L’Homme ne s’est pas créé lui-même. Lorsque l’imagerie occidentale nous ramène à Adam et Eve, au hasard des pages illustrées d’un catéchisme d’enfance, ou devant un tableau de musée, que découvre-t-on, en regardant bien ? Nos premiers parents n’ont pas de nombril ! De la sorte, depuis la Genèse, les successions humaines, par définition, se reproduisent… mais ne cessent de s’interroger sur leur créateur initial ! Pour dépasser ce mystère, elles ont d’abord inventé des divinités génitrices, puis du polythéisme, sont passées au monothéisme avec les religions du Livre. Autant de « productions » de leur imaginaire, autant de symboles « compensateurs » pour apaiser ce manque existentiel. L’Homme moderne continue de le subir et il éprouve toujours la même obsession lancinante, frustrante : celle d’un point de départ de l’univers, d’un début à connaître, et donc, d’un « comment » et d’un « pourquoi » de sa propre histoire. Le franc-maçon, la franc-maçonne, infatigables quêteurs de sens, s’interrogent évidemment de la même façon, au sein de leur monde allégorique, à partir du précité « conte fondateur ».
Le « comment » résiste encore à la science, malgré ses fantastiques avançées. Il est peu probable qu’elle réponde au « pourquoi » ?! Or, le « pourquoi », c’est la caractéristique même de l’Homme. Voilà donc, tel qu’il est, telle qu’elle est, celui, celle, qui aujourd’hui, vient frapper à la porte du temple maçonnique. Un, une profane qui, de fait, contient trois personnages : le logicien héritier de la raison et du rationalisme des Lumières, l’expert modelé par les outils de la technologie contemporaine et rompu à leur usage, et aussi, heureusement, le poète, que son imaginaire avide invite à rêver davantage, seul, ou mieux, en communauté. Parce que, à l’époque de l’avion supersonique, du TGV, de l’ordinateur et du téléphone portable, certes, les « hommes connectés » communiquent de plus en plus… mais se parlent de moins en moins ! Ce qu’on appelle « vivre ensemble » aujourd’hui correspond trop souvent à une « proximité séparée »… par bien nommé « écran » interposé, support d’un échange écrit silencieux et d’images immatérielles ! Ordinateur ou…désordinateur !
Qu’est-ce que l’Homme ?
La vie de cet homo mediaticus – primate dit supérieur – ne commence pas dans les meilleures conditions. Une imperfection de la nature le fait venir au monde prématuré. S’il naissait vraiment à terme, ce serait une catastrophe, vu la taille de son crâne et l’étroitesse du bassin maternel, due à la station debout. Accouchement signifierait mort du bébé et de la mère, et très vite disparition de l’espèce humaine ! De la sorte, depuis des lustres, pour la survie même de l’Homo sapiens sapiens, le petit d’homme, incapable de marcher, doit être assisté par sa mère et son entourage pendant de nombreux mois. Tandis que le poulain, entre autres animaux, se dresse sur ses pattes et court, quelques heures après sa naissance ! On peut ici se poser la question : qu’est-ce que l’homme, cet être inachevé ? A cette question, c’est Sénèque, le philosophe antique, qui répond le premier : « L’homme est une chose sacrée pour l’homme. »
Mais, au vrai, l’homme est-il « la mesure de toutes choses » comme l’affirme de son côté le sophiste grec Protagoras ? Avec la raison, l’intuition et l’imagination, ces trois soeurs qui se chamaillent en lui, l’homme n’est-il pas au contraire… la démesure de toutes choses ! Car enfin, qu’est-ce que l’Homme, sinon un être dont cette raison est sans cesse bousculée, mise à mal, défiée par les deux autres, ces deux espiègles poétesses, vitales mais non fiables, la pythonisse et la « folle du logis », ainsi nommées par les Grecs antiques. Certes, l’Homme doué de raison – qui ne veut pas avoir raison mais raisonner c’est celui qui, sans passion excessive et grâce à une pensée cohérente, cherche à distinguer le réel de la fiction, le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, le bon du mauvais.
