J’ai hésité pour le titre de cette chronique entre identité et enracinement.
Par les temps de sectarisme et de police de la pensée, le terme enracinement semble moins polémique que celui d’identité. Et pourtant ces sont deux notions complémentaires.
Il n’y a pas d’enracinement sans une identité que l’on préserve.
Mais dans un monde ou « identitaire » est souvent une insulte, il faut préciser ces notions.
Le franc-maçon sait que le binaire est à dépasser par le ternaire. Or la pensée binaire qui ressuscite le manichéisme infuse l’air du temps. Tout est réductible au Bien ou au Mal, ou Oui ou au Non, à l’Ami ou à l’Ennemi.
Opposer le Blanc et le Noir est une interprétation hasardeuse du pavé mosaïque.
Il est à la fois blanc et noir. Saint-Jean nous dit dans son prologue « La Lumière luit dans les Ténèbres ». Pas de lumière sans ténèbres et pas de ténèbres sans lumière.
Une tendance actuelle de la pensée profane nous dit qu’on ne peut être enraciné dans une identité et aspirer à l’universel.
C’est oublier que l’intelligence de l’esprit et du cœur, de l’homme en général et du franc-maçon en particulier, sait établir un pont entre la singularité de l’individu et l’universel de l’humanité.
Cette diabolisation des identités chez certains leur fait croire que le sens de l’histoire va vers une abolitions des différences et vers le mythe de la société mondiale, pacifiée parce qu’unifiée, débarrassée de ses différences de vision du monde, de ses différences de mœurs, de ses différences de régimes politiques et de conception de bon gouvernement des hommes et des choses.
Il y aurait une vérité fondamentale, plus que primordiale, qui conduirait à cette uniformisation du monde dans un grand tout homogène. Un jour, l’humanité retrouvera son unité originelle. En somme un retour dans l’Eden après la chute.
Il y a dans cette utopie un rejet de l’idée de différence et un désir d’uniformité.
Le franc-maçon sait que la Vérité ultime est inaccessible. Il y a bien des humaines vérités, mais elles sont souvent contingentes, souvent relatives et éloignées d’un quelconque absolu. J’aurais pu également appeler cette chronique « Eloge de la différence ».
Dans son ouvrage « La raison des nations », Pierre Manent écrit « Le sentiment du semblable est devenu la passion de la ressemblance. Il ne s’agit plus de respecter l’humanité en tout homme, nous sommes requis de voir l’autre comme le même. Et si nous ne pouvons-nous empêcher d’apercevoir en lui ce qui est différent, nous nous le reprochons comme un péché ».[1]
Et pourtant, il existe des identités multiples. Nous ne sommes pas substituables dans un monde mondialisé. On peut voir, dans la transformation de l’idéal d’universalité chrétienne en sa perversion qu’est la mondialisation heureuse, une validation de la phrase de Chesterton
« Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles ».
On constate une haine de l’identité ou des identitaires qui ne voit pas qu’elle est une haine de l’enracinement. Les plus beaux écrits sur l’enracinement sont ceux de Simone Weil.
« L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine »
Pour elle, les obligations de l’homme, comme fondement des devoirs avant les droits, trouvent leur source dans l’universel qui s’incarne dans tout être humain. Le malheur du monde de son époque est vu comme un triple déracinement : ouvrier, paysan et citoyen.[2] L’enracinement consiste à rétablir une identité harmonieuse de l’homme dans sa vie matérielle et spirituelle, dans son environnement social et dans sa nation. Pendant les années de guerre à Londres, sur la demande du Général de Gaulle, elle veut faire « rayonner l’esprit de vérité, de justice et d’amour ». Elle a finalement une vision traditionnelle de l’homme qui suppose que les peuples aient une identité profonde qu’on ne saurait nier. Ils ne sont pas interchangeables sous prétexte d’égalité ou l’on ne voit plus dans l’autre qu’un absolu semblable.
La fraternité n’impose pas une forme de gémellité abusive. Elle suppose même que l’on doit fraterniser avec l’autre justement parce qu’il est différent. Elle suppose que les nations ont une âme et un génie qui leur est spécifique.
Ces mots raisonnent à notre sensibilité maçonnique et sont le reflet de cette identité maçonnique qui fait que nos frères et nos sœurs nous reconnaissent comme tel.
Quand nous parlons de Tradition, n’est-ce pas d’enracinement dont nous parlons ? La Tradition n’existe que par qu’il y a transmission. Et que pourrions-nous transmettre si nous n’étions pas enracinés dans une culture, une spiritualité et une identité forte. On objectera que les identités sont changeantes. Mais la Tradition n’est pas un fixisme. Pour paraphraser Jaurès, se référer à la Tradition n’est pas un culte des cendres mais la préservation d’un feu.[3]
En somme la formule de « l’enracinement dynamique » chère à Michel Maffesoli n’est pas qu’un de ces oxymores dont il a le secret. Elle nous dit à sa façon qu’il n’y a pas de futur qui ne s’appuie sur l’enseignement du passé. Quand nos rituels proclament que « c’est avec les lumières du passé que l’on se déplace dans l’obscurité de l’avenir », ils constatent que sans enracinement dans nos traditions nous ne sommes plus maitres de notre destin.
La franc-maçonnerie est bien une affaire d’enracinement, de tradition et de transmission. Elle n’est donc pas confite dans un passé dont elle serait le reflet. Mais, dans la liberté la ferveur et la joie, elle prépare l’Homme à assumer son devenir.
[1] Pierre Manent – La raison des nations – Réflexion sur la démocratie en Europe – Gallimard 2006
[2] Simone Weil – Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain – 1943 – Gallimard 1990
[3] Jean-Jaurès – Discours « Pour la laïque » prononcé le 10 janvier 1910 devant la Chambre des Députés.
Superbe…