(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)
En appelant du même nom la force et la vertu, les Romains renvoyaient au courage physique ou moral, à la force d’âme que les Anglais appellent si joliment fortitude, le mot et la notion étant simplement décalqués du latin fortitudo, qui désigne la vaillance dans l’épreuve ou devant le danger. Qualité virile[1], cette force, sans rapport avec les mesures de violence ou les moyens de coercition, couronne, dans la conscience et dans l’action de celle[2] ou de celui qui l’incarne, les valeurs-repères de la dignité humaine.
Toutefois, au rythme des échos qui m’en parviennent, je mesure plus ou moins empiriquement combien la vertu est aujourd’hui considérée avec dédain quand il s’agirait de l’appliquer à soi-même, alors qu’elle reste attendue des dirigeants politiques, économiques et sociaux. Ringarde voire réactionnaire dans sa dimension privée, son exigence retrouve tout son lustre à l’égard des notables, dont le statut est, pourtant, de nos jours et par principe, souvent décrié. Cependant, ne voyons pas tout en blanc ou tout en noir : la vie n’est-elle pas un univers de gris ? Or il n’est guère difficile de s’apercevoir que, même si la société contemporaine renâcle communément à poser sur des actes une telle dénomination, toute la pensée écologique[3], par exemple, qui incite à changer nos modes de vie par un engagement collectif à plus de sobriété, dans la recherche de nouveaux équilibres, est – à elle seule[4] – une école de vertu visant à développer, dans les activités humaines, de fermes dispositions à faire ce qui est conçu comme le bien et à éviter ce qui est analysé comme le mal.
En franc-maçonnerie, nous n’avons pas peur des mots, à condition de bien les définir, pas plus que nous ne craignons de nous frayer un chemin aux origines de la pensée et dans les courants historiques où elle s’est constamment renouvelée. Quant au sujet qui nous occupe, nous qui nous assignons symétriquement le double devoir de fuir le vice et de pratiquer la vertu, nous explorons, à différents degrés et sous différents angles, les vertus cardinales, c’est-à-dire celles qui servent de pivots ou d’appuis à la vie morale, célébrées depuis l’Antiquité grecque au nombre de quatre : la Prudence, la Tempérance, la Force d’âme et la Justice, sans négliger – du moins, pour leur étude – les trois vertus théologales, c’est-à-dire celles qui ont Dieu pour objet, telles que les distingue l’Église catholique : la Foi, l’Espérance et la Charité.
On ne s’en tient pas, pour autant, à ces seules nomenclatures : on s’inspire volontiers, de manière plus étendue, des dix-huit vertus laïques que répertorie, par exemple, André Comte-Sponville[5], dans sa description des « dix-huit dispositions de cœur, d’esprit ou de caractère dont la présence, chez un individu, augmente l’estime morale » et, si le philosophe humaniste recommande d’enseigner les vertus, en passant, entre autres, de la Politesse à l’Amour et du Courage à la Tolérance, c’est qu’il ne sert à rien, selon lui, de chercher à nous culpabiliser, en condamnant indéfiniment les vices. La morale a pour but « d’aider chacun à être son propre maître, son unique juge », souligne-t-il dans une heureuse convergence avec la tradition maçonnique qui, dans cette perspective, préfère parler d’éthique, et ce, « pour devenir plus humain, plus fort, plus doux.» Qui d’entre nous ne souscrirait à une telle finalité ?
Aussi bien, dans les Loges ou, du moins, dans certaines d’entre elles, la vertu fait grand bruit ou plutôt grand bruissement et il faut espérer que les évocations qui lui sont réservées ne soient pas des airs de bravoure entretenant des liens distendus avec les règles de vie des participants. (Il y a, bien entendu, des pertes en ligne et pas seulement… car, pour filer la métaphore de la Fée Électricité[6], il arrive parfois de regretter que certains transformateurs aient visiblement grillé avant même de servir !)
Dieu merci, si je puis dire, si les francs-maçons exercent assez bien, en règle générale, leur vigilance et leur sens du devoir, ils n’ont pas trop de difficultés à faire place également au désir et à la joie de vivre. C’est que, Frères et Sœurs confondus, ils sont loin d’être des pères la vertu, conscients que l’extrême vertu, en défigurant notre humanité, creuse, en définitive, le lit de bien des vices, et ils savent aussi ce qu’ils doivent à leur égalité fraternelle, ce précieux entraînement au respect de tout être humain, et mieux que quiconque, me semble-t-il, ils puisent dans la vertu des pairs[7].
[1] Virtus, virtutis, est dérivé de vir (« homme », par opposition à « femme »), comme se plaît à le souligner Cicéron dans Les Tusculanes (2, 18, 43) : appellata est ex viro virtus — « la vertu a tiré son nom de vir ». Dans ce manifeste du stoïcisme intitulé, en latin : Tusculanae disputationes, le grand auteur classique souhaite, au terme d’une longue promenade philosophique, démontrer que le bonheur ne peut se fonder que sur la vertu.
