sam 23 novembre 2024 - 05:11

La légende d’Hiram à la lumière du XXIème siècle

Que découvre-t-on sur un tableau de musée représentant Adam ? L’homme premier n’a pas de nombril : Il ne s’est pas conçu lui-même ! Il est la solution mais pas le problème ! Consciemment ou non, son successeur est hanté par son manque d’origine, par son début. Il comble donc ce manque par les constructions de son imaginaire. Ainsi sont nés le mythe, la légende, l’allégorie, la parabole, le conte, la fable, le roman. Parce que, autant que les exigences de sa nature, faim, soif, sexualité, s’impose à l’homo sapiens que nous sommes, un besoin impérieux et transmissible : Le récit ! Nous aimons nous raconter des histoires !

De la légende au mythe

Pour que ces histoires ne meurent pas, il faut donc sans cesse les raconter. C’est à dire les réinventer, les magnifier, les augmenter même. Jusqu’à y croire ! Tous les groupes humains se sont ainsi construits à partir de récits mythiques fondateurs. Sous cet angle, le mythe joue un rôle d’intégrateur social, à savoir qu’il maintient la cohésion des ensembles en cause. Les anthropologues affirment que le mythe est une réalité qui détermine la vie du présent, les activités et les destinées de l’humanité.

A y regarder de plus près, nous pouvons dire que le récit, sous toutes ses formes, a sauvé l’espère humaine, en donnant du sens à la vie. A défaut de s’inventer lui-même, l’homme a inventé des cieux et des dieux, puis un dieu et un diable, un paradis et un enfer. Et sont ainsi entrés en scène par le logos (la raison incarnée par le langage) et le mythos (histoire fabuleuse transmise par la tradition) toute une série de récits, religieux et profanes. Puis, après l’invention de l’écriture et plus tard de l’imprimerie, s’est imposé le livre des livres, la Bible, riche mélange de constructions imaginaires et de réalités magnifiées. Ecrite il y a plus de 3500 ans, elle reste le plus grand succès littéraire occidental. En nous proposant précisément « l’histoire humaine » avec le Verbe pour commencement ! Toutes réserves prises, car n’oublions pas que la Bible a été écrite à l’époque dans un territoire de 40 kms carrés : le pays de Canaan. Elle n’est pas le seul livre sacré sur la planète !

De la sorte, l’Homme est capable de former une structure irrationnelle autour d’un personnage (réel ou non), d’un événement (authentique ou inventé) jusqu’à concrétiser un phénomène fondateur, parfois de portée universelle et qui devient signifiant. Nous pouvons citer dans l’histoire qui nous est familière, parmi d’autres, les mythes de Moïse, Salomon, Jésus, Napoléon, Kennedy, Che Guevara, De Gaulle. Et plus récemment, dans le monde du spectacle, les chanteurs Elvis Presley et Johny Halliday. Mythe ne voulant pas dire vérité mais représentations de faits ou élaborations de l’esprit à partir de traditions et récits amplifiés par l’imagination collective.

A l’image des sociétés primitives qui vénéraient des dieux ou glorifiaient des objets de la nature, la franc-maçonnerie, elle aussi, a éprouvé le besoin de « s’inventer une histoire », à partir d’une création légendaire puis mythique, dès qu’elle est devenue une société initiatique. Il convient ici de différencier la légende du mythe. La légende est un récit qui a un début, un cœur et une fin. Le mythe est un récit qui, lui, a une fin ouverte. Au REAA, cette différenciation permet à la légende d’Hiram qui apparaît au 3ème degré, de devenir ainsi le mythe d’Hiram, du 4ème au 33ème degré, avec une suite de fables, contes et allégories, s’étalant dans le temps.

Les fondateurs de la maçonnerie spéculative moderne, les pasteurs Anderson et Desaguliers, évoquent Hiram Abi, l’architecte du Temple de Salomon dans la première édition des Constitutions maçonniques (1717). Alors qu’il n’est qu’un artisan-bronzier dans la Bible. A noter que le mot « architecte » contient le vocable « arche », c’est à dire un « pont qui relie ». Cet architecte Hiram est encore cité dans la seconde édition des Constitutions (1738) qui évoque le deuil profond provoqué par sa mort soudaine. Mais il n’est pas encore question de meurtre !

