Un Grand Maître, vers l’an 2000, asséna lors d’une tenue exceptionnelle par le nombre de présents, l’énormité suivante : « On ne remercie pas en Franc-maçonnerie ». Et hélas, cette contre-vérité a prospéré en quasi-banalité aujourd’hui ; car elle est bien pratique pour planquer l’indicible. Je l’expliquerai plus tard. Il est temps de remettre rapidement les pendules à l’heure. Car cette déclaration est un véritable coup de poignard dans le dos de la fraternité maçonnique, entre autres.
Mais depuis 20/25 ans la psychologie s’est enfin intéressée aux émotions positives, ce qui n’était pas sa préoccupation auparavant. Le Grand Maître avait donc bien des excuses, mais nous reviendrons sur les soubassements inconscients probables d’une telle déclaration. Car elle est accueillie comme une évidence vertueuse.
Un peu de recul et des exemples. Remercier avec sincérité et cœur[1] est un des fleurons de la mise en pratique de la gratitude. Or celle-ci fourmille maintenant d’expériences, d’études, de tests… révélateurs sur son pouvoir : apporter du bien-être. Et par là, participer au bonheur. Certains chercheurs prétendent même que la gratitude rend plus satisfait de sa vie, plus apte devant les transitions difficiles, plus joyeux dans les relations individuelles ou de groupe. Aussi n’est-il pas étonnant que ce mot devienne peu à peu un pensionnaire assidu de nos échanges. La conclusion est simple pour la fraternité maçonnique : la gratitude en est le pilier principal.
Avant d’aller plus loin, rappelons-nous ce que signifie ce type de reconnaissance réciproque : je témoigne à l’autre du bienfait qu’il m’a apporté avec ce qu’il a dit, a fait. L’autre est ravi(e) et moi aussi car j’ai été chaleureux. Les deux parties sont gagnantes. Une des pratiques de base de la gratitude est le remerciement sincère et authentique. Avant d’en tirer des conclusions évidentes pour nous, deux exemples d’expériences connues qui démontrent la puissance de la gratitude dans le bien-être réciproque.
Le déjeuner, dans ce restaurant est terminé. Une des serveuses, qui fait partie de l’expérience, déclare aux convives : « Ce repas, dites-vous, vous a bien plus. J’en suis très contente pour vous et je vous en remercie ». Autre test : écrire « merci » sur l’addition. Le pourboire, même s’il est devenu moins fréquent, salue la gratitude de la relation . Ce qui n’est pas le cas, conclut l’expérience, avec des « Merci beaucoup et bonne journée » indifférents. A fortiori, s’il s’agit d’un simple : « Au revoir Messieurs/Dames ».
Autre expérience connue et riche d’enseignements pour nos prises de parole sur les colonnes : les clients d’un magasin de bijoux, appelés et remerciés pour leur achat, ont augmenté de 70 % leurs achats ultérieurs. Par contre, des clients, appelés et informés de soldes en magasin, n’ont montré qu’une augmentation de 30 % de leurs achats. D’autres clients n’ont pas été appelés ; ils n’ont pas augmenté leurs achats.
Soyons donc, mes Frères, mes Sœurs, des praticiens convaincus de la gratitude : elle fait du bien au Frère, et à la Sœur qui a parlé, agi. Et elle déclenche en nous du bien-être, celui de se sentir bienveillant. « Je te remercie… » devient donc une nécessité entre nous. N’avons-nous pas de cesse de promouvoir la fraternité ? Mais il y faut des conditions. D’abord, le remerciement doit venir du cœur. Rien n’est plus déplorable que la tricherie qui est vite perçue par le partenaire, à la vue de notre visage, nos mots et notre intonation. Ensuite, la « technique » doit être bien maîtrisée par le locuteur. Quelques exemples divers : Une Sœur se lève et déclare, après la planche : « Merci, mon Frère pour cette planche intéressante. Moi je pense aussi que… » : zéro pointé ! Un Frère, lui, avoue , sans préambule: « Mon avis est différent de ce que nous avons entendu » . Autre zéro ! Passons à d’autres réactions, mais elles, empreintes de gratitude : « Tu m’a appris, mon Frère, que la fraternité n’est pas universelle dans l’âme humaine. Et je te remercie pour me l’avoir fait découvrir ». Est-ce à dire que la gratitude ne peut être de mise en cas de désaccord ? Pas du tout ! Écoute cette Sœur : « Tu as une conception de la mixité qui me choque ; mais je t’ai bien écouté et tu as ouvert mes convictions, même si je reste sur mon avis. Mais ta différence m’a enrichie et je t’en remercie beaucoup ».
Il nous reste donc, pour plusieurs d’entre nous, à apprendre à nouer des relations de gratitudes. Nous ne l’apprenons pas encore à l’école. Pour certain(es), c’est spontané ; pour la majorité, c’est une nouveauté. Voici un beau projet pour les obédiences qui devraient devenir, justement, des centres de formation : apprendre à augmenter le bien-être de l’autre et le sien en même temps, grâce aux éclosions de gratitude.
Pour clore temporairement cet apport, revenons à notre Grand Maître, avec sa déclaration. Elle s’est trop souvent insinuée dans nos croyances. Ce n’est pas un hasard. La rationalisation, à savoir la justification de l’interdit du « merci » est le plus souvent celle-ci : remercier l’autre, c’est le forcer à se sentir notre obligé. C’est le traiter avec hauteur. Bref c’est écorner cette égalité à laquelle nous tenons tant ! En fait, comme toujours, il se cache sous ce genre de propos, ce masque prétendument rationnel, un dispositif inconscient complexe bien entendu. Mais dont la dominante, en l’occurrence, pourrait être, en simplifiant, une expression enfouie de la violence innée de l’humain. A savoir, être mu, à son insu par un : « Je ne te dis pas merci, car tu m’emmerdes à vouloir parader avec ton discours ». Nous sommes, en effet, loin de la justification : le respect de la liberté et de l’égalité !
Prenons donc conscience, autant que faire se peut, de notre pulsion de violence, exprimée, par un « On ne remercie pas en Franc-maçonnerie ! ». Aujourd’hui, on sait que la gratitude est déterminante dans le partage du bien-être. Elle est, à n’en pas douter, le levier essentiel d’un égrégore qui nous aligne dans nos affections partagées.
[1] Pas par politesse automatique…
Belle contribution !
A titre personnel, l’interdiction du remerciement me gonfle tout autant que les marques appuyées (et parfois flagorneuses) de gratitude.
Tout est une question de dosage je pense, sachant qu’on ne s’adresse jamais directement à un frère en tenue mais toujours par l’intermédiaire du VM.
Bonjour,
Juste une proposition je trouve dommage que le site ne permette pas de télécharger des versions PDF des articles. Cela nous apporterait du matériel de construction très intéressant dans notre ordinateur.
Et bien sûr merci pour cet article qui révèle cette démarche autours du sentiment de gratitude qui me semble très intéressante car une forme d’humilité positive, joyeuse et fraternelle.
Fraternellement Eric
Merci pour cet article mon Frère.
C’est une discussion que j’ai souvent !