Article proposé par Stéphane Gebler
Une fois n’est pas coutume, c’est par une double nouveauté personnelle que je vais débuter mon propos. D’abord, je vais citer la bible qui, bien qu’étant le bouquin le plus vendu au monde reste j’en suis certain, de loin un des livres le moins lu, et secondement, je vais tâcher de vous démontrer que le Christ, ou du moins les paroles que l’église romaine et apostolique lui prête, a raison.
Je me lance : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme. »[i]
Les choses sont posées. Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme le problème. Et si la sentence est claire, il n’en reste pas moins que si nous devions nous limiter à la face visible des choses, nous ne parlerions que de cochon ou de recette de cuisine et autres régimes alimentaires. Si manger Kasher impose de ne pas manger de sang, de séparer les viandes et les produits laitiers, de ne pas consommer de crustacés ou de porc, j’aime bien penser d’abord qu’il y a des raisons. Sur lesquelles je ne reviendrai pas. Mais j’apprécie surtout qu’un bienfaiteur de l’humanité de ce rang, comprenne qui pourra, a plus d’envergure qu’un simple diététicien hygiéniste de l’antiquité.
Alors qu’est ce qui entre dans la bouche, par la bouche ? Je devrais reformuler : en dehors des aliments, qu’est ce qui nourrit l’homme ? Parce que je crois que c’est ça la question. Il existe en dehors des pratiques matérielles et biologiques des choses d’un autre plan qui assurent la survie des hommes. C’est je crois le spirituel, qui d’une manière ou d’une autre confère au sacré bien qu’il s’agisse deux notions différentes. On sait qu’on ne peut pas vivre sans manger et boire, mais on sait aussi qu’on peut pas s’épanouir sans sentiment de sécurité. Depuis une centaine d’années les chercheurs nous ont même permis de comprendre qu’il est difficile pour l’être humain de ressentir ce que l’on nomme parfois comme du bonheur, c’est-à-dire une forme intense de satisfaction provisoire, sans percevoir de la reconnaissance. L’étape ultime, l’éveil, d’autres parleront de nirvana, d’extase, est clairement totalement détachée de ces mécanismes élémentaires. Il s’agit d’états de conscience plus élaborés, rares, venant d’une autre dimension. Dans ces moments, l’esprit et le corps n’ont plus d’importance. Il ne s’agit pas de satiété, ni physique ni morale, mais d’un dépassement total, d’une élévation, d’un dépassement de soi. Il y a quelque chose de magique, d’incompréhensible. Bien sûr c’est le fruit d’un long cheminement (ou parfois d’un imprévu). Maslow nous explique que pour y parvenir il faut gravir les marches, une à une, d’une pyramide[ii]. Enfin, ça, c’est la version grand public, un peu édulcorée. Disons que la version d’Abraham Maslow est un peu moins concise, un peu plus complexe. Mais l’idée est là. On retrouve la même idée chez Piaget, le psychologue suisse, qui s’est intéressé au développement de l’intelligence. Les choses se font, non pas de manière innée, mais par étapes successives et incontournables[iii].
Certains auteurs, au contraire, nous racontent que pour approcher de cet état il faut se mettre en ascèse, refuser toutes les complaisances matérielles et sociales, renoncer au confort, chercher les limites. Les Grecs quant à eux parlaient d’ataraxie[iv], d’absence de maux. Le moyen d’y parvenir était aussi un travail sur soi, sur ses pensées, sur ses désirs. Finalement, on se rend compte que cet état de plénitude totale est une constante dans la recherche de toutes les civilisations. C’est le salut que chacun poursuit, pour certain c’est ici-bas et maintenant, pour d’autres c’est ailleurs et demain. En cela, il est question de route initiatique : il y a des portes, des étapes à franchir. Des efforts à fournir. Une voie à suivre. Ce n’est pas un aliment qu’il faut juste consommer mais qu’il est nécessaire de planter, de cultiver. Il y a une progression sacrée sur le chemin initiatique. Et cette nourriture sacrée est rare, difficile. Déjà, il faut la désirer, et en plus, il faut pouvoir l’atteindre. Rien que ça. Au REAA, il y a la progression initiatique. Est-ce à dire que plus on progresse, plus on est rassasié sur le plan spirituel ? Je n’ai pas les compétences pour en parler mais j’ai un doute. En revanche, ce dont je suis certain c’est que si les préalables ne sont pas acquis, si les premières marches ne sont pas franchies en loge bleue, il me parait compliqué d’imaginer progresser. Autrement dit, quand les bases et les fondations ne sont pas stables, l’édifice ne tient pas la promesse d’une construction solide. Il n’est pas de nourriture raffinée, subtile sans une acquisition primaire. En conséquence de quoi, rien ne sert d’imaginer progresser réellement si on oublie les serments, si on n’est pas imprégné des fondamentaux des premiers grades.
Bien sûr, s’arrêter au constat ou à la projection n’est pas suffisant. Encore faut-il savoir quels sont ces aliments qui nourrissent le franc-maçon en loge bleue.