Celui-ci n’intervient qu’au cours des années 1740, au sein de plusieurs loges anglaises, dans une « composition tragique » structurée, dit-on, par un membre créatif des Rose-Croix. Il imagine une scène de crime, comme si tout début d’une suite d’aventures humaines, nécessitait d’abord pour le bon fonctionnement social du groupe, non seulement une mort, mais en l’occurrence, un parricide fondateur.

Freud pointera ce thème de la « horde primitive » dans sa théorie du « meurtre du père » par ses fils d’abord impatients de lui succéder, puis repentants. Et après lui, l’anthropologue René Girard verra dans le phénomène de la violence, le fait répétitif historique de la victime innocente – le bouc émissaire à écarter – qui trouve son origine dans la

Hiram en mauvaise compagnie

C’est bien sur ce même thème, qu’est créé au XVIIIème siècle, le premier rituel du 3ème degré symbolique. Au REAA, il nous fait passer sans transition de l’Europe des Cathédrales en Judée. Dans le temple de Jérusalem en construction, sont mis en situation préméditée, trois Compagnons tricheurs, Jubelas, Jubelos et Jubelum, avides du degré de Maître. Transformant leurs outils en armes, ils assassinent Hiram, symbolisant ainsi respectivement, nous dit la légende, l’ignorance, le fanatisme et l’ambition démesurée. Je note au passage que dans les années 1980, le troisième Compagnon symbolisait au REAA, la superstition et non l’ambition. Preuve que le rite vit avec son temps, en l’occurrence celui de la matérialité qui prend aujourd’hui le pas sur la spiritualité religieuse. Il n’est pas inutile de nous arrêter un instant sur les trois défauts des mauvais Compagnons précités, avec un regard contemporain.

D’abord l’IGNORANCE (du latin ignorantia, défaut de savoir). La première « absence de connaissance » qui la définit, est sans aucun doute l’ignorance de nous-mêmes, pilotés que nous sommes par nos pulsions inconscientes. D’où l’intérêt d’être à l’écoute des demandes de notre MOI, constitué par notre « corps-esprit ». Et non de vouloir tuer notre « ego », comme on l’entend parfois de gens, précisément ignorants ! Nous sommes pétris des mots qui nous construisent depuis notre naissance. Bon à savoir en tant que transmetteurs : un individu est isolé, fréquemment hostile et exposés aux risques de la délinquance lorsqu’il possède moins de cent mots de vocabulaire. Deux cents mots lui permettent déjà de mieux communiquer. Quatre cents mots lui donnent la faculté de comprendre le monde et de s’insérer socialement. Il passe alors de l’ignorance à l’éducation, clé des bons rapports humains. Et credo même du maçon, passeur de valeurs !

Branche d'acacia
Branche d’acacia

Ensuite le FANATISME (du latin fanum, relatif au temple, et de fanaticus, homme inspiré, en délire). Dans l’antiquité méditerranéenne, où régnait le polythéisme et des multitudes de croyances, étaient désignés « fanatiques », les prêtres adorateurs de dieux spécifiques. Avec la particularité d’entrer en transes brutales, au cours desquelles ils s’infligeaient des blessures, jusqu’à voir couleur leur sang de leurs plaies ouvertes. Ce comportement a encore lieu aujourd’hui dans l’exercice de certaines cérémonies religieuses monothéistes. Et malheureusement, les séries d’attentats qui affectent l’Europe nous démontrent la fureur aveugle, la barbarie de ces esprits manipulés que sont les fanatiques contemporains. Toutes proportions gardées bien sûr, on peut se demander si, en maçonnerie même, le fait pour certains de fétichiser le rite, jusqu’à devenir « ritolatre », ne relève pas d’un début de fanatisme. D’où l’impérieuse nécessité de conserver son libre-arbitre en toutes circonstances !

