(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)
On a pu écrire qu’Emmanuel Kant, en universaliste haut teint (sic), était un raciste qui classait, par exemple, la « race » noire au plus bas de l’échelle humaine. On peut aussi se remémorer certains propos plus que douteux de Rousseau ou de Diderot voire des considérations très dérangeantes pour nos contemporains[1] de notre magnifique Voltaire qui a mérité un surcroît de prestige auprès des francs-maçons, du seul fait que la Loge Les Neuf Sœurs ait eu la lumineuse idée d’initier ce néophyte de 84 ans, le 7 avril 1778, soit moins de deux mois avant sa mort, le 30 mai suivant.
Au milieu du XIXe siècle, un frère est exclu de sa loge, à La Rochelle, au motif qu’il appartient à la Société des amis des Noirs qui avait pour but l’égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, l’interdiction… immédiate de la traite des Noirs et… progressive de l’esclavage. À Vienne, à la même époque, les Juifs ne pouvaient devenir francs-maçons en leur Autriche natale ni n’étaient admis à « visiter » les loges de leur pays, qu’après avoir été « reçus », au sein du même empire, en Hongrie.
On pourrait continuer longtemps cette triste litanie tant les théories raciales ont eu, si je puis dire, la peau dure, jusqu’à en faire sinistrement des abat-jours, comme au camp de concentration de Buchenwald. Mieux vaut se convaincre que ces variations de mépris, de haine et d’ignominie doivent faire l’objet d’un combat incessant contre toute idéologie destructrice, de la part de celles et de ceux qui affirment haut et fort que les différences entre les groupes humains sont principalement d’ordre culturel et social mais n’ont rigoureusement aucun fondement biologique, comme l’Unesco s’est employé, déjà anciennement, à l’établir dans quatre déclarations sur la question raciale[2], respectivement rédigées en 1950, 1951, 1964 et 1967.
Il ne fut jamais simple de faire évoluer les conceptions morales et éthiques concernant l’humanité, sachant combien les idées sur la race résistent au moins sournoisement sinon violemment aux réfutations les plus péremptoires qu’exposent en détail les nombreuses recherches philosophiques et scientifiques. C’est pourquoi, en toute justesse et justice, l’universalisme que nous prônons aujourd’hui en franc-maçonnerie renvoie à l’idée de l’existence d’une unité du genre humain, au-delà de sa diversité ethnique.
Quand, le 10 décembre 1948, les 58 États Membres constituant alors l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) se réunissent, à Paris, au Palais de Chaillot, pour adopter la Déclaration universelle des droits de l’Homme[3], quarante-huit votent en faveur de cette charte, mais huit s’abstiennent (l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, l’Union soviétique, l’Ukraine et la Biélorussie), deux ne prenant pas part au vote (le Yémen et le Honduras). Aucune voix, cependant, n’ose se prononcer contre !
Parmi les signataires, nombre d’entre eux conservent encore jalousement des colonies où les peuples assujettis disposent d’un statut d’infériorité[4] qui ne semble pas avoir empêché la signature enthousiaste d’un texte remarquable qui reste aujourd’hui une source profonde d’inspiration pour quiconque souhaite promouvoir l’exercice universel, égalitaire et réel des droits humains.
Des contestations s’élèvent, non sans arrière-pensées, contre l’origine occidentale du texte : les contributions du Canadien John Peters Humphrey et du Français René Cassin furent, certes, déterminantes mais demandons-nous plutôt pourquoi les dictateurs et les autocrates répriment constamment dans le sang leurs protestataires et dissidents. Quel peuple libre n’aspirerait-il pas à une vie paisible dans le respect des droits fondamentaux de l’Homme proclamés par ce texte ? Voilà, me semble-t-il, la vraie question.
Une autre, sous-jacente, nous intéresse tous : est-on bien sûr, en sondant les reins et les cœurs, qu’au milieu des tensions que nous connaissons aujourd’hui au sein de nos sociétés comme de par le monde, nous ne serions pas un tantinet enclins à opposer à l’universalisme un premier mais ? Réfléchissons !
[1] « La race des Nègres est une espèce d’hommes différente de la nôtre […] on peut dire que si leur intelligence n’est pas d’une autre espèce que notre entendement, elle est très inférieure. Ils ne sont pas capables d’une grande attention, ils combinent peu et ne paraissent faits ni pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie. Ils sont originaires de cette partie de l’Afrique comme les éléphants et les singes ; ils se croient nés en Guinée pour être vendus aux Blancs et pour les servir. »
Voltaire, Essai sur les mœurs, Genève, 1755, t. XVI, pp. 269-270.
Sur Voltaire négrier ou antiesclavagiste, on lira avec profit une analyse sobre et circonstanciée émanant de la Société Voltaire, cette association savante qu’avait accepté de présider le très grand spécialiste de l’œuvre de Voltaire, René Pomeau, malheureusement disparu, en 2000, trois mois à peu près avant que le projet ne voie le jour : cliquez ici
[2] V. Hiernaux, Jean, et Banton, Michael, Quatre déclarations sur la question raciale, Unesco, 1969,58 p., consultable en ligne, en cliquant ici
[3] Pour la lire en libre accès sur le site de l’ONU, cliquez ici
[4] On pourra compléter la lecture précédente par le visionnage d’une vidéo de près de 8 minutes datant du 9 décembre 1963, encapsulée dans la page suivante du site pédagogique de l’Université de Sherbrooke, au Québec : cliquez ici. Ce document INA, qui se situe 15 ans après l’adoption de la Déclaration, illustre la perception d’alors d’un journalisme officiel où un art consommé de l’esquive rivalise avec cette suffisance très française à éclairer le monde. On observera qu’est passée sous silence la perte tumultueuse et toute récente de l’Empire colonial français, qui comptait plus de 12 millions de kilomètres carrés, à son apogée en 1939, contre moins 120 000 km2 pour la France d’outre-mer dont les confettis dispersés à la surface du globe ne représentent plus qu’un pour cent des anciennes possessions. La démonstration d’une France combattant, « depuis un siècle et demi », au service des droits de l’Homme est, grâce à cet escamotage, d’une rhétorique très avantageuse…
Une série documentaire télévisée, en deux volets, de Pascal Blanchard et David Korn-Brzoza : « Décolonisations, du sang et des larmes », retrace avec force ce pan douloureux de notre histoire, à partir d’archives souvent inédites et de témoignages d’acteurs, de témoins et de victimes. Ces films accompagnent une longue cohorte de conflits meurtriers et d’épouvantables souffrances, qui inscriront avec amertume dans les mémoires l’agonie d’un régime de domination, très éloigné de l’hypocrite égalité de façade dont, après-guerre, la France avait voulu badigeonner sa prétendue « mission civilisatrice », tout en s’imposant jusqu’au bout par la violence et l’humiliation. Pour accéder gratuitement au « replay » sur la chaîne de télévision généraliste francophone internationale TV5 Monde, cliquez ici.
Au demeurant, il faudrait prolonger ces sombres épisodes, par l’observation des multiples formes d’influence et de dépendance qui régiront les relations de l’ancienne puissance coloniale, dans le sens de ses propres intérêts, avec la plupart des jeunes nations qui émergeront au terme de leurs « luttes de libération » – le terme de néo-colonialisme fait référence à l’ensemble de ces phénomènes.