À noter que Cicéron portait un nom prêtant à la moquerie ; il vient, en effet, du mot : cicer, qui signifie pois chiche. Tout comme ses ancêtres, il a tenu à le conserver. Dans Vie de Cicéron, Plutarque observe que le premier de la lignée qui reçut ce surnom devait présenter une excroissance à la pointe du nez qui ressemblait à la célèbre légumineuse si prisée en Méditerranée et que ce même personnage devait également être un homme très estimable pour que, de génération en génération, ses descendants se soient fait un honneur de revendiquer ce sobriquet. Et Dieu sait qu’on eût en vain cherché la modestie parmi les éminentes qualités de Cicéron…
[2] Je mets sur un même plan hommes et femmes, en dépit de l’étymologie et des traditions historiques, abolissant le partage qu’on fit longtemps entre grande et petite vertus, si j’ose dire…
[3] Nulle référence ici à un courant politique particulier et encore moins à quelque programme que ce soit, mais bien « à une interprétation à nouveaux frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en termes de limites de la biosphère, de finitude de l’homme et de solidarité avec l’ensemble du vivant », comme l’indiquent, en page 4 de leur ouvrage, Dominique Bourg et Antoine Fragnière : La pensée écologique. Une anthologie, Paris, Presses universitaires de France, 2014, 875 p. Pour une critique de cet ouvrage par l’historien François Jarrige : Cliquez ici.
[4] Sans être la seule, bien entendu. Il ne s’agit ici que d’un exemple pour se représenter plus commodément les choses et sans s’enfermer le moins du monde dans des logiques partisanes ni a fortiori françaises…
[5] André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Presses Universitaires de France (coll. : « Perspectives critiques »), 1999, 392 p.
On ne saurait, non plus, passer sous silence le Traité des vertus de Vladimir Jankélévitch (Flammarion, coll. : Champs essais) qui comporte trois tomes respectivement sous-titrés : Le Sérieux de l’intention, Les Vertus et l’Amour, L’Innocence et la Méchanceté.
Commencée quinze ans avant sa parution en 1949, la rédaction de cette œuvre exigeante et subtile traverse la Seconde Guerre mondiale et sa publication attendra encore de longues années avant de connaître le succès.
Dans le tome II qui comporte deux volumes (« Parties »), l’auteur s’élance dans ses descriptions, depuis la vertu du commencement (le courage) jusqu’à celle de la terminaison (la charité), en passant par celles de la continuation et de la conservation (la fidélité, la justice). Il met en perspective les vertus dites « de l’intervalle » (fidélité, patience, modestie, amitié), que l’homme peut posséder mais non sans risque de complaisance et d’hypocrisie, et les vertus qu’il appelle « de pointe » (humilité, générosité, sacrifice) que l’homme ne possède jamais et qu’il parvient seulement à effleurer.
Philosophe engagé, notamment dans la Résistance, l’auteur délaisse les voies de la morale spéculative et s’interroge, au fur et à mesure de ses distinctions, sur l’intérêt que représente le « rentier de la vertu » par rapport au « vertueux gredin », voire au statut fugace du « héros d’un instant ». Mais c’est un autre point d’orgue qui, en définitive, va retenir son attention ; en effet, la grande équation de l’homme lui permettant de s’élever partiellement au-dessus de cette casuistique demeure l’amour, qui détient les principales clés de la joie et du bonheur. De là, le titre du tome II : Les Vertus et l’Amour.
Pour une approche contemporaine à orientation psychologique, on lira avec profit un livre aux thèses, certes, controversées, mais défendues avec talent, du psychiatre spécialiste des thérapies cognitives et comportementales (TCC) Jean Cottraux, La Force avec soi : Pour une psychologie positive, Odile Jacob, 2007, 300 p.
[6] Réjouissons-nous incidemment que La Fée Électricité, l’œuvre grandiose de Raoul Dufy commandée pour l’Exposition universelle de 1937, trône à nouveau (depuis fin 2020) au musée d’Art moderne de Paris, après une méticuleuse restauration de ses 600 m² de surface…
[7] On peut considérer que l’expression : la vertu des pairs, s’applique ici à trois champs distincts, en visant à la fois :
- La vertu dont toute Sœur ou tout Frère peut être une figure inspirante, pour ses semblables,
- Celle à laquelle appellent, en chaque individu, les rapports de pair à pair doublés d’une pratique fraternelle,
- Celle que les Sœurs ou/et les Frères peuvent orchestrer avec force, en harmonisant leurs pensées ou leurs actions collectives.