mar 03 décembre 2024 - 18:12

Cérémonies : célébration du muthos ou du logos en Franc-maçonnerie ?

La célébration ordonnée d’un anniversaire ou d’un passage, d’un règne à un autre, du père au fils, du célibat au mariage, d’une classe d’âge à une autre, du commencement à son actualisation, du berceau à la tombe, est une des pratiques culturelles ayant pour but d’exorciser théâtralement le désordre provoqué par tout changement. La fête ordonne ainsi le temps, cautérise les ruptures et les passages, elle sacralise la régulation du temps et apaise les inquiétudes provoquées par l’impossibilité de l’éternité, du «toujours».

La fête organise la périodicité des passages que le temps naturel et le temps social imposent. Elle rappelle, par la cérémonie, les spectacles, la participation de tous, la célébration d’un consensus, et notre consensus c’est une forme de francs-maçons libres, résistants, voir impertinents parce que profondément tolérants.

En1789, le consensus était loin d’être trouvé. La fête paraissait trop intimement liée à l’effervescence, à la violence et à l’agitation populaires. Trop ancrées dans l’exaltation de coutumes et de pratiques mythiques du peuple, les fêtes étaient trop éloignées de l’aspiration culturelle de la nouvelle classe politique de cette époque, qui, elle, était bercée par la philosophie des Lumières. Une double nécessité conduisit le législateur : abolir les anciennes cérémonies, mais, dans le même temps, organiser les nouvelles fêtes afin que celles-ci puissent ordonner les débordements populaires. Une législation abondante et précise se mit en place, alors, tout au long de la décennie révolutionnaire. Le remplacement progressif du spontané par l’ordonné fut le souci des gouvernants. Leur but était de fixer la symbolique révolutionnaire et de canoniser le plus rapidement possible l’événementiel afin qu’il devienne légitimement l’Histoire de France. Cette volonté de rupture avec l’ancien régime, cette liquidation du passé et cette routinisation rapide des fêtes révolutionnaires sont, cependant, un exemple de greffe mal prise car elles ne sont que syncrétismes volontaristes mêlant des aspirations opposées et irréductibles. La raison des Lumières, reine du monde en ce temps, ne put changer le cours, ethnographiquement constitué depuis des siècles, des activités festives d’une population encore peu urbanisée. L’essai de greffe d’une nouvelle culture rationaliste sur un fond de folklore traditionnel marque bien les limites d’une telle opération de chirurgie culturelle.

Par exemple, tous les cultes traditionnels comportent des rites de passage, qui intègrent une mort et une résurrection symboliques de dieux ou de héros, mort et résurrection répétées par des cérémonies liturgiques qui ne seraient que des rites solaires.

Ainsi, on sait qu’avant d’être celle du dieu ou du héros, la mort et la résurrection marquent le rythme végétal : la nature meurt en hiver et renaît au printemps. Comme le dit Alain, dans ce beau texte La fête de Pâques :«sous tant de nom d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, sont désignés par la même chose que le Mai, la dame de Mai, Jacques le Vert et tant d’autres dieux agrestes et c’est pourquoi il faut, au temps des primevères, célébrer la résurrection». C’est ainsi que l’arbre de mai, issu du folklore paysan, incorporé à l’arsenal de la symbolique révolutionnaire, devint l’arbre de la liberté. Cette dénomination rassura par sa nouveauté, mais la continuité des cultes paysans résista. Songeons à Edgard Quinet, et à son texte Le christianisme et la révolution, si chagrin de devoir constater que tout le cérémonial révolutionnaire n’a pu déplacer un seul saint de village : “On a cru que dans un miracle d’enthousiasme, on pourrait inventer, en une heure, cet amas de rites et de cérémonies, que la vieille Église a mis dix-huit cents ans à composer. Le malheur est, qu’au moment où l’on pensait être le plus révolutionnaire , on retombait dans l’ombre de l’Église que l’on venait de répudier. Ces abstractions mises à la place des saints, ces saisons, ces vertus, à la place des fêtes ecclésiastiques, n’était-ce pas une imitation constante du catholicisme?” Ainsi, la fête révolutionnaire essaya d’amalgamer les traditions et les nouvelles aspirations philosophiques et politiques, elle essaya, sans réussir, de réduire la tension entre  le muthos et le logos.

