La traversée émotionnelle d’une vie maçonnique
La Franc-maçonnerie spéculative née en Angleterre au 18ème siècle est depuis, nous le savons, une longue histoire de traditions et donc de transmissions qui a le noble projet, par le biais des savoirs et connaissances échangés, de rendre meilleur tout ce qui forme l’Homme, l’Humain, l’Humanité. La loge maçonnique – sa représentation matérielle, qui s’est multipliée à travers le monde et vécue comme centre de formation, – est un « foyer de sens » pour les Initiés (es) qui, précisément s’y succèdent. Ils, elles entretiennent sa flamme et en maintiennent ainsi continuellement l’existence, au moyen de leurs travaux symboliques et pratiques.
Paradoxalement, les « chercheurs de lumière » qui frappent à sa porte, dûment enquêtés, reçoivent d’abord l’obscurité avec le bandeau noir qui leur voile les yeux avant d’être interrogés sur leurs motivations et opinions. Puis après les épreuves d’une initiation aux phases volontiers mouvementées, les récipiendaires deviennent Apprentis (es), astreints au silence pendant plusieurs mois. Pour mieux écouter, mieux observer puis bien interpréter les échanges verbaux, régulés par le Vénérable Maître, animateur du groupe. Et enfin, de Compagnonnage en Maîtrise, vient pour les initiés (es) le temps d’une maçonnerie de plein exercice, inter-fraternelle, avec bien entendu ses joies et ses peines, ses ouvertures et ses obstacles.
Si ce processus graduel, emprunté à la hiérarchie de nos cousins, les vaillants bâtisseurs de cathédrales médiévaux, ne relève plus d’aucun mystère à force d’être raconté et commenté par les médias, il est en revanche moins fait de cas de la vie, à la fois émotionnelle et relationnelle du franc-maçon, de la franc-maçonne contemporains. Quid de leurs ressentis, de leurs désirs, de leurs manques ? Car, à n’en pas douter, la franc-maçonnerie, tout en s’attachant à les perfectionner, à en faire des « mémorants » et des éclairés, des altruistes et des passeurs, est bel et bien pour lui, pour elle, certes un lieu d’épanouissement, mais aussi – ne nous le cachons pas – de résistance aux frustrations diverses maintenues par l’exigeante tradition ! Le bandeau qui prive brutalement de la vue et le silence imposé – sont les deux premières contraintes à accepter et à considérer comme précieuses et enrichissantes, pour la suite du parcours.
Longtemps fixée et fermée sur elle-même – comme l’Eglise son modèle religieux – persuadée de son auto-suffisance avec son système rituélique, la franc-maçonnerie, par l’apport même desdits initiés (es), commence à s’ouvrir vraiment à la modernité et à sa technologie au début de ce 21ème siècle. Le risque sectaire de divers obscurantismes – qui a plané un moment sur le symbolisme maçonnique – est évité de nos jours par l’introduction dans son fonctionnement des saines et diverses sciences humaines. Au judicieux « Connais-toi toi-même » de Socrate, répondent maintenant en écho complémentaire les injonctions « Deviens qui tu es » de Friedrich Nietzsche et « Au commencement était l’action » de Sigmund Freud. A la philosophie gréco-romaine et à la psychanalyse théorique, s’ajoute même aujourd’hui à son programme le concours de la si pratique Analyse Transactionnelle d’Eric Berne, lequel nous rappelle qu’« Il n’est d’être humain qu’en relation ».
Pourquoi communiquer
La question se pose en effet. Réponse qu’il est bon de méditer en loge et au dehors : Parce qu’à l’exemple de la nourriture, indispensable à sa survie, le petit d’homme – dès sa venue au monde et longtemps encore – a besoin de marques d’attention. De ses parents ou leurs substituts d’abord, de son entourage ensuite. Le bébé reçoit les « signes de reconnaissance » attendus sous forme tactile (étreintes, caresses, baisers). Leur manque peut entraîner la mort, comme l’ont montré en 1945 les travaux du psychanalyste américain René Spitz, précisément rappelé par le précité Eric Berne.