Pour ma part je vois trois grandes familles qui se rapportent à des devoirs. L’assiduité en premier lieu. Comment atteindre un état rare en consommant quand ça va, quand je veux, quand il fait beau, quand je n’ai pas piscine ? Comment progresser en ne fournissant pas d’effort ? Comment devenir un autre sans forcer notre nature ? La franc-maçonnerie ne nous impose rien mais chacun d’entre nous a choisi d’y entrer. Chacun d’entre nous a cru bon, à un moment donné, que sa vie méritait d’avoir du sens. Si la franc-maçonnerie donne accès à une certaine reconnaissance, au moins d’un état qui nous est donné lors de notre initiation puisqu’à ce moment les frères et les sœurs de l’atelier nous reconnaissent comme tels, il s’agit d’un premier pas uniquement. Nécessaire mais pas suffisant. La reconnaissance ouvre une voie, mais elle n’est pas le moteur de la progression. C’est chacun, en son soi, qui donne l’impulsion. Naturellement, il n’y a rien d’obligatoire. Et puis tout le monde n’a pas le même moteur . Les parcours de vie sont différents, on peut déménager, on peut avoir une vie active riche en déplacements professionnels, ce qui peut expliquer des absences répétées. Mais à ce titre, je crois qu’il faut aussi renoncer momentanément à trouver toute la richesse de l’indicible secret initiatique.
Ensuite, il y a la générosité en tant que clé de voute de la fraternité. Précisons que la générosité ce n’est pas de l’amour. Je vous renvoie à André Comte Sponville dans son petit traité des vertus[v]. On n’est pas généreux avec ceux qu’on aime : la générosité c’est ce qu’on donne à ceux qu’on n’aime pas. Personne ne se félicite de donner quelque chose à ses enfants, ou à son compagnon. C’est normal de donner quand on aime. La fraternité et la générosité sont d’un autre ordre. Ils coûtent quelque chose à celui qui donne. Et il le fait consciemment. Il sait ce qu’il perd car il pense qu’il y gagnera quelque chose à la fin. C’est un investissement en quelque sorte. Sans le dire, le généreux attend parfois quelque chose en retour. Le fraternel va plus loin, il s’en fiche. Il donne parce que c’est normal. Parce que c’est juste. C’est une petite différence qui fait la différence.
Enfin, je n’imagine pas un franc-maçon sans tempérance et prudence associées à la nécessaire sincérité. Je dois dire ce que je pense mais je dois veiller à ne pas blesser autrui.
Parce que c’est bien la suite des propos de Jésus : « c’est ce qui sort de la bouche qui souille ». Ce qui sort de la bouche ce sont les paroles. Ce sont les mots. Pour le Christ qui devait être un Lacanien avant l’heure, les mots devenaient des maux, c’est-à-dire le mal. Ce sont les idées qui, transformées par la syntaxe et la grammaire, ce qu’on appelle la langue, filtrées par la culture, la connaissance, modelées par l’expérience passée, la situation actuelle, transitent de l’intérieur de celui qui les pense vers l’extérieur. Ce sont les idées qui sont présentées au monde. C’est le passage de l’intime au public. Ce qui sort de la bouche c’est la représentation du monde intérieur, ce sont les intentions de celui qui les prononcent. Il y a quelque chose de sacré à montrer ce qui brille en soi. Il y a le courage de donner son avis. Il y a l’envie de penser qu’un avis mérite d’être partagé. Pas comme un tweet, qui n’est que l’expression, au mieux, d’un accord juste répété, mais bel et bien comme la manifestation d’un partage accepté. Je veux dire par là que donner son avis impose une volonté à la fois personnelle mais aussi un contexte. Il y a des moments où il vaut mieux se taire. Ils ne sont pas assez rares ces moments : pour ma part, c’est quand je réalise qu’en prononçant des mots, je vais blesser celui ou celle qui va les entendre. Souvent, je m’en rends compte au moment même où je parle. La tradition populaire nous donne pourtant des conseils : tourne 7 fois ta langue dans ta bouche avant de parler. Ça devrait nous parler, le chiffre hautement symbolique du 7 mais ce n’est pas le sujet.
Ce qui est intéressant finalement c’est ce qui se passe entre le moment où il y a un truc qui entre et l’instant où quelque chose sort. Encore une fois pour comprendre le pourquoi, il faut passer par l’étape du comment. Quel est le mécanisme sur lequel nous devons focaliser notre attention ? Si on revient à l’analogie alimentaire, on finit fatalement par tomber sur l’estomac, sur l’idée de la digestion[vi]. On ingère des aliments qui sont transformés en chair. Il y a une opération de transmutation, il y a une alchimie qui divise la nourriture en particules nourrissantes. C’est en quelque sorte un tunnel qui dissèque, divise, aspire et nourrit. Cette absorption fait profiter l’ensemble du corps et de l’esprit qui se sert en énergie. La partie que l’on n’aime pas évoquer correspond à ne pas oublier que cette manipulation chimique produit des déchets. Qu’il faut évacuer. C’est la partie la moins noble. Et pourtant elle est absolument obligatoire. Elle finalise la démarche. Digérer c’est donc un processus vital, normal, nécessaire. C’est l’interface entre le dedans et le dehors. C’est la garantie du vivant. En absorbant une matière, le vivant produit une mort qui nourrit l’hôte et rejette de l’inerte. C’est une histoire invisible, qui a lieu en nous, en dépit de nous, sans notre autorisation. On ne gère pas son estomac, il est autonome comme la plupart de nos organes d’ailleurs.