Longtemps, cette problématique a été résumée par la formule « du muthos au logos », où le passage de l’un à l’autre supposait quelque chose comme l’avènement de la raison mettant fin aux compréhensions mythiques du monde. Il s’agit de notre rapport primordial au monde entre la direction d’une compréhension mythique potentiellement métaphysique (muthos) et celle d’une explication objective et critique la validant dans un discours rationnel et cohérent (logos). La dualité muthos/logos est interne au langage lui-même et constitue sa double visée : visée de sens et visée de vérité.

“Avant les présocratiques, toutes les questions que se posaient les hommes étaient réglées par la religion. De la naissance du monde à la succession des saisons en passant par le cycle jour/nuit ou l’existence des petits papillons volages: tout était question de Dieux et de Déesses dont les actions influaient sur le monde des hommes. Toutes ces explications se transmettaient par tradition orale, sous forme de récits mettant en jeu ces êtres surnaturels: les mythes… Vers 600 avant Jésus-Christ, les premières voix s’élèvent en Grèce pour « casser » les mythes. Oh, il s’agit d’abord d’un lointain murmure car quiconque nierait l’existence des dieux de façon catégorique pourrait très bien se voir condamné à mort… C’est Xénophane de Colophon qui ose dire tout haut ce que certains pensent tout bas… Ainsi écrit-il vers -570 : <Les hommes ont créé les dieux à leur image: ils croient que les dieux sont nés avec un corps et des vêtements et qu’ils parlent comme nous. Les Éthiopiens disent que leurs dieux sont camus et noirs, les Thraces que les leurs ont les yeux bleus et les cheveux roux. Si les taureaux, les chevaux et les lions avaient su peindre, ils auraient représenté les dieux en bœufs, chevaux ou lions! ” ( extrait d’un succulent article de Djinnzz, Les mythes et les philosophes de la nature).

Dans La République, Platon indique qu’il y a un bon et un mauvais usage des mythes : il y a des mythes édifiants, seuls éligibles pour la mission d’éducation des jeunes et il y a des mythes fâcheux, qu’il faut tenir sous le boisseau ; il s’agit des insanités qu’Hésiode raconte sur les dieux dans sa Théogonie. Et pourtant, ” Hésiode se retourne contre Homère pour dire quelque chose de totalement nouveau. Selon cette interprétation, Hésiode reçoit l’ordre de chanter le vrai et non des fictions qui ont l’apparence de réalités” (Du muthos au logos Le détour par la pragmatique des discours, § 6)

Aristote voit dans le mythe l’équivalent de l’étonnement : une incitation à connaître, à chercher à élucider le mystère de notre présence au monde. Mythologies grecque et romaine confondues, cela donnera jusqu’à 30000 dieux, surhommes, héros et géants.

La rupture est consommée quand Thucydide pose les premiers jalons de l’histoire objective ; le chroniqueur méthodique de la Guerre du Péloponnèse dénonce alors «les logographes qui, en écrivant l’histoire, sont plus soucieux de plaire à leur public que d’établir la vérité. Les faits dont ils nous parlent sont incontrôlables. Ils se sont, au cours des âges, parés des prestiges de la fable (muthos), perdant ainsi tout caractère d’authenticité». Pour Thucydide, à la catégorie du mythe, celle de l’opinion fausse, du ouï-dire et du discours d’apparat composé pour l’auditoire du moment, doit être substituée l’exacte mémoire des évènements et des paroles à laquelle donne accès la pensée raisonnée, le logos, dont se réclament aussi désormais les philosophes.