Fondamental dans la prime enfance, ce rapport cutané est moins recherché plus tard. Le regard, le sourire, le geste, la parole, l’écrit, entre autres manifestations, sont progressivement reçus des autres comme des gratifications sociales de remplacement. En ce sens – entrons ici en loge – ce n’est pas un hasard si ses concepteurs initiaux ont placé les rangées de bancs, face à face. Je me sens exister en loge parce que mes yeux rencontrent ceux de mon frère, de ma sœur, en face de moi. Et son regard, son sourire, son accueil en somme, agrémentent, renforcent, confirment cette fraternité, cette sororité.
Partant, on le voit, c’est le cas de le dire, la satisfaction de cette soif de stimulations à distance, par sa sincérité même, se révèle capitale. Au manque de considération, et pire, à l’indifférence (ça arrive, même en maçonnerie, de la part de membres « dans la lune », comme figés dans leur pensée !) les grands enfants que nous sommes restés, peuvent parfois préférer les contacts dévalorisants du type « reproches ». Lorsque, c’est regrettable, mais possible, un conflit nous oppose ! L’essentiel est de communiquer. De se parler, même des yeux !
La neurologie et la psychologie nous ont donc appris que nous avons un besoin vital de ces signes de reconnaissance comme autant de nutriments psychiques pour notre développement. Notre cerveau est « agi » par le « principe de plaisir » et il a besoin de récompenses. Les gratifications, du simple mot « MERCI » à la réception d’une distinction (médaille maçonnique pour assiduité, par exemple), déclenchent la circulation d’hormones bienfaisantes dans notre corps.
Les Américains nomment « strokes », ces stimuli, positifs ou négatifs, qui, tout au long de notre vie, nous sont nécessaires. Il y a aussi une vie sociale, au sortir de la loge, du remerciement reçu lorsque nous cédons notre place dans le métro, au reproche à coup de poing dans le mur mitoyen du revêche voisin de palier, pour le son trop fort de notre téléviseur, lorsque nous rentrons à l’appartement, dynamisés par une tenue joyeuse ! Enfin une réaction de ce locataire d’habitude très distant !
Pour l’Analyse Transactionnelle, il existe quatre types de signes de reconnaissance » qu’elle qualifie de stimulations. Les dialogues de divers films à succès nous offrent bien à propos de célèbres exemples, que nous gardons en mémoire :
- Stimulations inconditionnelles positives (Un amoureux à sa belle : « Tu es un soleil !»)
- Stimulations inconditionnelles négatives (Fernandel à son interlocuteur dans le film « le Schpountz » : « Non seulement, tu n’es bon à rien, mais tu es mauvais en tout »
- Stimulations conditionnelles positives (Jean Gabin à Michèle Morgan dans le film « Quai des brumes » : « T’as d’beaux yeux, tu sais »)
- Stimulations conditionnelles négatives (Une femme à son mari : « Tu es ridicule avec une cravate à pois sur ta chemise rayée).
Autant de mots qui sont des caresses ou des projectiles, autant de signes de reconnaissance, positifs ou négatifs, pour celui ou celle qui les reçoit. Le cinéma nous le confirme : Il s’agit d’être « reconnu », d’une façon ou d’une autre, plutôt qu’ignoré !
« Etre reconnu », ne concerne pas seulement les célébrités passant dans la rue ! C’est aussi et surtout, en tant qu’être humain anonyme, en même temps bénéficier de la confiance de quelqu’un ou d’un organisme et lui accorder la sienne, en termes de valeurs. Il est d’ailleurs curieux et même émouvant de constater que les postulants accordent aujourd’hui majoritairement leur confiance à des Obédiences, sans vraiment les connaître (candidatures spontanées) alors qu’il n’y a pas si longtemps un « parrainage » par un maçon ou une maçonne constituait le processus normal. Lesdites Obédiences (un mot, remarquons-le, qui contient le verbe « obéir ») s’imposent d’entrée en « maîtres du jeu » qui, en quelque sorte accordent à un demandeur la faveur de l’accueillir en leur sein.