Enfin L’AMBITION DÉMESURÉE (du latin ambitio, convoiter, briguer). L’ambition a deux sens bien distincts. Au sens premier, elle est une pulsion axiale, une force psychique inconsciente, présente et précieuse en chacun de nous, qui nous pousse à croître, à persévérer dans notre être et à nous perfectionner. C’est notre capital énergétique qui dépasse le simple instinct de conservation. En second sens, il s’agit, dans la démesure dictée par du désir mégalomaniaque de dominer, de prendre le pouvoir, donc de s’imposer, au prix de l’élimination de l’autre. Cette manœuvre est d’évidence, non seulement nuisible mais contradictoire puisque visant à recevoir l’admiration d’autrui, elle en déclenche au contraire le rejet. Ne nous le cachons pas, cette forme d’ambition existe aussi dans nos rangs. Elle y est dommageable lorsque, par exemple, elle vire à la compétition. Et oppose fiévreusement des frères et des sœurs soudain infantilisés qui, en loge, convoitent le même plateau, comme le pompon à attraper sur le manège !

L’avocat du diable

Pour tenter d’être objectif, il est intéressant d’examiner l’aventure hiramique avec la loupe philosophique. Selon la méthode prêtée à Georg Hegel, thèse, anti-thèse, synthèse. C’est à dire avec un esprit critique, donc avec le doute. Dès lors, il est possible de voir en Hiram – à la manière d’un avocat de la défense des trois mauvais compagnons – un personnage tyrannique, aveuglé par son asservissement à Salomon (roi frivole et dispendieux, ne n’oublions pas) lequel réduit à l’esclavage des milliers d’ouvriers (selon la Bible) pour bâtir un Temple insolent de richesses. Et, poursuit la défense, on peut comprendre que trois compagnons courroucés cherchent à gagner davantage en se révoltant par la force ! Une thèse qui serait défendue aujourd’hui par les syndicats !

Reste bien sûr le meurtre impardonnable, c’est à dire le droit de tuer que se sont arrogés les trois individus. L’avocat de la défense, cet « avocat du diable », répondra ici que la précarité (qui engendre la jalousie) peut déclencher une folie meurtrière, elle-même à prendre en compte quand la faculté de discernement de la personne humiliée est abolie. Le peuple n’a pas fait mieux en 1789, en faisant décapiter le roi Louis XVI et sa femme, qui avaient tenté de fuir par la « porte de l’est » de la France (une autre version du meurtre d’Hiram, en somme !). Ce roi n’était-il pas coupable d’avoir fait construire le Château de Versailles, son Trianon et ses jardins fastueux, pendant que le peuple mourrait de faim ! Victor Hugo en a très bien parlé !

Bref, tout est dans tout et son contraire ! Les mythes et légendes ne sont vraiment productifs que lorsqu’ils sont étudiés au moins sous les deux aspects qu’ils contiennent toujours, le bien et le Mal. Comme les deux côtés d’une carte à jouer ou d’une pièce de monnaie. L’avers et l’envers, le côté pile et le côté face, constituent la même carte et la même pièce ! La vérité n’est pas de ce monde, même en franc-maçonnerie. Après la thèse et l’antithèse, la synthèse.

Ces défauts humains, trop humains, que symbolisent les trois mauvais compagnons acteurs de la légende d’Hiram, et qui jalonnent notre vécu relationnel ont un point commun, l’incivilité. Celle-là même que nous vivons en ce moment sur tout le territoire, lors des fréquentes manifestations sociales de rues. Elles sont « dénaturées » par des casseurs masqués, de noir vêtu, qui défient et attaquent les forces de l’ordre, brisent les vitrines et incendient les voitures ! Triste spectacle de la « guérilla urbaine » au XXIème siècle ! Activée par la pulsion de mort, elle blesse grièvement à la fois les corps, les cœurs et les âmes !