Mais… cet Homme raisonnable doit compter également avec son affectivité, qui le rend aussi tantôt euphorique, tantôt angoissé, autant dire dominé par ses émotions, incertain, jaloux, méchant, violent – ne vivons-nous pas cette violence au quotidien ? – et dont l’intuition peut lui donner une prescience des choses, comme le soumettre à l’erreur totale. Quant à son imagination, elle fait de lui un être subjectif, prompt à la pensée magique, au merveilleux, aux signes, aux coïncidences, qui refuse la mort, se berce d’illusions, croit plus au destin qu’à son libre arbitre, et par là même se pense agi par le sort, voire les forces de l’esprit. Ainsi est l’Homme, un être à la fois multiple et incomplet, commun et paradoxal, davantage disposé, par nature, au plaisir qu’à l’ascèse, à la croyance qu’à la preuve, au désordre qu’à la sagesse… Ainsi nous sommes !
C’est peut-être après ce constat, qui sait, que celui ou celle souhaitant s’améliorer, se retrouve un jour en maçonnerie, dans le cadre des valeurs du rite choisi parmi ceux offerts. L’ère de la technologie nous fait faussement croire que la raison est aux commandes de notre psychisme et que l’intuition et l’imagination ont un rôle secondaire, voire fantaisiste ou toujours dangereux. « Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit », dit fort à propos Jean-Jacques Rousseau. Nous avons pris l’habitude de juger notre société des Hommes en termes d’actes rationnels et irrationnels. Or, on entend par « irrationnel » – avec un brin de moquerie – non seulement ce qui n’est pas explicable par la raison, mais ce qui serait faux, trompeur, illusoire, farfelu, « tordu ». Cette attitude fait ainsi bon marché de l’une des fonctions principales de notre psychisme : l’imaginaire, qui abrite en son sein notre imagination.
La puissance de l’imaginaire
Par le truchement de cet imaginaire – siège même de nos croyances – qui nous permet de nous évader de notre scaphandre personnel et d’agrandir notre espace mental, nous exprimons toute cette part « irrationnelle », difficilement contrôlable de nous-mêmes, sans laquelle nous ne pourrions pas vivre une vie riche et pleine. Nous jouons les rationnels purs et durs et, dans le même temps, indisciplinés, nous succombons à nos faims, à nos pulsions, à nos caprices, toujours nouveaux. À travers nos contemplations, nos coups de foudre, nos achats même, dits impulsifs. Un regard en forme de promesse, un concerto de Mozart, un coucher de soleil sur la plage ou une paire de chaussures en vitrine, peuvent littéralement, irrésistiblement, nous emporter. Notre vie ne serait-elle pas bien triste si elle n’était que raison, et sans les lumières de nos fantasmes, ces délicieux aiguillons du désir !
Nous sommes rationnels mais – il faut bien le reconnaître – fascinés par l’irrationalité. Qu’il s’agisse des mystères des cultes antiques, des turbulences alchimiques ou des pratiques occultistes. Autant de bains de jouvence pour notre esprit curieux, assoiffé d’aventures énigmatiques. Le succès, du Da Vinci Code de Dan Brown – vendus par millions d’exemplaires en son temps – ne s’explique pas autrement. Mais il ne faut pas mélanger les genres littéraires ! Il peut apparaître contestable, voire regrettable, que ces livres – et d’autres surfant sur la vague ! – permettent aujourd’hui au genre « polar » d’installer son théâtre au cœur de la franc-maçonnerie, au risque d’en brouiller l’image ! Or, de l’image à l’imaginaire, la distance est très courte !
Pour vivre, nous avons d’abord besoin de pain et d’eau. Mais aussi d’un passé, d’amour et de rêves. Donc de narrations et d’émotions conséquentes ! Puisque la science ne répond pas, ou mal encore, aux trois questions qui nous taraudent « Qui suis-je ? », « D’où viens-je ? », « Où vais-je ? », il faut bien que notre imaginaire espiègle compense, joue, bref, qu’il dessine des arcs-en-ciel devant nos yeux, pour enchanter le monde ! Nous sommes des êtres de désirs, de répétition et d’imitation. Dès lors, le désir de croire, au surnaturel et au merveilleux, entraîne en nous celui d’entendre, et de réentendre – de déguster comme autant de bonbons de l’esprit – des histoires, en l’occurrence, fondatrices.