Sans conclure qu’il « il n’est pas d’instance de pouvoir qui ne trouve immédiatement ses soumis », il convient toutefois pour le postulant d’être prudent et de s’enquérir dans quelle organisation il s’engage. Trop de candidats s’aperçoivent après-coup qu’ils n’ont pas frappé à la bonne porte… et plus de 30% quittent la franc-maçonnerie dès la première année de leur entrée. L’obligation de servitudes, le ressenti de bizutage, le sentiment d’infantilisation, la progression « à la tête du client » autant de faits, avérés ou non, autant de motifs mal vécus, incitant parfois à prendre la fuite ! Il vaut mieux d’ailleurs descendre du train dès la prochaine gare quand une sage prémonition annonce une traversée interminable dans un morne « transsibérien » ! Les paysages du symbolisme en marche ne conviennent pas à tous les regards.
L’avant-dernier article du Code Maçonnique (19ème siècle) qui précise entre autres recommandations : « Ne blâme point et loue encore moins » (quand on aimerait lire aujourd’hui « Blâme si besoin et loue à raison ») a pu faire penser qu’on ne doit pas flatter en maçonnerie. C’est à dire qu’on n’admire pas, qu’on ne complimente pas, qu’on ne remercie pas en maçonnerie. Ce qui est un contre-sens, une ingratitude, et du coup pour certaines âmes sensibles, une nouvelle frustration. Cette coutume n’est évidente pas du goût du frère ou de la sœur qui a « sué sang et eau » sur la rédaction d’une planche. Et n’étant pas un ou une « littéraire » y a mis tout son cœur. Au vrai, un élan bien plus beau qu’un vocabulaire ampoulé et pas forcément sincère !
Il y a fort à parier que cette consigne du non-remerciement vient d’un temps pas si vieux – les religions ont ici leur part de responsabilité – où l’on s’interdisait de montrer ses émotions, (j’ai entendu des maçons confirmés me conseiller fortement cette conduite dans les années 80) de manifester quelque plaisir, de montrer quelque signe de bonheur !
Raison de plus – revenons ensemble quelques secondes en enfance – pour rire aux éclats en cachette à l’école ou au catéchisme. L’interdiction vaut permission ! Qui pourrait croire que Jésus ne plaisantait pas avec Marie-Madeleine et ses apôtres ?! Rappelons-nous avec Rabelais cette fois que : « Mieux vaut écrire des choses drôles que tristes parce que le rire est le propre de l’Homme ! Reste à savoir par quelle bizarrerie de la langue française, qui adore les contradictions, on remercie aussi quelqu’un …pour le congédier ! Lui dire « Merci » serait alors mauvais signe, en le gratifiant pour le service rendu antérieurement mais en lui annonçant dans la même phrase son renvoi prochain ! La perfidie de la simultanéité !
L’utopie maçonnique
Utopia a longtemps été le nom de l’étoile la plus éloignée de la terre. Aujourd’hui, le télescope le plus perfectionné vient de détecter un astre encore plus lointain dénommé Icare. Mais le nom de la première étoile a été conservé pour désigner par « Utopie » un idéal, une vue de l’esprit irréalisable, parce que ne tenant pas compte de la réalité. Un doux délire en somme.
Or, n’oublions pas qu’il a été longtemps utopique de penser que des hommes iraient un jour sur la lune. « Ce que tu peux rêver, tu peux le réaliser ! » a dit un autre jour le président John Fitzgerald Kennedy. Et le 21 juillet 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin (un franc-maçon) deux des trois astronautes de la mission Apollo 11, entraient dans l’Histoire en devenant les premiers hommes à se poser et marcher sur la Lune !
