mar 03 décembre 2024 - 18:12

Insociable sociabilité

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons que l’Homme est contradictoire dans son essence.

La Bible l’illustre abondamment et, plus loin encore, en allant à la rencontre de la philosophie chinoise, on trouve fortement, dans le taoïsme, ce double symbole du Yin et du Yang qui exprime le principe de ces deux forces à la fois contraires et complémentaires aimantant et animant tous les phénomènes de la vie et du cosmos. En jetant ne fût-ce qu’un regard en arrière, la perspective est saisissante : la dague apparaît toujours sous le colifichet car c’est en conjuguant les puissances antagonistes du Bien et du Mal que se déroule, à l’infini, le grand huit de l’Histoire.

La franc-maçonnerie reprend cette thématique : il n’est que d’examiner le pavé mosaïque, ce damier alternant carreaux blancs et carreaux noirs qui recouvre le sol de nos temples et sur lequel nous posons notre tapis de loge, pour comprendre combien ce pendant terrestre de la voûte étoilée contribue à matérialiser notre espace sacré. En nous exhortant à « concilier les oppositions nécessaires et fécondes », le rituel nous invite non seulement à rechercher inlassablement un équilibre mais surtout à accepter la dualité, en aimant le monde tel qu’il est, c’est-à-dire dans la polarité qui en magnétise le déploiement.

Au-delà des apparences et des illusions, il nous appartient de reconnaître et de construire le socle de l’unité, sans jamais céder au pessimisme, à l’écart des idées obsessives – opiniâtrement guidés par l’esprit où fermente l’espérance. Tant, au fond, il serait étrange de considérer le biscornu comme une fatalité et l’abject, qui repose toujours sur de l’ignorance, comme un horizon. Oui, le ternaire passe par le binaire. Et cette formulation lapidaire paraîtrait tout aussi abstraite et vaine qu’une franc-maçonnerie balançant entre sévérité et mièvrerie, si l’engagement dans la cité ne venait constamment confronter la conscience et l’action aux réalités sociales.

Oh ! pas plus les unes que les autres ne sont toutes jolies, pas vrai ? Surtout depuis que nous savons Des choses cachées depuis la fondation du monde[1]. Quelque discutables sur tel ou tel point que soient ses théories, René Girard a placé la violence au cœur d’une anthropologie observant, sous tous les angles, les moteurs et les effets d’une rivalité mimétique portant l’imitation jusqu’à la jalousie et l’envie jusqu’au meurtre. C’est encore à notre bon vieux compère Kant que nous nous en réfèrerons pour finir, lui qui chercha avec sa précision chirurgicale à prendre la mesure de notre ambivalence foncière où le désir de l’autre le dispute à l’insubordination du moi, ce qu’il a si bien scellé dans un bel oxymore, faisant du reste l’objet de notre travail en Loge : l’insociable sociabilité[2].


[1] René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Recherches avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort. Grasset, 1978. Nombreuses éditions depuis 1983 chez Le Livre de Poche (coll. : Biblio Essais).

La 4e de couverture de l’édition originale présente ainsi l’ouvrage :

On savait depuis La Violence et le Sacré, que toute société humaine est fondée sur la violence, mais une violence tenue à distance et comme transfigurée dans l’ordre du sacré. Dans ce nouveau livre, René Girard applique cette intuition originaire au grand recueil mythique de la mémoire occidentale, c’est-à-dire à la Bible qui est toute entière, selon lui, le cheminement inouï vers le Dieu non violent de notre civilisation. Il s’ensuit une relecture critique et proprement révolutionnaire du texte évangélique qui apparaît d’un coup comme un grand texte anthropologique, le seul à révéler pleinement le mécanisme victimaire. Il s’ensuit aussi la fondation d’une nouvelle psychologie fondée sur un mécanisme simple et universel que Girard appelle la « mimésis » et qui permet de faire le partage entre les processus d’appropriation, générateurs de violence, et les antagonismes, producteurs de sacré. Chemin faisant, on assiste à de magistrales analyses comparatives de Proust, de Dostoïevski, de Freud et de Sophocle, à la lumière de cette notion nouvelle et qui se révèle particulièrement féconde du « désir mimétique ». […]

[2] « L’insociable sociabilité » (en allemand : die ungesellige Geselligkeit), expression oxymorique dont Emmanuel Kant dessertit les termes, dans le bref essai articulé autour de neuf propositions qu’il a publié en 1784 : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (titre original : Entwurf zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht). Pour accéder à la traduction de Philippe Folliot, en version numérique : cliquez ici.

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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