Vous allez me dire que la question biologique de la digestion nous fait une belle jambe et que probablement, on s’égare un peu. Mais regardez où je veux en venir : la loge en tant réunion d’organismes vivants autonomes, ingère aussi, si elle veut survivre, des aliments inertes au sens initiatique, c’est ce qu’on appelle des profanes. Les profanes finalement, ne sont-ils pas des aliments pour l’atelier ? Le profane en tant que non initié, doit être initiable[vii], de la même manière qu’un poisson frais. On choisit sa nourriture sans quoi, il y a un risque réel d’intoxication. L’initiation est une forme de digestion du profane. Il meurt et a pour ambition sacrée de se transformer pour nourrir la loge. C’est bien la question fondamentale que nous nous posons quand dans notre intimité nous trions la boule noire de la boule blanche lors du vote de présentation d’un candidat. Va-t-il être assimilé dans l’atelier ? Que va-t-il pouvoir apporter à la loge ? Quelle est son essence ? Est-il comme nous ? Peut-il devenir comme nous, veut-il nous ressembler ? En est-il capable ? la question que l’on se pose moins souvent c’est de savoir, non pas si nous en avons besoin, les maçons ont toujours de l’appétit, mais de quel aliment avons-nous besoin, maintenant et tout de suite ?
Tous les ateliers, n’ont pas les mêmes besoins en fonction de leur maturité, de leur capacité à digérer. Certains doivent gagner en stabilité, ils ont besoin de « pareils », de pâtes pour ne pas dire de nouilles, qui nous ressemblent, qui ne poseront pas de problème, qui ne diront rien, ne produiront aucun gaz explosif. Certaines loges ont besoin de grossir, de prendre ou de reprendre des forces tranquillement. D’autres, doivent faire des choix différents. Certaines loges sont dans une impasse sanguine, elles meurent lentement, et il leur faut du sang neuf, un coup de boost. Là aussi, il s’agit de phases de développement. Et de dosage. Cet équilibre précaire ne tend qu’au déséquilibre. Un rien fait basculer la balance. Il y aurait donc une diététique maçonnique en dehors des agapes. Le recrutement, même s’il s’agit d’un terme provenant de l’entreprise, est une affaire sérieuse. Trop du même ingrédient peut conduire soit à une forme d’obésité morbide, soit à une mort lente. Mais l’inverse fonctionne aussi. Des aliments indigestes ou indigérables peuvent conduire à la crise de foi maçonnique.
C’est ainsi que certains apprentis jettent l’éponge au bout de quelques mois. Dans ce cas, le pourquoi du comment de la digestion maçonnique n’a pas été abordé au regard de l’ensemble des paramètres. Un excellent aliment peut ne pas être assimilable dans certains ateliers. C’est comme donner de la confiture au cochon. Dans le même ordre d’idée, il est des loges qui ont la nécessité de dégraisser, de perdre du poids ; c’est ce qui arrive parfois quand on parle de création de loge d’humeur. Trop lourd, gavé d’excellents maçons, un atelier ne parvient plus à trouver son rythme. Il s’épuise en vain. Et c’est copieux intellectuellement de constater que la notion « d’humeur » si elle évoque aujourd’hui le caractère persistant d’une personne correspondait autrefois aux liquides qui s’écoulait dans l’organisme[viii]. Comme quoi, rien ne se perd, rien ne sécrète, tout se transforme.
[i] Evangile de Mathieu chapitre 15, verset 11.
[ii] https://www.revuegestion.ca/besoins-et-motivations-une-nouvelle-pyramide-de-maslow
[iii] https://www.techno-science.net/glossaire-definition/Jean-Piaget-page-2.html
[iv] Concept principalement développé chez Epicure mais qu’on peut aussi retrouver chez les Bouddhistes. https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2021-1-page-103.htm
[v] Auguste Comte Sponville, PUF, 1195.
[vi] https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Digestion_et_appareil_digestif/1001674
[vii] Je ne suis pas l’auteur de cette expression mais je ne retrouve pas l’auteur. Je sais que notre frère Michel Meley aime l’employer.
… et aussi un chapitre du même dans Les mystères de l’Art Royal.
Merci de la précision! 😉
Merci de la précision Michel!
L’expression “initié initiable” se trouve chez O.Wirth dans le 1• tome de ” La FM rendue intelligible à ses adeptes”