On imagine sans peine que toutes les cultures formulent l’idée de lier, quelle que soit la variété de ses expressions. L’humain, animal social, ne pourrait se passer de lexiques propres à en définir la nature, entre autres dans le si vaste champ de l’obligation.
Le verbe latin *ligare signifie, sans surprise, lier, attacher au physique comme au moral.
Que ce soient la liane, la liasse ou le licol du chien de chasse limier qui entrave sa course folle derrière le gibier, que l’on nomme licteur le garde du consul antique qui brandit les faisceaux liés caractéristiques de sa fonction, que le lien soit qualificatif, de bon aloi, amoureux comme la liaison. Le ligament unit les éléments d’une articulation, la ligature se resserre jusqu’à ligoter argotiquement le prévenu.
Tout est affaire d’alliance au sein du complot auquel se rallient les ligueurs, ou de mésalliance quand l’entente se délie.
La reliure assemble solidement les feuillets d’un livre.
L’obligation, primitivement au sens moral, contraignait, vis-à-vis du dieu, au port d’un lien matériel qui la symbolisait, sous peine d’être désobligeant.
De là provient l’une des significations de la religion, c’est-à-dire le scrupule religieux matérialisé très visuellement par les *religiones, mot pluriel désignant les nœuds de paille qui maintenaient les poutres auxquelles on accrochait quelques brins tressés ou noués en guise de protection et de bienvenue.
Chaque tradition, depuis la plus haute antiquité, a sa manière spécifique de dessiner concrètement ce lien à la divinité, marquant ainsi l’astreinte aux obligations du culte.
C’est là toute l’ambiguïté étymologique du mot religion, aucun choix n’étant réellement possible entre ses deux provenances. A bien y regarder d’ailleurs, elles sont très proches, *relegere signifie cueillir pour rassembler, *religare retenir en liant.
*Relegere appartient au très vaste champ sémantique du *logos grec, abondamment préfixé ou suffixé, et du latin *legere, dire, choisir, non moins abondamment nourri.
Ce n’est pas le propos, ici, d’en donner le détail, mais cela fait réfléchir avec une autre profondeur sur les accointances entre le lien qui unifie les mots, donc la réflexion qu’ils sous-tendent, et l’intelligence et la logique qui devraient obligatoirement leur donner corps et substance. Par l’oral comme par la lecture…
Obligation, donc. Parce qu’il s’agit de cohérence entre les éléments quotidiens de la vie, qu’elle soit civile, civique, ou bien placée sous l’égide d’une divinité et de ceux, profanes ou religieux, qui s’arrogent le droit d’en définir les codes.
Voici quelques exemples de ces obligations plurielles qui ont semé le cheminement de notre société.
La première tentative de numérotation, si utile, des rues parisiennes date de 1726, pour substituer aux enseignes un numéro gravé aux portes cochères, facilitant ainsi l’orientation dans la grand-ville. Quelques décennies seront néanmoins nécessaires à l’application de cette mesure, tant était grande la réticence des aristocrates à se voir soumis à l’égalité d’un “vil numéro” comme les roturiers…
Sait-on que le stage était l’obligation incontournable pour un chevalier de résider dans le château du suzerain pour assurer sa défense ?
Ou encore que l’obligation pour une femme de cacher sa grossesse, spectacle jugé évidemment obscène, avait amené les couturières à inventer un bourrelet circulaire inséré dans l’ampleur de la robe, qu’on nommait “vertugadin“, qui devint un élément de mode, parfois jusqu’à 1,12 m de diamètre. La conséquence inattendue en fut l’obligation de façonner des chaises sans les bras qui entraveraient la position assise de ces dames, même non enceintes. Et voilà comment le fauteuil se fit chaise. A quoi ça tient tout de même !
Les obligations morales, quant à elles, ont toujours fait florès, assorties de menaces et de condamnations virulentes. Telles celles qui frappaient les grossesses illicites, même du fait d’un viol. Les fautives avaient obligation, sous peine de condamnation à mort, de déclarer le forfait, pour éviter toute tentative d’avortement ou, pire, d’infanticide.
Le viol par soldat ennemi étant le grand sport des guerres, c’est bien connu, lors de la Première Guerre mondiale, les femmes violées avaient droit de se faire avorter. Sinon, les enfants nés de ces viols donnaient lieu à des infanticides légaux, SAUF s’ils naissaient anormaux, auquel cas on les faisait vivre pour montrer combien les hommes allemands, dont ils étaient le fruit, étaient des hommes barbares…
L’obligation est toujours visiblement connotée, tel cet uniforme brun et jaune que devaient porter, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, les personnes en faillite jusqu’au remboursement de leurs dettes.
Ou l’étoile jaune de sinistre mémoire dans l’Europe des années nazies…
« Chaque homme a l’obligation de remettre au monde l’équivalent au moins de ce qu’il en retire. », disait Albert Einstein. On se prend à rêver d’un tel enrichissement…
Annick DROGOU
Le devoir ou l’obligation ? Autant le devoir se conjugue à l’impératif personnel, une sorte de flèche du destin dans le temps, autant l’obligation s’écrit au subjonctif, toujours relié à ce qui la précède. Le devoir serait-il le fruit d’un individualisme inspiré quand l’obligation nous ferait troupeau ? Ne crains pas : il n’y a rien de bas dans ce mot ; il faut aimer le troupeau, qui nous dit et crée semblables, qui nous fait nature. Car toute vie nous crée obligation, obligation de transmettre dans ce qui nous lie et relie. À nous de transformer cette solidarité naturelle en fraternité agissante.
Nulle entrave dans ce lien d’obligation. Ne t’imagine pas ficelé. Ce lien nous lie dans une fraternité de cordée. Il est des liens qui libèrent. Cet apparent oxymore inventé par le psychanalyste Jacques Lacan devrait nous inspirer. Chez Lacan, il s’agissait d’expliquer le lien transférentiel entre l’analysé et l’analyste, l’analyse ne consistant pas à être libéré de son symptôme mais « à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré ».
Je suis indéfectiblement ton obligé. Dis bien à notre contemporain, qui confond l’individualisme et l’esprit libertaire, que l’obligation n’est pas une punition. Il n’est d’obligation qu’émancipatrice si on veut bien s’en donner la peine, faire œuvre commune. Je suis le gardien de mon frère, pas comme un garde-chiourme mais comme un veilleur bienveillant. Fraternellement. Et à celui qui te parle de devoir, du grand devoir secret qui serait réalisation de soi, dis-lui, dis-lui doucement, dis-lui seulement, qu’il n’est de devoir que d’amour, notre plus belle obligation.