Rappelons-nous notre enfance et notre propension à nous faire répéter sans fin des contes de fées, avant de nous endormir, tels Le Petit Chaperon Rouge, Le Chat Botté, ou Le Petit Poucet. Ces récits, tranches de vie insolites mises en mots, ont permis à chacun de nous, en devenant inconsciemment un héros de fiction, de se créer une mythologie personnelle. « Dis-moi quel est ton conte de fées préféré, et je te dirai qui tu es ! » affirme le psychologue Bruno Bettelheim. Qui dit mythe dit passé. Nous rattrapons ici à la fois l’interrogation de l’Homme devant l’image d’Adam et Eve. Et son grand fantasme: s’attribuer une rétrospective et finalement revendiquer une origine toujours plus lointaine ! Sur ce plan, il n’est qu’à constater le succès actuel de la généalogie familiale !
Un roman vivant
Entre naissance et mort, nous suivons une trajectoire que nous jalonnons de questions, précisément parce que nous voulons donner du sens, non seulement à la vie, mais à notre vie personnelle. Que signifie « donner du sens » ? Notre esprit veut appréhender, apprendre, connaître, découvrir la cause des choses, leur raison d’être et l’avantage de vivre. Apporter des « parce que » aux « pourquoi ». C’est le fondement même de la science. De la sorte, dans cet espace-temps dont nous ignorons encore tout et où nous vivons, nous avons inventé la durée. Comme à l’image de la nature, qui a horreur du vide – selon l’expression d’Aristote – notre souci premier est de remplir cette durée de vie. Pour tenter de gérer ce milieu spatio-temporel indéfini, nous l’avons référencé en Occident à partir d’un « instant zéro » censé correspondre à la naissance de Jésus-Christ. Puis séquencé en un immense « calendrier-agenda », rouleau historique, parfaitement artificiel, que nous déployons et structurons au fil d’années de 365 jours, en fêtes renouvelées, en dates anniversaires, en rituels saisonniers. Bref, en marqueurs du temps. Ainsi se déroule, se déplie, s’étire le sens humain au cours des diverses activités que nous avons inventées pour passer, pour occuper le temps, notre grande… préoccupation vitale !
Nous sommes reliés les uns aux autres par la grande chaîne du langage dont nous sommes dotés. Et parce ce que nous aimons raconter, c’est par le récit, répété, augmenté, renouvelé, maquillé même, au long de l’histoire humaine que nous apportons sans cesse de la signifiance aux choses de la vie. Nous pouvons même dire que le récit, sous toutes ses formes, a sauvé l’espèce humaine. Parce que son intelligence s’est heurtée et se heurte encore, malgré les progrès fulgurants de l’astrophysique, tant au mystère de l’univers qu’à celui de sa propre existence, l’homo sapiens a fini par croire à ce récit !
Puisqu’ il ne s’est pas fabriqué lui-même, il s’est donc inventé une origine, des cieux et des dieux, puis, selon les cultes, un dieu et un diable, un paradis et un enfer. Est ainsi entrée en scène, toute une « palette narrative », religieuse mais aussi profane, née de sa pensée en liberté : mythes et allégories, histoires et contes, fables et légendes, paraboles et métaphores, etc. Autant d’écrits qui ont permis la constitution de l’imaginaire maçonnique, tout au long de ses rites, lesquels s’appuient sur la variété des livres sacrés. De la Bible au Zend Avesta ! Chacun d’eux est largement composé de constructions fictives et de réalités magnifiées. Ne pouvant expliquer les mots que par d’autres mots, nous devons ainsi être conscients que nous vivons dans une fiction circulaire permanente ! Le rôle de la mythologie n’est pas de dire le vrai ou le faux, mais de décrire une réalité. Celle qui est la nôtre !
