la préserve ….

En Chine, sa symbolique est extrêmement forte car elle est l’allégorie du monde. Du point de vue géométrique le plastron de la tortue forme un carré inscrit dans le cercle que compose la dossière de la carapace, ce qui figure la conception schématisée du monde chinois. Le carré au centre du monde représente la Chine ; les parties entre la dossière et le plastron figurent le reste du monde ; le monde céleste, lui, s’étend au-delà du cercle. La tortue est donc connue en Chine comme détenant les secrets du ciel et de la terre. Elle allie le haut et le bas.

Dans le culte des ancêtres, les Chinois pratiquaient la nécromancie par le biais des tortues : c’est le principe de la scapulomancie qui est la divination par l’interprétation des os éclatés à la chaleur. Pour ce faire, ils inscrivaient sur un morceau de la carapace d’une tortue la question qu’ils désiraient poser aux ancêtres, puis jetaient ce morceau dans les flammes. Le craquellement du morceau de carapace sous l’effet de la chaleur donnait la réponse des ancêtres. Après cette épreuve du feu, on confiait le morceau brûlé à un collège divinatoire qui interprétait les craquelures.[1]

Pour les hindous, la tortue géante est aux origines de la fondation du monde. Elle porte sur son dos quatre éléphants qui soutiennent notre sphère, ce qui confère à l’ensemble la mobilité et sa lenteur intemporelle !

Aux Îles Galapagos, au nord Est de l’Océan Pacifique, la plus forte impression que dégagent ces fascinantes créatures est celle de l’âge : longévité, résistance infinie.

L’écrivain Herman Melville évoquant ces îles dites « enchantées » mais plutôt d’une horrible désolation, doutait qu’aucune autre créature puisse vivre ou respirer aussi longtemps que la tortue en ces lieux.

Et il ajoutait : « outre sa faculté bien connue de rester en vie sans absorber aucune nourriture pendant une année entière, que dire de l’armure inexpugnable de sa cotte de mailles vivante ? Quel autre corps possède une telle citadelle où résister aux assauts du temps ? »

Par contre Melville n’accordait aucun crédit à cette superstition terrifiante de certains marins qui à la vue des énormes animaux habitant ces lieux, croyaient « sincèrement que tous les méchants officiers de marine – et tout spécialement les commodores et les capitaines – sont, à leur mort (et dans certains cas avant leur mort), transformés en tortues et, partant, condamnés à rester sur ces brûlantes aridités, seuls et uniques seigneurs de l’Asphalte ». [2]

Plus philosophique demeure la conviction, à tant regarder le mouvement de ces reptiles sur leurs quatre pattes, qu’il est bon de se déplacer lentement et sûrement. « Hâte-toi lentement ! » dit-on, par traduction de la locution latine : « Festina lente ». Cet oxymore était l’expression favorite de l’empereur romain Auguste qui en avait fait une ligne de réflexion dans sa prise de décision.

Ce conseil sur le bon usage du temps a été souvent adopté par de nombreux personnages ou familles, notamment Cosme de Médicis, grand-duc Toscane (1519/1574) qui la prit pour devise et l’illustrait par l’emblème de la tortue portant une voile sur sa carapace.

Mais n’oublions pas la dimension maçonnique de « Festina lente » : cette exhortation marque les conditions de la démarche initiatique que doit suivre tout Apprenti : prendre le temps de réfléchir, de se charger du poids des symboles et d’aller de manière sereine mais sans hâte vers l’Orient… Éternel !


[1] Un exemple de cette pratique, datant de la période Shang, est notamment visible au Musée Guimet à Paris.

[2]  Herman Melville, The Encantadas ou  Les Îles Enchantées

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Claude Laporte
Claude Laporte
Cursus universitaire en Droit public, Organisation du travail, et Sociologie Politique. (Maîtrise en Droit Public (1972), à la Faculté de Bordeaux. Chargée de cours sur la « Sociologie Politique et des Institutions Internationales » aux élèves de 1ère Année de Droit (1972/1973). Puis, intégration professionnelle au sein de l’Assurance Maladie. Dernier poste occupé : Responsable de la Communication à la Direction des Systèmes d’Information à la CNAMTS. Autres diplômes : DESS Systèmes d’Information; DEA «Communication, Technologies et Pouvoir » (Université Paris-Sorbonne). Par ailleurs : des engagements dans le domaine associatif et culturel. Depuis mars 2020 une activité écriture/publications avec la création et l’animation du blog EMEREKA, journal d’opinions et d’humeurs ..

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