Si nous raisonnons cette fois en francs-maçons réalistes, c’est à dire en soldats pacifiques et les mains ouvertes, demandons-nous d’abord si notre fraternité est vraiment effective et totale en loge ? Si ensuite elle peut être universelle ? Si nous pouvons éradiquer toutes les maladies et la faim dans le monde ? Si nous sommes à même de stopper les conflits qui le meurtrissent ? Et si au final, il est de notre pouvoir de répandre l’Amour parmi les Hommes ? La réponse est évidemment NON !
Nous ne sommes pas omniscients et ne pouvons aimer la terre entière ! Et pourtant, nous nous engageons, tenues après tenues, à notre mesure, avec notre bonne volonté en bandoulière et le souci de l’autre en ligne de mire ! Parce que malgré tout, l’espoir d’un monde plus adulte, plus responsable, plus chaleureux, nous anime. Parce qu’en nous, une petite voix nous dit que l’utopie est l’antichambre du réel. Et parce que nous nous efforçons aussi d’écouter à l’extérieur du Temple ces autres voix de personnalités encourageantes et persuasives.
Tel Lanza del Vasto :
« Tiens-toi droit et souris ! Je vous le dis, celui qui sait faire cela en tout temps, par la tempête comme par beau temps : garder envers et contre tous droiture et bienveillance, celui-là, c’est un saint, un enfant pour l’éternité. »
Et aussi Carl Gustav Jung :
« Tu veux un monde meilleur, plus fraternel ? Eh bien, commence à le faire : fais-le en toi et autour de toi, fais-le avec ceux qui le veulent. Fais-le en petit et il grandira. »
Alors, en marcheurs optimistes et solidaires que nous sommes, nous avançons, à notre rythme ! En prenant soin de ne laisser personne sur le bord du chemin. Les cathédrales sont construites, il ne s’agit plus d’élever des murs mais de jeter des ponts devant nous, pour rejoindre nos frères et nos sœurs des autres rives. Nous le savons, l’ange et le démon sont en chacun de nous. Nous nous ennuierions si nous étions parfaits ! Si nous n’avions pas à combattre cette agressivité, à neutraliser cette violence, à chasser cette bestialité encore en nous ! Pour devenir plus Homme et faire œuvre d’Homme sur une planète qui est en manque précisément, d’humanitude. C’est de conquêtes sociales et non de territoires dont nous avons besoin. C’est de partage et non d’appropriation que nous manquons. C’est la liberté, l’égalité et la fraternité, ces valeurs à nous si chères comme à tout citoyen qui sont toujours à répandre, et non la domination, la soumission et la peur qui, elles, sont à combattre et dissoudre !
Dans toute utopie, il y a une grande part d’impossible et une petite part de possible. Penser à la concorde universelle, à la fédération des peuples, à un gouvernement mondial, c’est sans doute relever de la mégalomanie et être saisi d’hubris (la démesure) des grecs anciens. Aider les mal-voyants à traverser la rue, faire les courses de personnes âgées et seules, initier ce frère ou cette sœur à l’informatique, inviter ce voisin de palier un peu bourru à prendre l’apéritif chez soi, s’attendrir devant un violoniste qui fait la manche dans le métro et lui donner une pièce, sont les gestes individuels, bien plus modestes mais à notre portée. C’est transformer quelque peu, petit à petit, cette fameuse utopie en actes concrets du quotidien.
Améliorer à sa façon la condition humaine, n’est-ce pas finalement devenir meilleur soi-même ?! La franc-maçonnerie est une tradition qui, espérons-le, a de l’avenir. Nous ne cessons de vénérer avec raison et respect dans nos planches les frères et les sœurs célèbres qui en ont ouvert les chantiers et sont maintenant passés à l’Orient Eternel. Ce n’est pas leur faire injure que de fréquenter un peu moins les cimetières où ils reposent pour continuer un peu plus chaque jour la route qu’ils ont tracée. Et penser ainsi davantage à l’Art royal de demain. Il convient maintenant de monter sur nos propres épaules, à la fois pour grandir et découvrir l’horizon. Parce que l’Homme, ne l’oublions pas, est aussi un projet.