Pour l’intelligentsia grecque, romaine puis chrétienne, le mythe, étranger parce qu’étrange, reste la marque même de l’ailleurs.

Descartes, quant à lui, cherche à se démarquer de la scolastique en manifestant, concrètement, tout le potentiel heuristique de la raison, la vraie voie du savoir déterminé non pas par un chemin de la pensée (muthos), mais par la conduite méthodique de la raison. Le Tractatus theologico-politicus de Spinoza est un des exemples de réaction d’hostilité à l’égard des mythes et de la pensée mythique, dénoncés comme des turpitudes de l’imagination, ou d’un logos sans principes, ayant jalonné toute l’histoire de la pensée.

Pour Paul Ricœur, c’est la confrontation de deux modes d’articulation de notre rapport au monde : le mode révélationnel ou symbolique (muthos) et le mode réflexif (logos).

La tension équilibrée entre ces deux pôles, muthos et logos, est de nous orienter et de nous aider à habiter notre monde. Au-delà du muthos et du logos, au-delà de toute conception étroitement rationaliste du savoir, ou d’une certaine religiosité, il reste à saisir l’infinie variété des manifestations du sens susceptible de fonder un ordre théorique ou pratique, une science ou une éthique, susceptible de fournir un horizon de vie, la plus convenable possible, à un être qui, selon une forte présomption, est né du langage et condamné à ne comprendre que par la médiation des signes du langage. «Je considère que l’ambition de dépasser les contraires, incluant une synthèse qui embrasse la compréhension rationnelle et l’expérience mystique de l’unité, est le mythos, la quête, exprimée ou inexprimée, de notre époque.» (Werner Heisenberg, prix Nobel de physique).

Au printemps 1989, surgit l’équivalent alphabétique, l’anagramme parfait des 15 lettres du nom de la respectable Loge L’Arbre de Liberté  avec l’expression déterrer la Bible [1]! Cela démontre une fois encore que la Franc-maçonnerie est un véritable centre d’union, athanor culturel de l’œuvre à toutes les couleurs de l’humain. Et c’est cela qui fut célébré : l’anniversaire de la réconciliation du muthos et du logos une fois encore, l’affirmation d’être au cœur de l’aventure humaine, d’être tel qu’est représenté l’homme par toutes les civilisations et toutes les initiations : un arbre éternellement nourri à la fois par l’esprit et par la matière, à la frontière du visible et de l’invisible, une dualitude dirions-nous, une kratophanie dit Mircea Eliade.

Alors, derrière le sensible, qu’est-ce qui est intelligible dans cette commémoration ? La régulation de la continuité est organisée grâce à tout un ensemble de lieux, de décors, de costumes et d’activités fixant l’imaginaire et précisant les gestualités permises, définissant un rituel de circonstance en quelque sorte. De fait, on peut dire qu’une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’une prohibition. Elle est désordre, renversement des interdits et des barrières sociales, fusion dans une immense fraternité, par opposition à la vie sociale commune qui classe et qui sépare. On peut donc dire qu’elle manifeste la sacralité des normes de la vie sociale courante par leur violation rituelle. Toute tenue n’est-elle pas une fête en ce sens-là ? Et de ce désordre surgit un ordo ab chao qui devient lieu de passage de la horde vers l’homme, de l’homme vers le franc-maçon.

Les cérémonies de passage sont des célébrations d’intégration de l’impétrant. Comme l’écrit Louis Trébuchet dans son article Réflexions sur les dépouillements : «Tout rite de passage fonctionne globalement de la même manière : on se soumet aux anciens du clan pour acquérir, ou pour accéder, à leur savoir ou à une partie de celui-ci, le reste étant à acquérir par ses propres moyens. Le passage par le rite permet d’atteindre le statut de plein exercice que possèdent les membres déjà présents. Accédant au statut complet (parfait), le postulant/candidat aura le droit de partager les connaissances de la tribu, essentielles pour la survie. Que le savoir soit pragmatique ou non, il est présenté comme secret, ésotérique, mystérieux, sacré, ou religieux, ce qui ne change rien aux principes.» (p.2/11).