A l’écart de cette terrible violence actuelle, le REAA d’aujourd’hui prend appui sur une autre dramaturgie – certes livresque mais basée sur la violence elle aussi, caractéristique de l’être humain !- celle imaginée au 18ème siècle, pour tenter de dégager du sens. Non seulement, elle traverse le temps, mais elle s’inscrit tout à fait, ô combien, dans la modernité !

Quel est le signifiant valorisé par la légende d’Hiram, sinon le courage, dont a fait preuve l’architecte de Salomon ?! Quel est le signifié exprimé, sinon la vérité, sous forme de mot de passe, que voulaient connaître avant l’heure, les trois tricheurs ?! Ce courage, dont nous devons nous armer chaque matin. Cette vérité, objet même de notre recherche, mais sans précipitation. Il faut prendre le temps des choses et faire chaque chose en son temps !

De la parole perdue, la parole substituée

Hiram dans cercueil
Hiram sortant du cercueil

L’intérêt premier du symbole est la liberté d’interprétation qu’il permet ! Ainsi l’approfondissement de la légende d’Hiram nous entraîne, encore et toujours à réfléchir sur ces mots, cette « parole perdue » partie avec lui dans sa tombe. Comme souvent, une légende vient d’une autre. Allumons un instant notre imaginaire avec la poésie biblique qui nous dit que les mots en cause sont ceux tracés dans le sable par Jésus à l’intention de Marie-Madeleine et effacés par le vent, lors de leur promenade au bord du lac de Tibériade !

Nous le savons, la nature – qu’elle soit cosmique ou humaine – ayant horreur du vide, des mots substitués sont venus le combler dans les légendes suivantes ! Nous sommes ainsi renvoyés, par métaphores interposées, à l’une de nos facultés mentales qui est la substitution. Grâce aux artifices du langage, l’Homme est capable de transformer le sens de la parole et de la travestir. En clair, nous pouvons entendre qu’avec la « parole substituée » succédant à la « parole perdue » il a inventé le mensonge !

Ce mensonge installé aujourd’hui dans la cité, où il est devenu un exercice de style reconnu, pour ne pas dire un véritable « sport national » ! Tant dans la rue que dans les médias, aussi bien dans les affaires qu’en politique. Racontars, manipulations, fausses nouvelles, fausses promesses : telle est le sens profane de la « parole substituée » aujourd’hui ! Pour séduire, vendre, obtenir, flouer, pour paraître, pour faire semblant d’être et d’avoir, beaucoup de gens mentent dans notre sphère de l’immédiateté ! En ce sens, le journalisme, majore souvent l’évènement et l’expression instantanée substitue ainsi l’actuel au réel. La philosophie remarquera ici que cette segmentation du temps – l’empire de l’instant – sert à conjurer sa fuite éperdue et revient à pallier l’angoisse individuelle de la mort, donc à se mentir à soi-même.

C’est à une nouvelle vision du monde, à l’entretien d’une parole saine qu’est invité l’initié (e). C’est aussi, quand il le faut, à des actes de résistance, pacifique j’entends, qu’est engagé le franc-maçon, la franc-maçonne. La tolérance est limitée par l’intolérable : ce moment où il faut savoir dire non ! Avec cette volonté constante, nous pouvons affronter les mauvaises manières et les préjugés, lutter contre les certitudes établies, dénoncer les médisances précitées, chargées de mots qui tuent. Pour redonner sa chance à la vérité, dans tous les lieux de « la comédie humaine », à l’extérieur comme à l’intérieur même de notre mouvement.

 Il n’y aura jamais assez d’instances humanistes pour défendre la trilogie républicaine, incompatible avec l’hégémonie ! Tant que se multiplieront les loges, nous serons en démocratie. Soyons-en conscients, fiers et heureux ! 

Le cœur malgré tout joyeux et l’âme en recherche de tranquillité, j’aime voir la franc-maçonnerie comme un vaste jardin riche de la diversité de ses fleurs, toujours nouvelles, toujours vives et colorées. Et près de la tombe d’Hiram imaginée – qu’il me pardonne ! – j’ose cette pensée avec un sourire malicieux : Ce n’est pas parce que je suis un vieil acacia…que je donne du vieux mimosa !

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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