Avec ladite fiction – du « mensonge accepté » – nous fabriquons de « l’humain » ! C’est-à-dire que nous produisons par le langage, certes des chimères au sens courant, mais aussi, des possibles – tel que nous francs-maçons l’entendons – des principes, des idéaux, des projets, des buts à atteindre. L’Art Royal a ainsi contribué en son temps à la conquête de nombreux progrès sociaux (Liberté d’association, laïcité, congés payés, libéralisation de la contraception et de l’avortement, entre autres), que l’on a pu croire… impossibles. Tout comme elle montre sa curiosité active aujourd’hui pour la bioéthique, l’écologie, l’utilisation des nouvelles technologies.
Nous avons une carte d’identité qui devrait être une carte de différence ! Nous pouvons aisément constater que nos nom et prénom sont des attributions, donc des fictions, avec les histoires de leurs parcours qui s’y rattachent. Même constat pour notre date de naissance qui sort d’un calendrier conventionnel. Même observation encore pour notre généalogie et notre nationalité, qui résultent évidemment de divers mélanges. Nous n’existons que par d’autres qui vivent en nous ! Autant de destinées individuelles dans notre rétroviseur familial, autant d’évènements incertains, déformés, enjolivés, cachés peut être, qui font de notre personne sur la grande scène de la vie, un roman ! Chacun de nous est ainsi un roman vivant ! A noter ici que le mot « personne » vient de la langue étrusque, qui veut dire « masque de théâtre » !
Le passé n’existe que par nous, imaginé et raconté. De même pour le futur. Par le récit, c’est-à-dire la création, la transposition, la représentation, la transformation, le symbole, bref par la fiction, toujours ! Ce sont des outils précieux pour nous, puisque, nous le savons, c’est de la métaphore que naît le sens. Dans les bons récits romanesques, ce n’est pas le bien et le mal, ce duo simpliste et moralisateur qui est mis en avant, mais plus finement, le profitable et le détestable, l’acceptable et l’intolérable. Bref, le positif et le négatif.
Les mythes, allégories et légendes qui enrichissent nos rites et rituels – à la différence des représentations collectives, films ou pièces de théâtre – sont « incorporables », par chacun de nous, notamment dans l’intimité de la lecture. Elle nous permet ainsi, par appropriation, de mieux encore nous identifier aux héros en présence et d’en éprouver les enthousiasmes et les tourments. Que cette identification nous inspire l’empathie, la sympathie, la compassion, l’amour. Autant de vertus à même de « créer du lien » sur le chemin de l’autre. Le sens de l’existence humaine est bel et bien déterminé par notre vision du monde ! Et notre interprétation. Pour penser et agir.
Le rêve, la fiction conditionnent notre psychisme. Dès lors, gare aux fantaisies de notre cerveau inventif qui peut modifier notre discernement ! Une croyance fanatique et mortifère peut m’imposer de me ceinturer de dynamite à l’horrible fin de me faire exploser dans un autobus bondé ! Une autre, bénéfique et altruiste, peut m’inciter à devenir un donneur de sang ou de moelle régulier ! Pour ou contre la vie : A moi de choisir le bon modèle. La lumière, non les ténèbres ! Elle me commande de nuancer mes opinions. A moi d’écouter ma raison. Et de retarder mes jugements définitifs. Le doute est la certitude du maçon.
Ce n’est pas par hasard si le prestigieux Temple de Salomon, ce séculaire et fantasmatique « donné-à-penser, avec les fables qui gravitent autour, unissent, à tous leurs rites, tous les francs-maçons du monde. Peu importe si l’un et l’autre ont existé ou non ! Cette épopée de pierres – récit biblique mêlé d’hypothèses historiques -, nous permet, encore et toujours, de réfléchir de manière constructive, au rythme du sablier temporel. Parce que de la fiction – ou pour le dire autrement, de la poésie – peuvent surgir sans cesse de nouveaux sens maçonniques. Des sens novateurs, et en même temps performants. Autant de significations originales, générées par nos indispensables « pourquoi », périodiquement actualisés, et à visée créative. Il s’agit, après chaque tenue en loge, de passer du jeu intellectuel (commentaires du rite) au geste effectif (réalisations dans la cité). Ce passage à l’acte – de l’esprit à la main – renvoie à l’étymologie du mot composé « franc-maçon » : Libre de faire !
« L’imaginaire et le réel forment un tout indissociable » (Georges Duby).