C’est aussi des cérémonies de transmission continue, plus ou moins ritualisées d’un contenu culturel à travers l’histoire depuis un événement fondateur (réel ou mythique) ou de temps immémorial, lequel constitue un facteur d’identité, de cohésion et de légitimation d’un groupe (Voir l’article Les triptyques initiatiques).

Mircea Eliade, à travers toute son œuvre, a montré comment de tels rituels constituaient une régulation sociale essentielle en intégrant l’individu dans l’ordre d’un  cosmos.  On y retrouve les thèmes de la séparation, les épreuves, la solitude, les voyages, le silence absolu, le serment, la naissance, la mort, les éléments, la lumière et l’agrégation au groupe…La cérémonie peut débuter par un isolement du reste du monde et une retraite dans un lieu symbolisant l’au-delà, les ténèbres primordiales, en somme la mort. D’autres rituels symbolisent cette mort initiatique de façon plus explicite. L’impétrant reçoit ensuite son initiation, la révélation des «secrets». Cette connaissance, parfois purement symbolique, change son statut ontologique. Les premiers catéchismes offrent une variété de réponses à la question, «Êtes-vous un franc-maçon ?» Ainsi, dans Edinburgh Register House MS et dans A Mason’s Confession la réponse est «Oui» ; dans le MS. Sloane 3329 “Oui, je suis un franc-maçon”;dans A Mason’s Examination “Oui en effet, je le suis” ; dans The Mystery of Free-Masonry «je le suis» ; dans Masonry Dissected  «Je suis reconnu comme tel et et accepté parmi les Frères et les Compagnons».

L’initiation se termine avec la renaissance du néophyte. Il retourne à la vie normale, portant des symboles de son nouveau statut (nouveau nom, tatouage, reconnaissance par les autres de son nouveau statut, …). Ainsi se dégage une succession d’évènements : la préparation du récipiendaire, les voyages associés aux éléments dans l’ordre air, eau, feu (avec une variante au RER : feu, eau, terre), le serment, la restauration de la Lumière, les premiers pas dans l’angle d’un carré long, l’investiture, la communication des modes de reconnaissance, la tradition des outils, la prise de possession de l’Angle nord-est, l’instruction, qui, d’un point de vue anthropologique recouvrent les trois étapes de tout rite de passage : isolation, déstabilisation, agrégation. Tout compte fait, la cérémonie d’initiation maçonnique n’est qu’un commencement permettant de sortir du Temple mais, surtout, d’y revenir pour poursuivre le chemin par réitération à chaque fois de nouveaux commencements.

Quelle est cette expérience qui nous fait avancer sans quitter un même lieu ? Qui nous fait progresser, qui nous transmute sans que nous soyons sortis du cercle de notre existence ? Quel est ce dépassement intérieur qui nous rejette en nous-mêmes, nous transforme ? Cette expérience c’est la lutte pour s’engendrer plus humain encore, et la récompense sera pour celui qui saura dompter le temps en décidant quand il est midi ou minuit pour lui. «Lorsque nous aurons atteint l’autre rive», écrit André Néher, «ce sera un autre nous-mêmes qui sera là-bas. Mais ici, nous luttons contre l’agonie (je dirai nous nous rendons dignes de l’épreuve humaine), essayant de renverser le temps, et par la mort, par la sanctification de l’instant de la mort, de donner un sens à toute notre vie».

Nous, tous les francs-maçons, travaillons de façon spéculative dans le temple pour porter à l’extérieur, dans le monde des réalités, notre capacité à la fraternité universelle. Voilà, c’est alors la naissance, c’est l’aube, c’est le ciel sur la terre, c’est le lever du soleil sur la nuit, sur tous les arbres de la Liberté.


[1] J’en fus un des membres fondateurs.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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